L’œil des Historiens

2 octobre 2023

Michel Goya et Christian Taoutel


Déroute à Beyrouth – Michel GOYA

Michel Goya est un militaire et historien français. Colonel des troupes de marine, il devient ensuite enseignant et auteur spécialisé dans l’histoire militaire et l’analyse de conflits. Il est également membre du comité éditorial de la revue bimestrielle « Guerres et Histoires » lancée en 2011.

La France dans la Force multinationale de sécurité à Beyrouth (1982-1984)

L’opération Diodon a coûté la vie à 89 soldats français en dix mois de septembre 1982 à mars 1984 pour un bilan humiliant. Quarante ans plus tard, il n’est pas inutile de revenir sur la plus grande défaite militaire de la France depuis la fin de la guerre d’Algérie.

Une micro-guerre mondiale

Lorsque les Occidentaux interviennent à Beyrouth en 1982, la guerre civile libanaise dure déjà depuis sept ans. Ce conflit est d’abord un affrontement entre le Front libanais chrétien et la coalition islamo-progressiste, alliée aux Palestiniens dont l’archipel des camps constitue un proto-Etat autonome. Les combats sont particulièrement violents dans la capitale, coupée en deux entre l’ouest musulman et l’est chrétien par une « ligne verte ». La guerre prend vite une dimension régionale avec l’alliance des chrétiens maronites et de la Syrie qui intervient militairement en 1976 et occupe Beyrouth. Conformément aux accords de Riyad (novembre 1976) l’armée syrienne est inclue dans la Force arabe de dissuasion (FAD) reconnue par tous les belligérants.

Les combats s’arrêtent jusqu’à ce que le parti Kataëb de Bachir Gémayel s’impose par la force aux autres mouvements chrétiens et se retourne contre les Syriens vus désormais comme des occupants. Les combats reprennent en février 1978. En mars, l’armée israélienne lance une opération limitée jusqu’au fleuve Litani pour détruire les organisations palestiniennes qui se servent du territoire du Sud-Liban comme base d’opérations. La Force intérimaire des Nations unies au Liban (FINUL) est mise en place. Elle n’empêche en rien les Israéliens de revenir une nouvelle fois en juin 1982 avec des moyens et des ambitions beaucoup plus importants. En une semaine, l’armée israélienne repousse l’armée syrienne dans la plaine de la Békaa et assiège les combattants de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) réfugiés dans Beyrouth Ouest. Il y a alors 150 000 combattants de dix-huit nationalités (dont les 8 000 Casques bleus de la FINUL) sur un territoire grand comme le département de la Gironde. Bachir Gémayel devient Président de la République du Liban porteur de l’espoir de règlement des conflits entremêlés.

La force multinationale d’interposition

Le 12 août, après deux mois de siège et alors que la tension est à son comble au Proche Orient, les Etats-Unis imposent l’idée d’un cessez-le-feu et l’envoi à Beyrouth d’une force multinationale d’interposition (FMI) afin de protéger le départ simultané de l’OLP et de l’armée israélienne. La France et l’Italie acceptent d’y participer. La mission de cette FMI, limitée à un mois et à un volume de 2 000 hommes, est triple : assurer la sécurité physique des combattants palestiniens en instance de départ de Beyrouth, assurer la sécurité physique des autres habitants de la région de Beyrouth et y favoriser la restauration de la souveraineté du gouvernement libanais. La FMI est une force d’interposition, finalement guère différente dans son esprit de la FINUL, à ce détail près que les contingents restent sous commandement national.

L’aéroport étant aux mains des Israéliens, c’est par le port que la FMI pénètre dans Beyrouth. Pour les Français, c’est l’opération Olifant qui mobilise une partie importante des moyens de la Marine nationale depuis Toulon et le port chypriote de Larnaka. Les légionnaires du 2e Régiment étranger de parachutistes (REP) sont les premiers à débarquer, le 21 août, pour sécuriser le port jusqu’à la relève par les Américains, le 25. Le 26, le reliquat des forces françaises et le contingent italien viennent compléter le dispositif. Avec 850 hommes, les légionnaires et marsouins de l’opération Epaulard constituent le contingent le plus important.

