L’oeil de l’historien Richard VASSAKOS

4 février 2019

Richard Vassakos, est professeur agrégé, docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au laboratoire CRISES EA 4224. Il enseigne en lycée et il est chargé de cours à l’université Paul Valéry Montpellier III. Ses travaux portent sur les affrontements politiques à travers la toponymie urbaine et la statuaire publique. Après avoir travaillé sur l’enracinement symbolique de la IIIème République, il a orienté son travail sur la Seconde Guerre mondiale et la revanche de Vichy dans une thèse intitulée, La Guerre des panthéons. Les affrontements symboliques en France Méridionale de Munich à la Libération, et soutenue sous la direction de Christian Amalvi en 2015.

Dernier ouvrage paru : La République des plaques bleues. Les noms de rue républicains en Biterrois 1870-1945, un affrontement symbolique, Cazouls-les-Béziers, Éditions du Mont, 2018.

 

La républicanisation de la toponymie française 1870-1945

L’enjeu que représente le baptême d’un lieu public, là où la politique se nourrit de l’imaginaire collectif, est loin d’être anodin. Les commémorations de nos victoires, de nos libérations mais aussi de nos haines civiles sont une reconstruction permanente du passé au gré des passions nationales. Le sujet étant particulièrement sensible, l’État a gardé la haute-main sur cette pratique, les hommages publics étaient sanctionnés d’un décret du chef de l’État jusqu’en 1924, date à partir de laquelle les préfets exercent directement le contrôle étatique.

La victoire des républicains à la fin des années 1870 permet à ceux-ci d’envisager l’application de leur programme. Accédant progressivement à la tête des conseils municipaux, ils développent une politique symbolique destinée à enraciner et à diffuser leurs valeurs en honorant les grands hommes qui les ont véhiculées. On assiste alors à une véritable politisation du décor urbain, de la grande ville jusqu’au village. La première phase consiste à éradiquer les signes et les symboles de l’adversaire. À Marseille, le cours Bourbon et la place Impériale deviennent boulevard de la Patrie et place de la Démocratie, le 3 octobre 1870. Dans la ville de Béziers, la rue et la place Impériale prennent le nom de place et rue du 4 septembre alors qu’à Lille la place Napoléon III devient la place de la République. Après cette phase que l’on pourrait qualifier de révolutionnaire qui consiste à combattre et à éradiquer l’ennemi au fur et à mesure des conquêtes des municipalités, succède l’inscription régulière, la républicanisation de l’espace urbain. La mise en place du panthéon républicain prend une forme particulière qui est celle du baptême collectif. C’est un mouvement de masse porté par les élus qui visent à transformer radicalement le paysage urbain par le changement du nom des rues. Ce sont de véritables bouleversements puisque cela signe le passage d’une nomenclature urbaine traditionnelle à une nouvelle imposée par le pouvoir politique. Le phénomène est national et il touche les grandes villes aussi bien que les bourgs et les villages. Les baptêmes collectifs sont une véritable arme de laïcisation de masse de l’espace public. En effet, c’est par dizaines que les noms de saints ou inspirés par la topographie ou l’histoire religieuse d’une ville sont remplacés par des noms de martyrs républicains, de saints laïcs ou de grandes abstractions. Ainsi, Narbonne révise sa nomenclature en 1883 et 1884 et ce sont près de 50 noms religieux qui sont supprimés. Ces suppressions impliquent de trouver des dénominations nouvelles.

Dans le contexte de la défaite de 1870, des dénominations liées au conflit et aux provinces perdues s’imposent. Dès le 6 octobre 1870, la ville du Havre choisit les noms de Lorraine, Metz, Toul, Phalsbourg et République pour remplacer les noms impériaux. Preuve de cet attachement et de ce culte, ces dénominations s’acclimatent bien loin de leur site originel, preuve de la nationalisation de la toponymie. Paris baptise une rue Alsace-Lorraine en 1889 mais Toulouse en possède une dès novembre 1872. Au total, on recense 251 rues d’Alsace et 234 rues de Lorraine pour tout le territoire. Les rares succès de la campagne sont mis en valeur avec Belfort et Denfert-Rochereau, Lyon adopte ainsi le nom de la ville dès le 22 février 1871.

