Trois questions à Claude Pennetier

3 mai 2021

Claude Pennetier, chercheur CNRS (H), directeur du Maitron, vice-président de l’association pour un Maitron des fusillés, info@maitron.com (siège, Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, Campus Condorcet, 5 cours de Humanités 93322 Aubervilliers Cedex

1-Pourquoi avoir rédigé un dictionnaire des fusillés, guillotinés, exécutés et massacrés de 1940 à 1944 ?

Il y a une quinzaine d’années, avec Jean-Pierre Besse (1949-2012), nous avons pensé que l’absence de dictionnaire biographique des victimes de la répression en France pendant la Seconde Guerre mondiale était insupportable. Notre pratique du Maitron, dictionnaire biographique du mouvement social nous faisait penser qu’en élargissant et renouvelant nos réseaux, ce chantier était ambitieux mais pas impossible. Dans le même temps, Jean-Pierre Besse et Thomas Pouty écrivaient Les Fusillés, répression et exécution pendant l’Occupation (1940-1944) (Éditions de l’Atelier, 2006) livre qui donnait de solides définitions des différentes catégories de victimes et les premiers résultats sur les fusillés par condamnation et les otages, deux groupes mieux documentés par les archives et les plus présents dans les littératures historique et mémorielle. Si pour les fusillés, au sens stricto sensu, c’est-à-dire après condamnation à mort, le cadre était présent, le vocabulaire « fusillé », qui bien qu’ayant évolué dans le temps, demandait une mise en lumière. Il avait souvent pris à la Libération une forme générique qui faisait de toute victime d’une mort violente par les forces d’occupation un fusillé. Mais, était posée la question des exécutés sommaires, c’est-à-dire sans procès, et dans des formes diverses qui vont de la fusillade à la mitraillade, en passant par le coup de revolver dans la nuque, le jet dans le vide, la noyade ou la crémation. S’y ajoutaient les morts sous la torture, les suicidés pour ne pas parler et les disparitions définitives sans traces. Comment différencier les exécutés sommaires des « morts en action », vocabulaire que nous avons préféré à « mort au combat » pour ouvrir plus largement la sélection, en effet, on peut mourir en action dans un sabotage ou une opération à risques. Ainsi un résistant mort en transportant ou en posant une bombe est mort en action. Sur le terrain de la liquidation des maquis, nous tenons, non sans difficultés, à différencier les exécutés sommaires des morts en action, mais les sources ne permettent pas toujours d’y voir clair et de trancher définitivement.

Nous avons décidé, pour pouvoir confronter les corpus, d’élargir notre enquête en traitant des cas, souvent peu documentés, des massacrés, ceux qui sont là au mauvais moment et au mauvais endroit, victimes totalement innocentes de troupes allemandes, des troupes italiennes (dans une faible proportion) et des forces de répression du Gouvernement de Vichy, pour l’essentiel de la Milice ou des milices (voir en Bretagne le Bezen Perrot) et des GMR (Groupe mobile de réserve). Le massacre de populations civiles (et d’ailleurs de militaires désarmés, pensons aux soldats coloniaux) commence dès l’entrée des troupes allemandes et connait une croissance exponentielle après le débarquement du 6 juin 1944.

L’idée était au départ, de s’en tenir à la répression dans l’hexagone pour ne pas entrer sur le chantier de la déportation qui fait l’objet d’autres recherches, notamment par la Fondation pour la Mémoire de la Déportation. Il est cependant apparu trois réserves dont nous avons tenu compte en élargissant nos critères de sélection.

-La plus importante concerne l’Alsace-Moselle pour laquelle la limite de la France n’a pas de sens en raison de son statut spécifique de territoire annexé au Reich, et donc la répression s’exerce sur le territoire du Reich, qu’il s’agisse de la condamnation, de l’emprisonnement et de l’exécution.

-On sait que si des femmes peuvent être condamnées à mort par les tribunaux allemands en France, elles ne sont pas exécutées dans l’hexagone (sauf rarissimes exceptions, comme dans la « zone rattachée au commandant allemand de Bruxelles »), pour ne pas en faire des martyrs ni des combattantes à part entière, elles sont envoyées dans le silence dans les prisons allemandes, souvent à nouveau jugées et guillotinées. Quelques hommes sont dans le même cas, souvent parce que leur appartenance à des réseaux de renseignement et de communication nécessite de les garder en vie car porteurs d’informations, donc de les interroger à nouveau puis de les exécuter lorsqu’ils ne sont plus utiles.

-Enfin le cas des colonies nécessite de se pencher sur les quelques victimes du pouvoir vichyste, notamment en Algérie ou à Dakar.

L’ensemble des biographies traitées représente actuellement 27 500 noms, avec une grande diversité géographique (parfois, il faut le dire, due à l’investissement inégal de nos équipes régionales) et une diversité chronologique.