Le départ des combattants palestiniens par mer s’achève sans incident le 31 août avec l’évacuation de Yasser Arafat. Le détachement français est alors sur la ligne verte pour escorter les convois évacuant les Palestiniens et certains éléments syriens en direction de la Syrie. Au 1er septembre, 11 000 membres de l’OLP ont été évacués dans le monde arabe. La FMI, et le 3e Régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) en premier lieu, aident alors la petite armée libanaise à reprendre le contrôle de Beyrouth Ouest. Grâce au petit détachement du 17e Régiment de génie parachutiste (RGP) les rues sont dépolluées tandis que la population revient dans les quartiers placés sous la protection des Français.

La mission est cependant interrompue plus tôt que prévu par la décision unilatérale des Américains qui décident de mettre fin à leur participation le 10 septembre, suivis deux jours plus tard par les Italiens. La France, accusée par ailleurs d’être trop favorable aux Palestiniens, peut difficilement poursuivre seule. L’opération Epaulard prend fin le 13 septembre. Au prix de trois marsouins blessés, elle est considérée comme un succès.

La mise en place d’un colosse aux pieds d’argile

Le lendemain même du départ des derniers Français, Bachir Gémayel est assassiné. L’armée israélienne en repli revient immédiatement dans Beyrouth et cerne les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila où on soupçonne la présence résiduelle de combattants de l’OLP. Le 16 septembre, des phalangistes chrétiens, partisans de Gémayel, pénètrent dans les camps et se livrent pendant deux jours au massacre de civils (le nombre des victimes varie entre 700 et 3 500). L’émotion est immense dans le monde entier.

Le 19 septembre, le Conseil de sécurité des Nations Unies adopte la résolution 521 qui propose l’intervention d’une nouvelle force multinationale. Celle-ci est demandée le même jour par le gouvernement libanais. La FINUL propose d’intervenir mais cette solution ne plait ni aux Israéliens ni surtout au gouvernement libanais, sceptiques sur l’efficacité des Casques bleus. Sous l’impulsion des Etats-Unis, toujours soucieux d’accroître leur influence dans la région, les trois alliés de la FMI et le Liban s’accordent par échanges de lettres sur le retour de leurs contingents. Il est bien proposé à d’autres pays de participer à la force mais seuls les Britanniques y répondront en envoyant une unité de renseignement d’une centaine d’hommes en février 1983. Le 24 septembre, la Force Multinationale de Sécurité à Beyrouth (FMSB) est créée et commence à se mettre en place dans Beyrouth Ouest. Sa mission principale, sans limite de temps, est d’appuyer les forces armées du gouvernement libanais dans la protection des populations civiles dans Beyrouth et ses alentours. Le caractère très large de cette mission laisse cependant place à autant d’interprétations que de membres. Si tout le monde est d’accord pour aider matériellement les forces armées libanaises (FAL), les avis divergent sur l’emploi des forces.

Pour l’administration Reagan, soucieuse d’éviter la qualification de guerre ou d’opération de guerre qui nécessiterait un vote du Congrès, la FMSB a une fonction essentiellement dissuasive. Les 1 200 Marines s’installent autour de l’aéroport au sud de Beyrouth ouest, avec des moyens lourds, chars de bataille, pièces d’artillerie, hélicoptères d’attaque, etc. mais avec de grandes restrictions dans l’ouverture du feu et la consigne de ne pas bouger de ses emprises. Les 1 200 Italiens sont au centre du dispositif et se concentrent sur la surveillance des camps palestiniens de Chatila et Bourj-el-Brajneh et l’aide humanitaire.

