L’oeil de l’historienne

26 mars 2020

Annette WIEVIORKA est historienne spécialiste de la Shoah et l’histoire des Juifs au XXe siècle. Directrice de recherche au CNRS, elle a été membre de la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite mission Mattéoli. 


La libération des camps

L’armée commandée par le général Patton avait débarqué en Normandie en juillet 1944. Elle avait combattu dans les Ardennes, traversé le Rhin, roulé à l’intérieur de l’Allemagne. Le 4 avril 1945, les premiers chars pénètrent dans une petite ville, Ohrdruf . Henri Borlant, de la boutique d’un boucher où il est caché, les voit. Va à leur rencontre. « Nous avions un besoin urgent de raconter, de faire savoir ce qui s’était passé, de témoigner sur ce qui à l’époque n’avait pas de nom et que l’on appelle désormais la Shoah », écrit-il dans Merci d’avoir survécu(Seuil, 2011).

Henri Borlant a alors 17 ans. Sa famille, nombreuse, s’était réfugiée à Saint-Lambert-du-Latay, non loin d’Angers. La famille avait été recensée, fichée, surveillée parce que juive. Le 15 juillet 1942, à la veille de la rafle du Vel d’hiv, son père, 54 ans, sa sœur Denise, 21 ans, son frère Bernard, 17 ans, sont arrêtés, conduits à Angers, déportés à Auschwitz-Birkenau. Le 23 juillet, tous les quatre entrent dans le camp. Il n’y a pas de sélection.

En octobre 1944, Henri fait partie des évacués d’Auschwitz. Car l’évacuation a commencé bien avant ce que l’on a nommé dans l’après coup les marches de la mort. Quelques chiffres : plus d’un million de juifs, enfants, femmes hommes ont été assassinés à Auschwitz. A leur apogée, les camps d’Auschwitz comptent 130000. C’est alors que commence leur évacuation.

Henri et son ami Henri Ehrenberg guident les Américains. Ce dernier figure sur les films et photographies pris par les alliés lors de la libération de ce premier camp de concentration. Car Ordhuf est le lieu médiatique par excellence de l’ouverture des camps par les alliés, comme je l’ai raconté dans 1945. La découverte(Seuil, 2015). C’est d’abord la visite du maire et des habitants de la localité, puis celle de Patton et d’Eisenhower. C’est le choc.

15 avril 1945, les troupes britanniques entrent dans le camp de Bergen Belsen. Bergen Belsen représente un cas particulier. La variété des dénominations qui désignent ce camp suffit à exprimer sa complexité : « camp d’échange »; « camp d’internement civil »; camp de séjour »; « camp de repos ou de convalescence »; « camp de transit » ou tout simplement « camp de Celle » du nom de la ville la plus importante dont il est proche. Aucune de ces dénominations n’est fausse. Aucune ne le résume tout entier. Bergen Belsen n’est pas un camp de concentration comme Buchenwald, Dachau ou le camp pour femmes de Ravensbrück. Il n’est pas un centre de mise à mort comme Belzec ou un complexe alliant ces catégories comme Auschwitz. Conçu en 1943 comme un camp réservé à des Juifs susceptibles d’être échangés ou de servir d’otages, il a aussi abrité des détenus exténués, transférés d’autres camps de concentration. Les détenus n’ont pas le crâne rasé à leur entrée au camp, conservent leurs effets personnels. Bref, c’est un camp où la survie est en principe la règle.