2-Combien de Morts pour la France avez-vous recensés dans votre ouvrage ? Quelle est la chronologie de ces massacres ?

 Nous avons d’abord publié en 2015 un dictionnaire, sur papier, des Fusillés par condamnation et comme otages comprenant 4300 notices (4425 en tout car y ont été ajoutés des exemples de notices de femmes, d’exécutés sommaires et de morts sous la torture) puis nous avons décidé de réviser ces notices et de les reprendre sur le site https://40-44.maitron.fr, et surtout d’aller plus loin dans la collecte en publiant en ligne les notices des exécutés sommaires, des massacrés, des morts en action. Nous arriverons sans doute à un chiffre entre 35 000 et 40 000 pour l’ensemble des victimes dont quelque 14~000 ou 15 000 relevant explicitement du vocabulaire « fusillé », car ce sont les catégories des « morts en action et de « massacrés » que les nouvelles recherches font grossir.

La situation varie selon les catégories :

– Celle des « otages » concerne la politique allemande des otages pratiquée de 1941 à 1943, elle comporte quelque 830 noms et elle ne bougera guère. Pour les otages abattus en 1940 et 1944 nous avons préféré la formulation « exécuté en représailles » : 78 en 1940, hors militaires massacrés, (mais c’est très sous-estimé), 1521 en 1944 (ce chiffre a vocation à progresser avec les recherches régionales).

-Les fusillés après condamnation à mort représentent 3814 personnes qui se décomposent ainsi : fusillés par les Allemands en France 3362, guillotinés ou pendus par les Allemands dans les prisons allemandes 232 (hors des camps de concentration), fusillés par les Italiens 15, condamnés par Vichy et exécutés en France au moins 220 (chiffre à revoir à la hausse). Sans oublier les 10 condamnés à mort suicidés juste avant leur fusillade pour ne pas être fusillés par les Allemands…

-Le corpus le plus important est celui des Résistants fusillés et exécutés sommairement, sans procès : 11 000 cas, chiffre en augmentation avec le travail systématique par département. S’y s’ajoutent 300 morts sous la torture ou suicidés, il est souvent difficile de différencier ces deux situations car leurs bourreaux préfèrent les déclarer suicidés que morts de leurs tortures.

-Morts en action en dehors de combats de l’armée régulière. 5618 notices sont établies.

-Civils massacrés, tués sans représenter un danger pour l’adversaire. Nous en avons recensé 5648 mais ce n’est qu’une première enquête.

3-Que pouvez-vous nous dire sur la répartition territoriale des lieux d’exécution en France ?

Nous avons pour objectif de bien marquer dans le territoire la localisation des exécutions. Ainsi nous présentons des monographies de lieux, 840 à ce jour, plus de 1000 à terme. Chacune donne la localisation et la chronologie des faits, les circonstances, l’ampleur et la caractérisation des exécutions puis la liste des noms avec des renvois aux biographies. En fait nous avons repéré 5 100 lieux de morts dans les biographies mais nous ne retenons comme lieux d’exécution devant faire l’objet d’une monographie, que les tueries concernant plusieurs victimes, de quatre personnes à plusieurs centaines. Souvent les exécutions sont ponctuelles, limitées dans le temps, parfois elles durent plusieurs jours, et dans le cas de stands de tir elles se reproduisent sur plusieurs années.

La localisation varie avec les périodes et les types d’exécutions. Tout commence par les massacres perpétués par les armées allemandes en mai-juin 1940, principalement, mais pas uniquement, par la 3e Panzerdivision SS Totenkopf, une vingtaine de lieux dont l’inventaire et l’identification des victimes sont loin d’être définitifs : victimes originaires de l’hexagone dans le Pas-de-Calais, le Nord, l’Oise et aussi Malgaches, Sénégalaises, Guinéennes, Britanniques…

Au-delà de la répression mise en œuvre par le gouvernement de Vichy et du cas de Jacques Bonsergent fusillé au fort de Vincennes le 23 décembre 1940, les premières exécutions organisées par le MBF (Militärbebefehlshaber) sont fixées par le « code des otages » du 28~septembre 1941 et débutent en fait en Zone nord en août 1941 à la Vallée-aux-Loups à Châtenay-Malabry, puis au Mont-Valérien (Suresnes) avec l’ampleur et la durée que l’on connait ; Le relais est pris par Nantes, Châteaubriant puis le camp de Souge (Gironde, vers Bordeaux) et La Maltière (Saint-Jacques-de-la-Lande, Rennes), Caen, Arras, dans le cadre de la politique allemande des otages et des condamnations à mort. Dans ce cas, les biographies des fusillés sont bien documentées, notamment grâce aux dossiers du SHD de Caen et de Vincennes. Les lieux de fusillades, pour l’essentiel des stands de tir existants, situés à la périphérie des chefs-lieux de département où siègent les tribunaux militaires des Feldkommandanturen se multiplient en 1942, à Paris (Balard), en province (camp du Ruchard vers Tours, Saint-Jacques de la Lande, Biard vers Poitiers, Belbeille (Angers), Champigneul (Meurthe-Moselle), Bondues (Nord), Le Vert Galant ( Lille), Épinal pour les Vosges, Égriselle-le-Bocage (Yonne), Citadelle d’Amiens, Saint-Jean-de-la-Ruelle (Orléans)…). Un changement de politique répressive allemande prend forme à l’été 1942 : la politique des otages est vouée à l’échec, et l’autorité passe de l’administration militaire aux SS.