Au Nord, les 1 160 Français de l’opération Diodon sont renforcés au bout de quelques jours par un bataillon « prêtée » par la FINUL et un autre venu de métropole en février 1983, pour atteindre un effectif total de 2 000 hommes, relevés tous les quatre mois. Répartis sur 35 postes et reprenant des habitudes héritées des opérations en Afrique, ce sont les seuls à aller sciemment au contact de la population que ce soit par une présence « militaire » (points de contrôle, patrouilles, missions de dépollution) ou plus informelle (achats auprès des commerçants locaux, footings, aides à la population, etc.). Cette approche permet de montrer la force à la population et, surtout, par les renseignements et la sympathie qu’elle procure, elle apporte une « protection invisible » souvent plus efficace que les murs de sacs à terre.

Les Français, comme les Italiens, peuvent faire usage de leurs armes pour leur autodéfense et protéger les camps palestiniens (le camp de Sabra est dans la zone française) mais, contrairement aux Américains, aussi pour appuyer les FAL. Dans les faits, les règles seront très restrictives. Le « soldat de la paix », concept nouveau, n’est pas là pour combattre.

Cette force à terre en appui des FAL, est elle-même appuyée par une puissante force navale croisant au large de Beyrouth. Pour la France, la force Olifant comprend un groupe aéronaval permanent, centré autour d’un des deux porte-avions Foch et Clemenceau qui se succèdent et d’une force amphibie comprenant en général deux transports de chalands de débarquement (TCD). Au total, la force multinationale, à terre et en mer, mobilise aux alentours de 20 000 hommes. Elle souffre cependant de trois faiblesses : les divergences déjà évoquées et qui ne seront pas corrigées par une direction commune, l’absence d’accord sur sa présence avec les acteurs politico-militaires locaux et régionaux et surtout l’absence de volonté réelle d’engagement au combat pour soutenir le gouvernement libanais.

Le début de la mission est pourtant encourageant. Le 1er octobre 1982, par une cérémonie organisée place du Musée, lieu symbolique de combats entre les deux Beyrouth, le Président Amine Gemayel, frère ainé de Béchir, élu le 21 septembre, consacre la réunification de la capitale. Equipée et entrainée par les Alliés, l’armée libanaise prend une certaine consistance et se déploie à nouveau dans l’ensemble de la ville. Une prise d’armes réunit les contingents de la FMSB et des FAL. C’est le point culminant de l’action de la FMSB alors que des phénomènes souterrains sont à l’œuvre.

Le retour de la Syrie et l’arrivée de l’Iran

En même temps qu’elle participe à la FMSB, la France a un contentieux financier avec Téhéran (elle refuse de rembourser le prêt d’un milliard de dollars accordé par le Shah) et, comme les Etats-Unis, elle aide militairement l’Irak dans sa guerre contre l’Iran des Mollahs. Début octobre 1983, elle fournit même cinq avions Super-Etendard (livrés par le porte-avions Clemenceau) aux Irakiens. On ne perçoit pas alors que l’Iran est capable de frapper par procuration au Liban grâce à son influence sur la milice chiite Amal et surtout grâce au Hezbollah, création commune avec la Syrie.

Cette cécité stratégique se double d’une cécité tactique. Si le suicide est prohibé dans les actes et paroles du Prophète, il imprègne, sous la forme du sacrifice et de martyr (shahid), tout l’islam chiite depuis la mort de Hussein ibn Ali, « roi des martyrs », à Kerbala en 680. Le premier emploi systématique de combattants suicides est le fait de Chiites ismaéliens connus sous le nom d’« assassins » qui firent régner la terreur dans le califat de Bagdad et la Palestine du XIe au XIIIe siècle. Les combattants suicide sont remis au goût du jour lors de sa guerre entre l’Iran et l’Irak à partir de 1980. Le premier attentat suicide moderne avec emploi d’explosifs est le fait de membres d’Amal, le 15 décembre 1981, contre l’ambassade irakienne à Beyrouth puis le quartier-général israélien à Tyr en novembre 1982. Le 18 avril 1983, un pick-up chargé d’explosifs s’écrase contre l’ambassade américaine. Le bilan est terrible : 63 personnes sont tuées, dont 17 Américains. L’enquête qui a suivi n’a pas permis pas de déterminer avec certitude le commanditaire de l’attaque mais les soupçons se portent sur Imad Moughniyah, un important membre du Hezbollah.

