Vladimir TROUPLIN : L’Ordre de la Libération, « une chevalerie exceptionnelle »  

27 novembre 2017

Vladimir Trouplin est historien et conservateur du musée de l’ordre de la Libération depuis 17 ans. Il est auteur de nombreux ouvrages sur les Compagnons de la Libération, notamment le Dictionnaire des Compagnons de la Libération (Elytis 2010). Il est membre du conseil scientifique du musée du général Leclerc de Hauteclocque et de la Libération de Paris/ musée Jean Moulin (Ville de Paris) et de la Fondation de la France libre depuis 2007.

L’Ordre de la Libération, « une chevalerie exceptionnelle » 

L’Ordre de la Libération, fondé à Brazzaville le 16 novembre 1940 par l’ordonnance n°7, est l’une des toutes premières institutions dont se dote la France Libre. Sa création répond à une conjoncture calamiteuse (faiblesse des ralliements, échec de l’opération de Dakar en septembre 1940, risque de démotivation des troupes, combats fratricides engagés pour la prise du Gabon resté fidèle à Pétain) et à la nécessité pour le général de Gaulle d’affirmer ses prérogatives régaliennes de chef des Français Libres au moment même où, au lendemain de la rencontre Pétain-Hitler à Montoire, il dénonce, dans son manifeste de Brazzaville du 27 octobre, l’illégalité du régime de Vichy.

Dès ce mois d’octobre 1940, il se confie ainsi au commandant Thierry d’Argenlieu : Notre entreprise est hérissée de difficultés. Les Français seront lents à nous rallier. Le risque leur fait peur. Ils ont besoin d’être encouragés, stimulés. Je suis décidé à créer un insigne nouveau face à l’imprévisible conjoncture. L’ambition du Général n’est pas simplement d’instituer une nouvelle décoration mais de remplacer la Légion d’honneur qu’il n’est pas en mesure de décerner. Et c’est le professeur de droit René Cassin, rédacteur des statuts de l’Ordre, qui propose que ses membres portent le titre de « Compagnons de la Libération » plutôt que celui, prévu à l’origine, de « Croisés de la Libération ». L’étymologie du mot compagnon (celui avec qui on partage le pain) rappelle la cohésion et renforce le caractère égalitaire de l’Ordre qui ne comprend qu’un grade, même si, au départ, de Gaulle avait envisagé la possibilité, comme pour la croix de guerre, de pouvoir ajouter sur le ruban de la croix de la Libération des « barres » ou des « palmes ».

La médaille est un écu de bronze qui porte, à l’avers, un glaive (allégorie du combat) surchargé d’une croix de Lorraine (symbole de la France Libre) et, au revers, la devise Patriam servando victoriam Tulit (En servant la Patrie il a remporté la victoire) directement inspirée à la demande du Général de la dernière phrase du manifeste de Brazzaville (« Cette grande tâche, nous l’accomplirons pour la France, dans la conscience de la bien servir et dans la certitude de vaincre »). De Gaulle choisit également les couleurs du ruban qui mêle le noir du deuil (de la Patrie) au vert de l’espérance (de la victoire). Enfin, la croix de la Libération prend place au plus haut rang protocolaire, après la Légion d’honneur et avant la Médaille militaire.

Les Compagnons de la Libération sont nommés par décret du chef des Français Libres sur avis du Conseil de l’Ordre de la Libération. Ce Conseil est initialement composé des cinq premiers compagnons (le capitaine de vaisseau Thierry d’Argenlieu, le gouverneur Félix Eboué, l’officier de marine marchande Edmond Popieul, le lieutenant Emmanuel d’Harcourt et l’adjudant aviateur Henri Bouquillard) représentant, à dessein, par les origines, les armes et les grades, la diversité de la France Libre. Présidé par le chancelier Thierry d’Argenlieu, le Conseil étudie les dossiers de proposition qui sont soumis ensuite à la signature du général de Gaulle. Ce dernier peut cependant nommer directement des Compagnons, procédure fréquente, notamment en 1941, année où le Conseil ne se réunit qu’une fois, ses membres étant, par leurs diverses fonctions, très éloignés les uns des autres.

Dans les textes, les critères d’attribution sont peu précis, l’Ordre devant récompenser « les personnes ou les collectivités militaires et civiles qui se seront signalées dans l’œuvre de la libération de la France et de son Empire ». Tout un chacun peut donc se voir décerner la croix de la Libération mais, en réalité, à condition d’appartenir, pour reprendre les mots de Joseph Kessel, à ceux que la défaite de la France en 1940 n’a pas « ébloui » ; et donc de faire partie, à quelques rares exceptions, des pionniers de la Résistance (90% des Compagnons se sont engagés avant la fin de l’année 1941). Sont pris en compte en effet, d’abord l’engagement précoce dans la France Libre ou la Résistance mais aussi des conditions de ralliement difficiles et une somme d’actions marquantes et répétées. Les nominations restent délibérément très parcimonieuses selon la volonté du général de Gaulle pour qui les titres des Compagnons doivent être « hors de pair ». Cela dit, la croix de la Libération n’acquiert qu’au fil du temps, un prestige exceptionnel. A ses débuts, elle ne soulève pas l’enthousiasme chez les Français Libres qui y voient parfois la reproduction des travers de l’armée traditionnelle. Ainsi, lorsque le général de Gaulle procède à la première remise collective de 25 croix de la Libération sur le front des troupes, en Palestine en mai 1941, en prononçant les paroles « Nous vous reconnaissons comme notre Compagnon pour la libération de la France dans l’honneur et par la victoire », il est probable qu’aucun des récipiendaires, qui viennent de se distinguer en Libye ou en Erythrée, ne sait exactement de quoi il est décoré.