La géographie des lieux d’exécution évolue avec l’invasion de la zone sud par la Wehrmacht en novembre 1942. Sans négliger la « zone Nord » (terrain du Bêle à Nantes, Besançon, Dijon) et la « zone rattachée à Bruxelles » (Arras, Lille), comme d’ailleurs l’Alsace (fusillades au camp de Natzweiler), la répression marque de plus en plus le centre, sud-est, le sud-ouest. Biard (Vienne) s’impose comme un lieu de fusillade. La répression déborde les formes dites légales pour faire place aux exécutions sommaires de maquisards capturés non protégés par les conventions internationales et aux massacres. Les débuts des maquis favorisent les crimes de guerre en 1943, ainsi dans l’Ardèche (Malarce-sur-la-Thines), la Creuse (Maisonnisses), l’Ariège (Camarade), le Puy-de-Dôme.

L’année 1944 est marquée par une explosion de la répression et une multiplication des lieux, avant même le 6 juin, ainsi en Dordogne avec un acharnement sur les réfugiés juifs, et plus encore après les débarquements de Normandie et Provence. La puissance grandissante des maquis pousse les troupes allemandes à multiplier les formes de répression. Les exécutions de Signes (Var) décapitent les élites de la résistance provençale. L’évacuation des prisons devant l’offensive alliée provoque des exécutions en nombre, à Caen, Toulouse, Montluçon, Lyon où le site de La Doua (Villeurbanne) permet des fusillades en nombre, et aussi à Saint-Genis-Laval où sont liquidés des prisonniers du Fort Monluc. Le départ des Allemands de la prison de Fresnes entraine l’exécution des femmes détenues pour activité de renseignement (service radio).

Si la Bretagne est cruellement impactée par les efforts désespérés d’anéantissement des maquis (Saint-Marcel, centre Bretagne), la Savoie-Haute-Savoie, le Jura (Saligney) et bien sûr la Drôme et l’Isère ne sont pas épargnées. Les exécutions d’Ugine (Savoie), de Communay (Isère, Rhône) en témoignent, comme celles du Vercors, des Glières et du Mont-Mouchet.

Le repli dans l’inquiétude des troupes allemandes, notamment des divisions SS (Das Reich), entraîne la multiplication des scènes de crime de guerre dans le sud-ouest (Ariège, Haute-Garonne, Gers, Aveyron) et aux confins du Massif-Central avec les massacres d’Argenton (Indre), Tulle (Corrèze) et d’Oradour (Haute-Vienne) et bien d’autres plus limités en nombre de victimes mais non moins cruelles. Les massacres de masse touchent aussi l’Indre-et-Loire à Maillé, et même fin août 1944 la vallée de la Sault (Meuse), Sainte-Radegonde (Aveyron), Bron (Rhône), Buchères (Aube)…

Au final, plus de la moitié des temps forts de répression se place entre juin et septembre 1944, avec un rôle plus fort de la torture, de la violence gratuite, de l’exécution des femmes, des incendies, des noyades, des pendaisons.

Notre liste des lieux d’exécution et de mémoire est d’ores et déjà disponible par département (https://fusilles-40-44.maitron.fr/?page=lieux). Elle sera complétée par une répartition chronologique.

Cette grande base de données biographiques et thématiques est dans un état de grand avancement. Elle progressera jusqu’en 2024 (pour les 80 ans de la Libération) avec un réseau de correspondants départementaux, avec le soutien de l’association « Pour un Maitron des fusillés » (présidée par Dominique Tantin), du CNRS (Centre d’histoire sociale des mondes contemporains, Paul Boulland), des Universités (Paris I, Caen). Sans oublier l’apport précieux des familles et des associations mémorielles. Elle aboutira à un grand colloque et à diverses valorisations. « L’Avenir nous redonnera la place qui nous convient » écrivait le fusillé Georges Pitard fusillé au Mont-Valérien le 20 septembre 1941. Tel est bien l’objectif principal du Maitron des fusillés et exécutés. Vaste programme, grande ambition.

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