La situation évolue rapidement à partir de l’été 1983. La milice d’Amal, alliée de la Syrie, tente de pénétrer dans les quartiers de Beyrouth-Ouest mais elle est refoulée par les FAL. La FMSB n’a pas bougé malgré sa mission d’appui aux FAL. Cela ne l’empêche pas d’être frappée notamment le 31 août lorsque le bombardement de l’ambassade de France tue quatre soldats et un policier français. Le 4 septembre, l’armée israélienne évacue soudainement les montagnes du Chouf, au sud-est de Beyrouth. Le vide est occupé par les Druzes du Parti socialiste progressiste (PSP) alliés de la Syrie et qui se trouvent désormais à portée d’artillerie de la capitale libanaise. Les combats avec les FAL sont très violents dans le secteur de Souq El-Gharb à quelques kilomètres au sud de la capitale. Le 11 septembre, pour appuyer l’armée libanaise en posture délicate et protéger ses forces de la menace d’artillerie, le département d’État américain autorise ses troupes à riposter et à faire appel à l’appui naval et aérien. C’est chose faite les 19 et 20 septembre. Le 22 septembre, c’est au tour des Français de faire appel aux forces navales pour lancer un raid de huit Super-Etendards pour anéantir une batterie druze au-dessus de Beyrouth à Dour El-Cheir.

La FMSB est ainsi entrée malgré elle dans la guerre, en sortant par ailleurs du cadre prévu initialement pour l’emploi des forces. Les frappes de l’US Navy, qui se renouvelleront une fois en décembre et trois fois en février 1984, dépassent le cadre géographique du Grand Beyrouth et le raid français, survenant cinq jours après un bombardement qui a tué deux soldats à la résidence des Pins, n’est plus de la légitime défense. La FMSB continue pourtant à conserver l’illusion de la neutralité en n’engageant pas les forces terrestres. Tous les partis opposés au gouvernement libanais et son armée, considèrent désormais la FMSB comme hostile. Au bilan, alors que la France ne déplore qu’un mort, seize seront tués du 22 juin au 23 octobre. Les pertes françaises sont le double des pertes américaines alors que les Italiens ont un soldat tué.

Pour réduire la vulnérabilité des forces françaises celles-ci sont regroupées. C’est ainsi que lorsque la 3e compagnie du 6e Régiment d’infanterie parachutiste (RIP), formée d’appelés volontaires du 1er Régiment de chasseurs-parachutistes (RCP), débarque le 27 septembre, elle est affectée tout entière dans un immeuble de huit étages face à la plaine des Jhah et du quartier Chatila, à quelques centaines de mètres de l’Ambassade d’Iran. Le bâtiment, baptisé Drakkar par le commandant de la compagnie, le capitaine Jacky Thomas, a été occupé par les Syriens l’année précédente et dépollué par les sapeurs du 17e RGP. A la mi-octobre, la situation se tend encore. Des renseignements annoncent une opération imminente contre les Français.

L’attentat du Drakkar

Le 22 octobre au soir, le capitaine Thomas a mis en alerte ses sections. La nuit est pourtant calme jusqu’à 6h17 lorsque la sentinelle en observation sur le toit de Drakkar voit exploser le quartier-général des forces américaines. Sept minutes plus tard, un camion chargé d’explosifs (la charge de plusieurs missiles de croisière) force l’entrée du poste jusqu’à la rampe d’accès de l’immeuble. A 6h30, Drakkar n’existe plus. Les Américains ont perdu 241 hommes (plus que pendant la première ou la deuxième guerre contre l’Irak) et les Français 58 dont 55 du 1er RCP et 3 du 9e RCP. Quinze autres sont blessés. Seuls vingt-six hommes de la compagnie sont indemnes car occupant un poste à l’extérieur à ce moment-là ou, pour trois d’entre eux, en allant chercher des croissants. Américains et Français n’ont plus subi autant de pertes en une seule journée depuis les guerres du Vietnam et d’Algérie.