Au total, 1 038 personnes (dont un tiers ne survit pas à la guerre) ainsi que 18 unités militaires des Forces Françaises Libres et 5 communes (Nantes, Grenoble, Paris, Vassieux-en-Vercors et l’Ile de Sein) seront faites Compagnon de la Libération. Environ les trois quarts d’entre eux dont les origines sociale, culturelle et géographique sont multiples sont des Français Libres, les Résistants de l’intérieur représentant le dernier quart. L’Ordre comprend par ailleurs 72 étrangers et 25 nationalités différentes mais seulement 6 femmes.

« Chevalerie exceptionnelle » selon les termes de son fondateur, l’Ordre est, à ses yeux, le garant de l’orthodoxie française libre et résistante et c’est à ce titre que la médaille de la Résistance française, créée en février 1943, et ses 65 295 titulaires lui sont rattachés.

L’installation à Paris de l’Ordre de la Libération en septembre 1944 correspond à une période de forte activité de son Conseil, notamment en raison de l’instruction supplémentaire des dossiers de la Résistance intérieure. Désormais « sédentarisé », il est doté, l’année suivante, de la personnalité morale, d’un budget autonome et d’un statut proche de celui de la Légion d’honneur. Mais en janvier 1946, le départ du pouvoir du général de Gaulle entraîne la cessation d’attribution de la croix de la Libération. Dès lors, la fonction première du Conseil de l’Ordre, consistant à étudier les dossiers de proposition, disparaît. L’Ordre se tourne alors vers d’autres missions, en particulier l’entraide à l’égard des Compagnons et des familles en difficulté. Prévue par l’ordonnance du 26 août 1944, elle se matérialise par la création en 1948 d’une association, la Société d’entraide des Compagnons de la Libération, qui, jusqu’à sa dissolution en 2006, attribue secours et aide morale. Autre mission, depuis 1946, l’Ordre est l’organisateur de la commémoration annuelle de l’Appel du 18 juin au Mont-Valérien où doit être inhumé, le jour venu, dans la crypte du Mémorial de la France combattante, le dernier Compagnon de la Libération ; aujourd’hui, l’Ordre est également en charge de la commémoration annuelle de la mort du général de Gaulle à Colombey-les-deux-Eglises.

Depuis la fin de la guerre, le chancelier, 18e personnage de l’État dans l’ordre protocolaire, veille à la bonne marche de l’institution et à sa discipline ; il préside la Commission nationale de la médaille de la Résistance française dont l’Ordre de la Libération « assure le service » et remplit de nombreuses missions de représentation (inaugurations, hommages, colloques, etc.) en France et à l’étranger. Bien que maintenu dans son rang de second ordre national par les gouvernements successifs de la 4e République, l’Ordre a marqué un certain repli sur lui-même jusqu’au retour aux affaires de son fondateur et grand-maître en 1958. Ce dernier, en attribuant exceptionnellement la Croix de la Libération à Winston Churchill puis, en 1960, au roi George VI et surtout en installant en 1965 l’Ordre de la Libération aux Invalides, haut-lieu du patrimoine militaire national, lui rend un éclat nouveau.

La présidence de Charles de Gaulle, est aussi l’occasion de préciser les conditions de nomination par les pouvoirs publics du chancelier (par décret pour un mandat de 4 ans renouvelables), comblant ainsi les vides juridiques en la matière laissés par le départ du Général en 1946. Par ailleurs, conscient de son caractère éphémère lié au non renouvellement de ses membres, l’Ordre entrevoit, à la même époque, la nécessité de préserver sa mémoire. Le premier exemple en est donné par le général François Ingold, qui succède comme chancelier à l’amiral Thierry d’Argenlieu en 1958, et qui rédige le Mémorial des Compagnons 1940-1945, livre consacré aux 317 compagnons morts pendant la guerre. Son successeur, Claude Hettier de Boislambert (1962-1978) est lui le fondateur, avec son épouse, du musée de l’Ordre de la Libération qui ouvre ses portes en 1970. La question de la pérennité de l’Ordre, avec la disparition progressive de ses membres, se fait plus pressante dans la décennie suivante et c’est le général Jean Simon, chancelier de 1978 à 2002, qui initie jusqu’à son adoption en 1999, la loi créant le Conseil national des communes « Compagnon de la Libération ». Ses successeurs, le général de Boissieu (2002-2006), Pierre Messmer (2006-2007), François Jacob (2007-2011) et Fred Moore (2011-2017) ont poursuivi les travaux de mise en application de cette loi qui est entrée en vigueur le 16 novembre 2012.

Ayant depuis lors à sa tête un délégué national en lieu et place du chancelier, l’Ordre de la Libération a mené à bien la rénovation complète de son musée (2012-2016), dont les riches collections sont l’indispensable support à la transmission, en particulier aux jeunes générations, des valeurs morales et citoyennes portées par les Compagnons de la Libération et par les médaillés de la Résistance française.

Vladimir Trouplin

Conservateur du musée de l’ordre de la Libération

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