Œil de l’Historienne, Tiphaine Zetlaoui

3 janvier 2023

Tiphaine Zetlaoui est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université catholique de Lille. Membre des laboratoires de recherche MUSE et ETHICS, elle centre ses recherches sur l’articulation entre les pouvoirs publics, les technologies numériques et la communication d’influence. Elle a assumé la responsabilité éditoriale de numéros et de dossiers, a publié un ouvrage et de nombreux articles sur la société numérique et l’histoire des télécommunications. Elle est depuis 2017 co-responsable éditoriale de la revue universitaire Culture Com’ et est responsable depuis septembre 2022 du master de Communication d’influence à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université catholique de Lille.

Pour retracer l’Histoire du développement de l’Internet en France, il nous semble intéressant de revenir sur les grandes étapes qui marquent, non pas son évolution technique, laquelle est complexe à saisir, à restituer et ennuyeuse à lire lorsque l’on n’est pas technophile, mais qui jalonnent son expansion sociétale, multisectorielle et idéologique.

Il faut pointer pour cela, le rôle des instances européennes et l’influence qu’elles ont eue sur l’État français en montrant la manière dont les dirigeants ont mis en œuvre un certain nombre d’actions pour favoriser et encadrer l’essor d’un réseau dont l’ascension il faut le reconnaître, est fulgurante. La quête de ces origines nous conduit indéniablement à introduire des éléments de comparaison. D’une part avec d’autres réseaux dont les modalités de fonctionnement sont proches tels que les réseaux télématiques ou de télégraphie électrique. D’autre part avec des pays pionniers comme les Etats-Unis qui ont non seulement été à l’origine de la découverte de l’Internet mais qui ont été aussi en avance sur sa diffusion. Ces détours nous permettent d’apporter un regard critique sur cette histoire dont les enjeux de pouvoir méritent d’être pris en ligne de compte tant ils sont forts.

Les origines françaises de l’Internet

Pour quelles raisons la France s’est-elle lancée dans le déploiement de l’Internet alors qu’elle bénéficiait de réseaux technologiques performants (télématiques/minitel) ? L’influence de l’Europe est patente si l’on s’en tient aux rapports européens produits sur la question du développement des réseaux de télécommunication au début des années 90. L’ensemble des pays européens sont ainsi invités voire sommés de mettre en place des programmes de numérisation nationaux afin de combler le retard qu’ils prennent au regard de la position des grandes puissances économiques telles que les Etats-Unis. Le contenu du rapport européen de Martin Bangemann est emblématique de ce mot d’ordre dont il est difficile de se départir lorsque l’on est le chef d’un État européen. S’en suit une succession de programmes gouvernementaux mis en place par leur chef de file, Laurent Juppé en 1995, Lionel Jospin en 1997 puis Jean-Pierre Raffarin en 2003 pour impulser, financer, encadrer le développement des réseaux numériques (Internet/Intranet) sur le territoire français. Plus fondamentalement, ces programmes s’adossent à un ensemble de directives européennes qui sont transposées en droit français sous forme de lois dont la plus emblématique est celle du 5 janvier 1997 qui stipule la libéralisation totale du marché des télécommunications et la création de l’Autorité de Régulation des Télécommunications (ART). Cette entité est la première Autorité de Régulation Indépendante en charge de l’Internet (actuelle ARCOM : Autorité publique française de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique) dont les missions principales sont de délivrer des autorisations aux opérateurs publics et privés souhaitant installer des infrastructures et fournir des services en lien avec l’Internet et de veiller à ce que les acteurs respectent les règles de la concurrence et celles contenues dans leur cahier des charges.

Pour symboliquement justifier ces programmes nationaux, les instances parlementaires et les gouvernants français produisent de nombreux rapports et discours en mettant l’accent sur la nécessité d’entrer dans la société de l’Information et de la Communication. Les réseaux numériques sont loués et qualifiés de révolutionnaires, ils sont censés apporter plus de prospérité économique, sociale, culturelle… aux hommes et aux sociétés qui les déploieraient. Ces approches mettent en avant une vision utopique de la réalité qui n’est pas sans rappeler celle que les dirigeants expriment au sujet des réseaux informatiques de type télématique ou de télégraphie électrique. Nous pouvons à certains égards parler de vision techno-prophétique, laquelle accompagne la plupart des innovations issues du secteur des télécommunications qui se diffusent depuis deux siècles en France. Ainsi au XIXe siècle sous le règne de Napoléon III, ce type de conception est privilégiée dans les hautes sphères de l’Etat, là où les Saint-Simoniens, ingénieurs utopistes, exercent une influence notable. À titre d’exemple, des arguments avancés en 1853 par le député Charles-Marie de Bryas pour conforter l’accès du télégraphe électrique à la population sont empreints d’optimisme. Comme il l’explique devant l’Assemblée : « Grâce au réseau électrique, l’échange économique entre les pays est facilité. La télégraphie électrique est appelée à faire une révolution dans la façon de traiter les affaires entre des places de commerce situées à de grandes distances, le négociant du Havre demande des huiles à Marseille, des vins à Bordeaux, de l’indigo à Londres… » (Discours parlementaire du 2 mai 1853 in Lavialle de Lameillère. Documents législatifs sur la télégraphie électrique en France. Paris : Auguste Durand et Eugène Lacroix, 1865, p. 15).  