Les deux attentats quasi-simultanés sont revendiqués par le Hezbollah, ainsi que par le Mouvement de la révolution islamique libre puis par le Jihad Islamique. Le nom d’Imad Moughniyah est à nouveau évoqué. L’implication de la Syrie et de l’Iran parait évidente mais aucune preuve formelle ne sera avancée. La France, malgré la demande de plusieurs députés, ne constituera jamais de commission d’enquête laissant le champ libre à plusieurs théories alternatives dont celle de l’immeuble piégé par les Syriens avant de l’abandonner.

Pendant quatre jours et quatre nuits, les sauveteurs s’acharnent pour tenter d’extraire ce qui reste de vie de cet amas de pierres. Le président François Mitterrand se rend sur place le 24 octobre pour apporter son soutien au contingent français. Le trouble est immense. Le ministre de la défense déclare que la France n’a pas d’ennemi au Liban, ce qui fait dire au général Cann que ses hommes « ont été tués par personne ». Le 4 novembre, c’est au tour de l’armée israélienne de perdre 50 hommes dans une autre attaque suicide.

En représailles, « non pas pour se venger mais pour que cela ne se reproduise pas », le Président Mitterrand fait déclencher l’opération Brochet le 17 novembre 1983. Huit Super-Etendard de la Marine nationale décollent du porte-avions Clemenceau et effectuent un raid sur la caserne Cheikh Abdallah, une position des Gardiens de la Révolution islamique et du Hezbollah dans la plaine de la Bekaa. Les avions français larguent 34 bombes de 250 kg et 400 kg sur une position opportunément évacuée quelques minutes plus tôt. La rumeur prétend que les occupants ont été avertis par une source française. Le 20 décembre, la marine française évacue 4 000 combattants palestiniens de Tripoli. Le lendemain, une nouvelle attaque à la voiture piégée a lieu contre le PC du 3e RPIMa. La voiture est arrêtée par les merlons de terre mais les 1 200 kilos d’explosifs tuent un parachutiste et treize civils. On compte également plus de 100 blessés dont 24 Français.

Une fin sans gloire

Dès lors, la priorité n’est plus à la protection des populations ou à la restauration de l’Etat libanais mais à l’autoprotection, ce qui finit de couper la force de la population. Du 15 décembre 1983 au 15 janvier 1984, les postes français sont regroupés sur deux pôles, au centre de Beyrouth et sur la ligne verte, tandis qu’une batterie de cinq canons automoteurs de 155 mm AMX-13 est amenée de France. En février 1984 à l’occasion de la relève de la 11e division parachutiste par les marsouins de la 9e Division d’infanterie de marine (DIMa), le bataillon emprunté à la FINUL lui est rendu et le contingent à Beyrouth passe de 2 000 à 1 200 hommes regroupés sur une dizaine d’emprises.

Le début du mois de février est l’occasion de nouveaux combats dans la capitale. L’armée libanaise se désagrège dans la montagne face aux Druzes de Walid Joumblatt et dans Beyrouth face aux chiites d’Amal. La force multinationale impuissante soutenant une armée fragile au service d’un Etat faible n’a plus de raison de perdurer sinon pour prendre des coups qu’elle ne pourra rendre malgré ses cuirassés, porte-avions et ses hélicoptères d’attaque. La France propose pourtant de remplacer la FMSB par une force des Nations-Unies, qui, d’évidence, aurait été encore plus impuissante. Les Alliés évacuent Beyrouth en ordre dispersé, Britanniques en tête le 8 février, suivis par les Italiens le 20 et les Américains le 26, arguant simplement d’un « bond de trois à quatre kilomètres à l’Ouest » sur les bâtiments de la Navy. Le 29 février, le veto soviétique met définitivement fin au projet français de force des Nations-Unies. Isolée, la France n’a plus d’autres choix que de se replier également car, selon les mots du Président de la République, « elles ont rempli leur mission ». Du 22 au 31 mars, les Français évacuent Beyrouth (opération Carrelet). La mission de la FMSB prend fin officiellement le 31 mars 1984 après dix-huit mois d’existence.