Tout change à l’été 1944, lors de l’avance soviétique. Bergen Belsen devient alors, par sa situation géographique au centre du Reich, un des lieux d’évacuation des convois venus de l’Est. Il se dote alors d’un camp de femmes juives hongroises et polonaises. Les premiers convois y arrivent en octobre 1944. Fin 1944, 8000 détenues y sont entassées. Dès lors, les convois ne cessent d’arriver, de l’Est puis, en avril 1945, des camps plus à l’ouest. Bergen Belsen est surpeuplé. Plus d’eau, plus d’installations sanitaires, plus de nourriture. Les épidémies – typhus et dysenterie notamment y font rage. La mortalité est considérable. Margot et Anne Frank y meurent, probablement en février 1945, Hélène Berr aussi. Les cadavres jonchent le sol. On ne les brûle plus dans le crématoire, et il n’existe nulle possibilité de les enterrer. C’est un spectacle d’horreur que découvrent les Britanniques quand ils y entrent le 15 avril 1945, y trouvant quelque 60 000 détenus dont un grand nombre meurt dans les jours et les semaines qui suivent leur libération. Les Britanniques filment ce qu’ils ont trouvé et ce qu’ils font : pousser à l’aide de Bulldozers les corps dans de grandes fosses. Chacun connait ces images, montées notamment dans Nuit et Brouillardd’Alain Resnais.

Simone Jacob a été transférée dans ce camp avec sa mère, Yvonne et sa sœur Milou. Toutes trois avaient été arrêtées à Nice, puis transférées à Drancy et déportées à Auschwitz-Birkenau par le convoi 71, le 13 avril 1944 où se trouvaient aussi Marceline Rozenberg devenue Loridan-Ivens et Ginette Cherkarski devenue Kolinka. Après Birkenau, Simone, sa mère et sa sœur ont été transférées dans un commando où la vie est moins précaire, celui de Bobrek. Les camps d’Auschwitz sont évacuées à pied, les 16 et 17 janvier 1945, par un froid polaire et elles arrivent à Bergen Belsen. Yvonne y meurt du typhus en mars. « Le jour de la libération compte parmi les plus tristes de cette longue période. Je travaillais à la cuisine, dans un camp séparé, et dès que les Anglais sont arrivés, ils ont isolé le camp avec des barbelés infranchissables; Je n’ai pas pu rejoindre ma sœur » (Une vie,Stock, 2007). Elle n’a donc pu partager sa joie et son soulagement avec elle, alors qu’elles avaient survécu pendant trente mois ensemble. Et de poursuivre : « nous étions libérées, mais pas encore libres ».

Trois des compagnes de Simone Veil, déportées dans le même convoi, transférées comme elle à Bergen Belsen, n’y sont plus. Anne-Lise Stern, Marceline et Ginette. Marceline Loridan-Ivens est née Rozenberg à Epinal dans les Vosges le 19 mars 1928. Arrêtée le 29 février 1944 parce qu’elle était juive, emprisonnée à Avignon et Marseille, elle est conduite en train au camp de Drancy où son entrée est enregistrée le 1er avril 1944. Le 13 avril 1944 elle est déportée à Auschwitz-Birkenau par le convoi n° 71. Cette histoire singulière d’une adolescente victime de la tragédie de l’histoire, Marceline Loridan-Ivens l’a évoquée dans deux films, Chronique d’un été(Jean Rouch et Edgar Morin, 1960) et la Petite prairie aux bouleaux(2003), puis dans deux ouvrages, Ma Vie Balagan(2008) et, sous la forme d’une lettre à son père, Szlama Rozenberg déporté avec elle, dans Et tu n’es pas revenu(avec Judith Perrignon, 2015).

Ces femmes, comme tant d’autres, ont été transférées dans un commando, celui de Raghun, puis le 10 avril 1945, devant l’avance alliée, les détenus sont évacués vers l’Est, à Theresienstadt, nom allemand donné à la forteresse de Terezin.

Dans les bâtiments de cette ville de garnison fortifiée d’où les habitants ont été expulsés, Adolf Eichmann a créé un ghetto, ou un camp-ghetto – les dénominations comme pour Bergen Belsen sont erratiques pour ce lieu si particulier, pour y interner certaines catégories de Juifs du « Grand Reich » (Allemagne, Autriche, protectorat de Bohème-Moravie) : anciens combattants, hauts fonctionnaires, grands intellectuels, personnes âgées de plus de 65 ans… Géré par un Conseil des anciens composé des dirigeants des communautés juives de Berlin, Vienne ou Prague qui joue le rôle d’une municipalité, une riche vie culturelle et artistique s’y est développée. Les nazis usèrent aussi de Terezin comme d’un leurre. Ils aménagèrent le camp pour la visite que le Comité international de la Croix rouge y fit le 23 juin 1944, sous la conduite de Maurice Rossel. Ceux qui étaient internés à Terezin n’étaient pas tous destinés à y rester. A partir de janvier 1942, Terezin fut un camp de transit vers des lieux d’assassinat de masse : la forêt de Rumbula, près de Riga, Treblinka, Majdanek, Auschwitz-Birkenau, ou vers des ghettos comme ceux de Minsk et de Varsovie. Sur les 140 000 Juifs qui y passèrent un temps variable, 90 000 furent déportés plus à l’Est, vers la mort; 33 000 moururent dans le camp-ghetto de maladie ou de faim. Une trentaine de milliers survécut.