Cependant, les dénominations sont surtout utilisées pour véhiculer le programme républicain. Les municipalités transforment leurs plaques indicatrices en livre d’histoire à ciel ouvert. On rappelle de cette façon un geste héroïque qui a mené au triomphe de la République. On voit alors apparaître, à l’angle des murs, les noms des philosophes des Lumières, notamment Voltaire et Rousseau tout comme la cohorte des révolutionnaires avec des politiques tels que Danton, Camille Desmoulins, ou bien d’autres, plus marqués à gauche comme Marat et Robespierre, mais aussi avec des gloires militaires comme Hoche ou Kléber représentés à 369 et 289 reprises dans le panthéon national. Les figures de la IIème République, Lamartine, Arago prennent également place dans ce continuum tout comme leur alter ego révolutionnaire Blanqui, dans des communes plus marquées. Les figures de la IIIème République qui s’inscrivent peu à peu dans l’espace urbain prolongent ce récit républicain. Elles profitent des baptêmes collectifs mais elles suivent également les émotions nationales. C’est ainsi que prennent successivement place au sein du panthéon, Adolphe Thiers à partir de 1878 ou Léon Gambetta, disparu prématurément en 1882 et Sadi Carnot assassiné en 1894. Jules Ferry entre dans cette galerie à la fin du XIXème siècle grâce à son œuvre scolaire. Parmi ces figures émerge celle de Victor Hugo, génie de la littérature tout autant qu’icône républicaine. D’ailleurs, la présence d’artistes et de savants est un des axes de la politique dénominative républicaine qui peuple le panthéon urbain de « saints laïcs » tels que Buffon, Lavoisier et bien sûr Pasteur en écho au positivisme. D’ailleurs, à l’orée du XXème siècle, l’anticléricalisme est également un moteur des choix toponymiques et il n’est pas rare de voir apparaître des noms de libres penseurs comme Étienne Dolet ou le Chevalier de la Barre. Les affrontements sont d’ailleurs virulents au moment de l’affaire Dreyfus et le nom d’Émile Zola devient un véritable emblème pour les dreyfusards qui le diffusent après sa mort.

La guerre de 1914-1918 transforme le phénomène. Certaines municipalités débaptisent des voies portant des noms qui rappellent l’Allemagne ou ses alliés. Le cas le plus célèbre est celui de Paris qui transforme la rue de Berlin en rue de Liège. À son tour, Nice débaptise le jardin du Roi ainsi dénommé en hommage au roi du Wurtemberg, pour lui donner le nom d’Alsace-Lorraine et Antibes supprime le chemin des Autrichiens… Durant le conflit, on voit aussi apparaître des rues qui dénoncent la barbarie allemande par des hommages au peuple belge ou à travers l’utilisation de la figure d’Edith Cavell, infirmière anglaise fusillée par les Allemands pour espionnage, que l’on retrouve sur les murs de différentes cités de la côte d’Azur notamment à Cannes. Très tôt également, la bataille de Verdun, par sa dimension symbolique et du fait qu’un grand nombre de soldats y a participé avec les rotations d’effectifs, imprègne les consciences. Dès août 1916, la ville de Carcassonne rend hommage aux Poilus en dénommant une rue de Verdun. Fréjus prend la même décision en septembre alors qu’un conseiller de ville de Pau demande et obtient le même hommage au « symbole le plus éclatant de la bravoure, de l’héroïsme français. » Le nom de Verdun cumule aujourd’hui plus de 2000 occurrences. La fin du conflit marque une vague de baptêmes impressionnante. Émergent alors les noms des officiers qui ont dirigé l’armée, Joffre et Foch en particulier, tout comme Pétain même si leur répartition semble souvent liée, en dehors de la zone des combats, à leurs origines. Le nom de Clemenceau apparaît également massivement même si son auréole de « Père de la Victoire » ne parvient pas à faire oublier les répressions ordonnées en tant que « Premier flic de France » comme par exemple à Narbonne en 1907. Les dirigeants alliés, notamment Wilson et Albert Ier, sont également très présents. Toutes ces personnalités sont vivantes et le gouvernement décide dès 1919 de limiter les attributions aux chefs d’États alliés. Face à cette évocation par le haut du conflit, apparaît aussi une pratique dénominative qui tâche de rendre hommage aux combattants. Les premières décisions de baptême ont fait une place le plus souvent elliptique aux hommes de troupe, aux soldats-citoyens, à travers la dénomination de Poilus ou en attribuant le nom du régiment local mais la pratique évolue. En Provence et surtout dans la région de Marseille, un véritable culte du XVème corps se met en place en réaction aux accusations de lâcheté de l’été 1914. L’attribution massive des noms des « Mort pour la France » aux rues de la commune devient aussi une forme républicaine et démocratique de l’hommage,  dans le sens où il s’agit d’honorer le soldat citoyen à l’égal des chefs prestigieux. Certaines localités choisissent une forme plus originale d’hommages collectifs en décidant de donner à chacune de leur rue le nom d’un soldat « Mort pour la France ». On relève plusieurs exemples de cette pratique comme à Oraison (Alpes-de-Haute-Provence) qui effectue cette opération en 1921. La fin de la guerre marque aussi le développement du culte de Jean Jaurès, considéré par les militants SFIO comme la première victime du conflit. Durant l’Entre-deux-guerres, d’autres figures républicaines apparaissent comme Aristide Briand. La mort de Roger Salengro, en novembre 1936 dans des conditions de tensions politiques extrêmes provoque une vague émotionnelle importante, la dernière de la IIIème République.