La fin peu glorieuse de la FMSB a un retentissement immense dans le monde arabe. Preuve était faite que l’action résolue de quelques hommes pouvait faire plier des Occidentaux corrompus et rétifs aux pertes humaines. Elle laisse un goût amer et une immense frustration chez tous les soldats français qui y ont participé. La FMSB s’est retrouvée au cœur d’un nœud d’affrontements locaux, régionaux et internationaux sans avoir la possibilité de combattre. Or, ne pas vouloir d’ennemi n’empêche pas d’en avoir. La leçon ne portera pas car les troupes seront engagées dix ans plus tard dans les mêmes conditions en Bosnie.


L’effroyable 23 octobre 1983Christian Taoutel –Université Saint-Joseph de Beyrouth

Christian Taoutel est un historien libanais. Directeur du département d’Histoire-Relations internationales et Conservateur des archives de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth

40 ans après, Le Souvenir Français commémore l’effroyable dimanche 23 octobre 1983. Ce jour-là, à 6h24 du matin, deux attentats à 1 minute d’intervalle détruisaient le quartier général des Marines américains et un cantonnement de parachutistes français au sud de Beyrouth. Les deux attaques volent la vie à près de 300 soldats qui faisaient partie de la Force multinationale de sécurité à Beyrouth.

Les deux déflagrations monstrueuses ont fait à Beyrouth près de 300 martyrs de la paix, alors qu’ils dormaient encore à l’aube d’un dimanche d’automne. Ces soldats n’étaient pas venus au Liban pour gagner une bataille, mais pour empêcher qu’un certain seuil de l’horreur, puisse encore être atteint.

40 ans après, les Libanais se souviennent encore des scènes horribles de bulldozers, travaillant avec prudence, pour essayer de trouver parmi les décombres des survivants, sous les yeux de leurs compagnons, insoutenable absurdité de ce sacrifice incompréhensible.

40 ans que la France et les Etats-Unis se souviennent des deux attentats kamikazes devenus deuils nationaux, sans que la justice ne puisse punir un coupable pourtant désigné.

40 ans que les Libanais attendent encore la vérité pour tous les attentats et toutes les explosions qui ont endeuillé l’histoire de ce petit pays, caisse de résonnance du triste Moyen-Orient.

L’attentat contre les parachutistes français

L’attaque terroriste visant le poste « Drakkar » provoque un choc effroyable en France. C’est la perte militaire française la plus lourde depuis la guerre d’Algérie : 58 militaires français, du Régiment de Chasseurs Parachutistes ainsi que de nombreux Libanais sont tués. De nombreux blessés sont également extraits des décombres par les secouristes français et libanais.

Ces soldats français arrivés au Liban le 25 septembre 1983, s’apprêtaient à entamer leur cinquième dimanche dans la capitale libanaise et soudain c’est l’horreur. Un chauffeur kamikaze précipite sa camionnette piégée sur un des piliers de béton supportant l’immeuble. Les neufs étages du « Drakkar » s’effondrent dans un cataclysme de ferraille, de béton et de chair humaine. Les blessés ont été emmenés à bord du porte-avions Clemenceau, qui croisait au large de Beyrouth, et qui disposait d’une salle d’opération.

Le lendemain, le Président François Mitterrand se rend à Beyrouth d’où il confirme que « la France reste et restera fidèle à son histoire et à ses engagements ». François Mitterrand avait été prévenu de l’attentat à 7h du matin et décide très rapidement de se rendre à Beyrouth : « c’est au chef des armées, c’est-à-dire moi-même de se rendre dans la capitale libanaise », dit-il. Sa visite éphémère au Liban est ressentie comme un geste de solidarité et de patriotisme vis-à-vis de la France mais du Liban également.  Il a voulu rassurer les Français et les Libanais que la France « restera fidèle à ses engagements ».

À Beyrouth, à la Résidence des Pins (résidence de l’ambassadeur de France), il rencontrera Amine Gemayel, le Président libanais puis il ira sur les ruines du « Drakkar » pour rencontrer les soldats rescapés. Le 2 novembre 1983, dans la cour de l’hôtel des Invalides à Paris, 58 cercueils recouverts du drapeau français feront pleurer la France. Un hommage national est rendu aux 58 victimes qui seront décorées de la Médaille militaire à titre posthume, en présence du Président de la République et des plus hautes autorités.