A partir d’avril 1945, Terezin, désormais le plus oriental des camps, devient le réceptacle des convois venus de divers lieux de la nébuleuse concentrationnaire. C’est ainsi que Marceline et certaines de ses compagnes y sont transférées. Ces hommes et ces femmes ont apporté avec eux typhus et dysenterie. Le poète Robert Desnos en meurt. C’est le même spectacle de désolation que celui que les correspondants de guerre, comme le journaliste Meyer Levin et le photographe Eric Schwab, ont décrit, photographié, filmé au moment de l’ouverture des autres camps par les alliés. Le camp est remis aux Soviétiques le 9 mai 1945 alors que l’Europe fête la fin de la guerre. Ceux qui ont survécu à la sélection à l’entrée des camps d’Auschwitz, aux effroyables conditions qui y régnaient, aux transferts dans divers camps, au chaos des derniers jours du Reich avec son lot d’épidémies sont rapatriés.

De nos trois personnages, seul Henri Borlant retrouve vite la France, pas ses propres moyens. Les 16 avril, il est à la frontière, à Montigny-les-Metz. Quelques jours après il est chez lui, au 159 rue du Château des rentiers, dans le 13e arrondissement. « Je suis passé sous le porche, je suis arrivée dans la cour. Ma mère, à la fenêtre du troisième étage, m’attendait. Elle avait les cheveux tout blancs. On lui avait enlevé son mari et trois de ses enfants, ses parents et sa sœur Fanny. Elle a vu son petit garçon qui revenait de la guerre. Mais qui rentrait seul ». Henri Borlant est devenu médecin.

Simone et Milou sont consignés dans un camp gardé par des Hongrois. Elles voient les prisonniers de guerre rapatriés, tandis qu’elles ne peuvent partir. Elles y resteront encore un mois.

Puis, alors que des avions ont été trouvés pour rapatrier les soldats, on leur annonce qu’elles rentreront en camion. « De là à penser qu’aux yeux de notre propre pays le sort des déportés ne comptait pas, il n’y avait qu’un pas » dit Simon. Cinq jours de camion, puis le train à partir de Valencienne. Le 23 mai, elle est au Lutetia.

C’est aussi au Lutetia qu’arrive Marceline. Les deux compagnes ne s’y sont pas rencontrées. Marceline a peur de retourner chez sa mère. Elle reste plusieurs semaines au Lutetia.

Pour l’immense majorité des rares survivants des Juifs qui ont été déportés de France, 4000 sur 75 000, le retour fut difficile, sinon amer. Ils avaient perdu une partie des leurs. Leur situation matérielle après les années de persécutions et de spoliations était d’une immense précarité dans une France économiquement saignée. Nul ne souhaitait écouter le récit de ce qu’ils avaient vécu. Ils avaient même parfois le sentiment que leur survie dérangeait. Il n’y avait guère de place dans la conscience contemporaine pour ce qui n’avait alors pas de nom, sinon en yiddish : la destruction des Juifs d’Europe. Les déportés juifs survivants avaient dans leur majorité été libérés dans les camps de l’ouest, mêlés aux autres catégories de déportés de France, notamment ceux de la Résistance. Et ce sont ces derniers qui furent fêtés. L’heure était aux héros. L’image qui triomphait est celle du déporté résistant. Buchenwald recouvrait Auschwitz.

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