Le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale et surtout la défaite de 1940 enclenchent un processus de revanche mené par les tenants de la Révolution nationale. Les noms les plus récents établis par les municipalités de gauche sont pourchassés. Les communistes, Barbusse, Vaillant-Couturier sont les premiers visés mais ils sont suivis de Jaurès et Salengro dont la mémoire est occultée  par le gouvernement de Vichy. Le corpus mis en place par les municipalités de Vichy est conforme à son idéologie : culte de la petite patrie et du retour à la terre avec de nombreux félibres, mise en avant de la France éternelle à travers la figure de Jeanne d’Arc, retour de dénominations religieuses, glorification de l’armée et de l’empire. Grande nouveauté, comme dans les régimes voisins, s’impose un culte de la personnalité en faveur du maréchal Pétain. Au moins 650 voies de ce type sont attestées sur le territoire entre 1940 et 1944, certaines datant d’avant-guerre mais la majorité ayant été attribuée durant l’hiver 1940-1941. Il est probable que le nombre global a été bien supérieur approchant peut-être le millier, mais la spécificité de ce mouvement réside dans le fait qu’il a été construit et suscité par l’État et la propagande.

La Libération marque la fin de cette guerre des panthéons avec, dans de nombreux cas, le retour de la toponymie républicaine. Cependant de nouvelles figures s’imposent. Le nom du Général de Gaulle est apposé en métropole dès juillet 1944 à Querqueville. Plus de 400 communes font ce même geste, spontanément, mais le général lui-même freine cet élan. L’autre élément important du panthéon de la Libération, c’est surtout le développement de la cohorte des martyrs de la Résistance. Le baptême des rues d’Anthony est à cet égard emblématique en rendant hommage à onze fusillés, « victimes de la barbarie allemande », ainsi qu’à deux figures nationales de la Résistance : Pierre Brossolette et le colonel Fabien. Cette décision reflète la pratique du moment : hommage à la foule des anonymes du peuple de la nuit mais  aussi la volonté d’honorer toutes les tendances politiques de Résistance. Émergent nationalement, entre autres, les figures de Gabriel Péri, Pierre Sémard, portés par les communistes, Pierre Brossolette par les socialistes et Honoré D’Estienne d’Orves par les gaullistes.

La naissance de ce panthéon résistant, qui continue de s’étoffer jusqu’à nos jours, notamment avec la figure de Jean Moulin, marque la fin des affrontements de masse autour de la toponymie. Néanmoins, les débats autour des dénominations se poursuivent, comme l’ont montré les récentes polémiques autour des rues du 19 mars.

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