L’attentat contre les Marines américains

Le camion kamikaze piégé ayant frappé le quartier-général des soldats américains des Marines, quelques minutes auparavant, a tué 241 militaires américains, ce qui constitue en 1983, une attaque meurtrière traumatique pour les États-Unis qui vient réveiller les pires souvenirs de la Seconde Guerre mondiale et du Vietnam. Quelques mois avant, le 18 avril 1983, un attentat d’ampleur contre l’ambassade des États-Unis sur la Corniche de Beyrouth avait fait une soixantaine de morts également.

Ce 23 octobre, c’est un immeuble de quatre étages qui s’effondre au moment où les soldats cuisiniers commencent à préparer le breakfast du dimanche matin.  Comme pour l’infâme Pearl Harbour du 7 décembre 1941, près de deux cents militaires américains endormis ne se réveilleront jamais. Ces Marines avaient assisté la veille à un concert de musique américaine dans leur base militaire de l’aéroport de Beyrouth.

Après l’explosion, les civils libanais habitant des quartiers voisins se sont portés volontaires pour dégager les blessés qui ont été transportés en hélicoptère à bord de bâtiments de guerre américains au large de Beyrouth, puis ils seront évacués vers les hôpitaux d’Allemagne, d’Italie et de Chypre.

Le lendemain, le Président américain Ronald Reagan participe à un service funèbre à la mémoire des soldats américains tués et le 26 octobre, le vice-Président américain George Bush effectue à son tour une courte visite à Beyrouth. Au Liban et dans le monde entier, cet attentat ignoble contre les « soldats de la paix » est dénoncé et les 2 pays endeuillés formulent leur détermination à rester au sein de la force multinationale de sécurité, présente au Liban depuis septembre 1982.

Retour sur l’histoire du chaos

En guerre depuis 1975, Beyrouth est divisé en deux zones. Dans le contexte de la Guerre Froide, les milices libanaises de droite (surtout chrétiennes) affrontent les milices libanaises de gauche (essentiellement formées de musulmans libanais et de combattants palestiniens). Paralysée par les combats confessionnels violents, l’armée libanaise composée de soldats libanais (chrétiens et musulmans) ne parvient plus à intervenir dans ce chaos et restent dans les casernes, faute de directives et de décision politique : c’est le chaos total.

Le Liban est alors déchiré et les conflits sont intensifiés par les invasions armées de la Syrie d’une part et d’Israël de l’autre. La guerre civile libanaise prend alors une dimension régionale, avec l’intervention contestée de l’armée syrienne en 1976 au Liban, intervention qui devient rapidement occupation avec des bombardement sauvages contre les quartiers chrétiens de Beyrouth Est. A son tour l’armée israélienne envahit en 1978 le Sud-Liban et y détruit de nombreux villages libanais surtout chiites. Cette agression israélienne vise à repousser les combattants palestiniens le plus loin possible de la frontière d’Israël.

En août 1982, l’invasion israélienne jusqu’à Beyrouth et des bombardements d’une violence inouïe sur Beyrouth-Ouest poussent Yasser Arafat et l’Organisation de libération de la Palestine à évacuer Beyrouth. Le conflit prend une dimension internationale avec le déploiement de forces multinationales (essentiellement par les soldats français) déployées dans la zone du port et chargées du transit des combattants palestiniens jusqu’au port de Beyrouth pour qu’ils quittent la ville assiégée et pilonnée par l’armée israélienne.

Le 23 août, Bachir Gemayel chef de la résistance chrétienne est élu président de la République du Liban mais il est assassiné trois semaines plus tard, le 14 septembre, par des membres du Parti social-nationaliste syrien et propalestinien. En réplique à cet assassinat, du 16 au 18 septembre, plusieurs centaines de Palestiniens sont massacrés à Sabra et Chatila par des miliciens chrétiens furieux et ce sous le regard indifférent de l’armée israélienne. C’est la confusion totale, une fois de plus.