Les formules employées dans les rapports anciens ou contemporains mettent toujours en exergue un aspect positif de manière à ce que celui-ci ait une place prédominante. Si par exemple le sénateur Franck Sérusclat évoque en 1997, un ordre d’idée dichotomique au sujet de l’Internet « Les nouveaux moyens de communication, d’échanges entre les hommes apportent avec eux le pire et le meilleur », la perspective qu’il adopte dans son rapport est optimiste. Le réseau Internet est en général caractérisé selon un registre terminologique principalement positif qui prend globalement appui sur les substantifs et adjectifs suivants : « informationnel », « communicationnel », « interactif », « transparent », « ouvert », « intelligent » ou « horizontal ». En revanche, le vocabulaire négativement connoté fait figure d’exception. Force est d’observer que ce sont les Etats-Unis qui sont les plus à même d’incarner cette utopie technologique de la communication, c’est-à-dire là où l’Internet a été créé.

Les origines américaines de l’Internet et ses luttes de pouvoir

Il est communément admis que l’Internet a été découvert aux États-Unis dans un contexte militaire de guerre froide. L’agence de recherche de l’armée américaine conçoit les premiers protocoles de transmission du réseau ARPANET (le futur Internet) dans les années 50 animée par l’idée de construire un réseau qui résisterait aux attaques de l’ennemi. Si, l’origine du réseau peut sembler militaire, l’histoire est en fait bien plus complexe. Très rapidement, les découvertes et les expérimentations qui sont menées dépassent le domaine de la Défense nationale. Plusieurs universités se connectent par l’intermédiaire de leurs propres réseaux (Usenet) alors que les premiers logiciels de connexion apparaissent, certains d’entre eux sont commercialisés par des entreprises (Bell Firm) ou fabriqués par des étudiants ou jeunes bricoleurs ingénieux qui traînent près des universités. L’atmosphère des campus est propice à la créativité, l’entreprenariat et l’anarchie. Des mouvances de pensée marginalisées et contestataires commencent à se constituer tels que les hippies et les libertariens. Plusieurs dynamiques socio-culturelles se côtoient et s’entrechoquent, les militaires et les valeurs liées au secret d’un côté, les anarchistes et les principes relevant de la transparence de l’autre. Les groupes contre-culturels rassemblent des hackers qui créent des réseaux et des logiciels libres en défiant les principes bourgeois et conservateurs de la société capitaliste qui s’affirme, le droit de possession d’une information, d’une donnée quelque qu’elle soit n’ayant pas lieu d’être pour eux au nom du respect des valeurs d’égalité, d’ouverture sociale et de liberté d’expression. L’information doit ainsi circuler aussi librement que possible. Cet adage est toujours d’actualité, il est au cœur de certains messages qu’une partie de la population revendique. Celle-ci est représentée par le biais d’associations comme la Quadrature du net qui défend un Internet totalement libre en essayant d’influencer les projets de loi des parlementaires. Certains de ces aspects font d’ailleurs échos à des scénarios qu’imaginaient des penseurs américains comme le mathématicien ingénieurs du Massachussetts Institute Technology (MIT), Norbert Wiener. En 1948, il rêvait d’une société dans laquelle les hommes arriveraient à neutraliser et à éradiquer les barbaries et le chaos par le biais de réseaux cybernétiques qui aideraient les hommes à s’auto-gouverner. Quoiqu’il en soit, il n’est pas étonnant de voir au début des années 90 à la fin de la guerre froide, après l’effondrement du mur de Berlin et du bloc soviétique, un Internet mondial apparaître grâce à la mise en place du World Wide Web (3W) dont le protocole technique a été découvert par le britannique Tim Berners-Lee.

La question de la manière dont l’Internet est régulé est une affaire éminemment idéologique. Si les vertus d’une société « décentralisée », « ouverte » et de « partage » sont défendues dans les rapports européens et nationaux, les questions de régulation/dé-régulation donnent lieu à des débats politiques. La loi HADOPI (Haute Autorité pour la Diffusion des oeuvres et la protection des Droits sur Internet) contre le piratage des œuvres culturelles est emblématique de la manière dont le sujet des droits d’auteur a été traité à l’Assemblée Nationale et a été politisé. Pour éviter la politisation des sujets, il existe une cellule spécialisée au sein du paysage parlementaire : l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST). Créée en 1983, elle joue un rôle particulièrement important dans les années 1990 en amorçant un mouvement d’institutionnalisation des controverses scientifiques concernant le nucléaire, l’amiante et les infrastructures numériques dont les antennes mobiles. Celle-ci s’appuie sur l’avis d’experts et d’acteurs issus du terrain et consultés lors d’assemblées. Une série de débats d’ordre éthique est organisée sur le danger par exemple sanitaire et environnemental des technologies sans fil (mobiles, tablettes WiFi…) où s’affrontent divers membres de la communauté scientifique et d’associations d’habitants résidant à proximité d’antennes relais. Leur nocivité a pu être avérée, il s’en est alors suivi la création d’une Agence spécialisée française de Sécurité Sanitaire Environnementale (ASFSSE) et l’adoption de mesures par les parlementaires qui agissent en termes de risque et au nom du principe de précaution. Pour conclure, force est de constater que l’expansion du réseau Internet n’est pas prêt de s’arrêter. On parle même d’un Internet des objets, de villes intelligentes, d’Homme (ou de soldat) augmenté par des technologies et réseaux numériques ; aucun argument ne semble assez fort pour mettre fin à ce processus d’expansion qui articule l’idée de progrès socio-humain à celle de performance technologique. Rappelons une dernière fois que l’Internet a été créé pour qu’il résiste à des attaques…nucléaires….

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