Le choc est tel que la communauté internationale met en place une nouvelle force multinationale d’interposition composée de soldats français, américains, italiens et britanniques, à partir de la fin du mois de septembre 1982 dans le cadre de cette nouvelle opération nommée « Diodon ». La France paiera un lourd tribut durant cette opération, où son rôle est d’aider le gouvernement libanais à protéger les populations civiles. Malheureusement, cette force multinationale devient elle-même la cible de nouveaux groupuscules de mouvance syrienne et iranienne qui s’infiltrent dans un Liban « poudrière et bourbier » à la fois. En réalité l’Iran se venge au Liban, des Etats-Unis et de la France pour leur soutien à l’Irak de Saddam Hussein lors du conflit Iran-Irak (1980-1988).

L’assassinat de l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, en 1981 et l’enlèvement de plusieurs diplomates et journalistes français avaient déjà fait le nid aux groupes servant de relais aux intérêts iraniens au Moyen-Orient. Fin aout 1982, l’ambassade de France est touchée par des obus et 3 militaires français sont tués. Des journalistes français mais également des religieux jésuites français sont ciblés au Liban (Entre 1975 et 1990, cinq Pères Jésuites furent assassinés). N’oublions pas le chercheur Michel Seurat enlevé et tué à Beyrouth en 1986.  Le territoire français n’échappera pas non plus aux attentats, avec une vague d’attaques sanglantes au cours des années 1980, tantôt liées à la mouvance palestinienne, tantôt aux groupes pro-syro-iraniens.

Ces attentats bien que revendiqués par des groupuscules islamistes inconnus à l’époque, sont attribués sans la moindre hésitation par les renseignements français et par les renseignements des milices chrétiennes au Liban à la Syrie et à l’Iran. La « Realpolitik » de la Guerre froide fera que la France et les Etats-Unis éviteront d’enliser plus de troupes au Liban dans des opérations interminables. Aussi, le bloc occidental préfèrera ignorer les accusations contre la Syrie par crainte de son allié l’Union Soviétique.   

Rendez-vous manqués pour la justice internationale

Le voyage du Président Mitterrand au chevet du chaos au Liban, inaugura une triste série de visites de solidarité et d’impuissance : le 15 février 2005 le Président Jacques Chirac arrivera au Liban au lendemain de l’attentat qui secoue le cœur de Beyrouth et qui coûtera la vie au premier ministre libanais Rafic Hariri ainsi qu’à des dizaines de civils libanais. (Le Tribunal International Spécial pour le Liban rendra son verdict en 2020 et les juges de la chambre de première instance accusent à l’unanimité des membres affiliés au Hezbollah pro-iranien).

 Le 5 août 2020, le Président Emmanuel Macron débarque dans un Beyrouth cataclysmique, suite à l’explosion du port qui fait 230 morts et 7000 blessés. Là encore, la Syrie et le Hezbollah sont pointés du doigt.

Certes à travers ces visites de solidarité, la France montre son émoi et son amitié fidèle aux Libanais. La réalité âpre montre également son impuissance et son incapacité à designer un coupable.

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En ce mois d’octobre 2023, une délégation du Souvenir Français présidée par le Général Serge Barcellini se rendra au Liban pour rendre hommage aux victimes de l’attentat du « Drakkar ». Aussi, cette visite aura pour objectif de commémorer avec les Libanais les 40 ans et les 16 victimes d’un attentat qui visait simultanément en décembre 1983, un poste militaire français et l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Cette visite du Souvenir Français à Beyrouth se souviendra également de la Grande Famine (près de 200.000 morts), famine voulue et organisée par les Ottomans et qui décima les habitants du Mont Liban entre 1915 et 1918.

Octobre 2023, sera l’occasion de rendre hommage à tous ces militaires qui risquent leur vie et parfois versent leur sang pour défendre les valeurs de la France et du monde libre. Un jour ou l’autre, Justice sera faite.

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