L’œil de l’historien : Julien Fargettas

2 avril 2024

Le Tata sénégalais de Chasselay

Julien Fargettas est docteur en histoire et auteur de plusieurs ouvrages sur les soldats africains de l’armée française. Il est directeur du service du Puy-de-Dôme de l’ONaCVG et référent national « histoire et mémoires des soldats africains » pour l’ONaCVG. Il a publié « Les tirailleurs sénégalais. Les soldats noirs entre légendes et réalités 1939-1945 » (Tallandier 2012), « La fin de la Force Noire. Les soldats africains et la décolonisation française » (Les Indes savantes 2019) et « Juin 1940. Combats et Massacres en Lyonnais » (Editions du Poutan, 2020 et 2022).

Il est des lieux que l’on ne s’attend pas à découvrir dans nos paysages métropolitains, qui plus est champêtres. La nécropole nationale du Tata sénégalais de Chasselay est de ceux-ci. A une vingtaine de kilomètres au nord-ouest de Lyon, entre les villages des Chères et de Chasselay surgit ainsi au détour d’un virage et au beau milieu des champs de maïs et des cultures de pommiers un monument unique en France de part son architecture, de part son histoire et de part les événements tragiques qui en sont à l’origine.

Le Tata sénégalais a été construit à l’initiative d’un seul homme, Jean-Baptiste Marchiani alors secrétaire général du service départemental du Rhône de l’office des mutilés, anciens combattants et victimes de guerre. Missionné à l’été 1940 par le préfet Emile Bollaert afin de recenser les sépultures des soldats tombés les 19 et 20 juin 1940, il découvre des centaines de dépouilles éparpillées entre la vallée de la Saône et Tarare, parfois inhumées dans des cimetières municipaux, parfois enterrées à la va vite dans leurs trous de combats. Il décide alors de regrouper les restes des tirailleurs sénégalais du 25ème Régiment de Tirailleurs Sénégalais (R.T.S.) en un lieu unique. Et pour cela, il choisit une terre gorgée de leur sang, ce fameux lieu-dit Vide-Sac où, le 20 juin 1940, les troupes allemandes exécutèrent 48 soldats coloniaux dans des conditions particulièrement sordides.

Les combats de juin 1940 au nord de Lyon

A la mi-juin 1940, lorsque la poussée allemande vers le sud-est de la France paraît inexorable, décision est prise de constituer un front au nord-ouest de Lyon afin notamment de retarder l’avancée allemande en direction des Alpes où l’offensive italienne piétine. Le groupement de Mesmay est ainsi constitué avec des troupes rameutées de toute la région : bataillon de marche de la Légion Etrangère de Sathonay, détachements des régiments régionaux de Saint-Etienne et de Clermont-Ferrand, deux bataillons du 25ème RTS créé en avril au camp de Souge. Un groupement à l’image de ce nouveau front, totalement improvisé. Certains soldats n’ont que quelques semaines de service. D’autres n’ont que des semblants d’uniformes et de l’armement largement dépassé. Le 25ème R.T.S. du colonel Bouriand se distingue avec ses pièces antichars de 25 et ses mortiers de 81. Il est ainsi placé sur les routes nationales 6 et 7 et le secteur se pare de points d’appui devant empêcher la progression allemande sur les axes de communications. L’artillerie disponible illustre les carences du groupement mais aussi sa volonté de se battre. Des pièces de DCA de 75 sont démontées de l’agglomération lyonnaise et sont placées sur de vieux affuts en bois que les artilleurs du 405ème R.A.D.C.A. installent avec difficultés sur les hauteurs dominant Chasselay et Lissieu afin de battre les accès à la RN6.

Le 18 juin 1940, le gouvernement décide de déclarer Lyon « Ville ouverte ». Les ponts de la ville ne seront pas détruits mais le combat est autorisé aux abords de la capitale des Gaules. Le front nord est maintenu et chacun connaît la consigne de « tenir sans esprit de recul ».

L’arrivée des premières troupes allemandes intervient dans la matinée du 19 juin 1940 lorsque des éléments motorisés du régiment GrossDeutschland abordent les points d’appui de Montluzin et de Lissieu situés sur la RN6. Agitant un drapeau blanc, les premiers éléments allemands sont abattus. S’en suivent plusieurs heures de combats marqués par des duels d’artillerie et des combats d’infanterie. Le couvent de Montluzin tombe vers 16h ainsi que les positions françaises à proximité ouvrant la RN6 aux blindés allemands. Plus tard dans l’après-midi, des éléments de la division S.S. Totenkopf abordent la ville de l’Arbresles par la RN7. Retranchés sur les hauteurs de la ville, les tirailleurs empêchent le franchissement de la rivière. La ville est prise sous les obus allemands et le combat dure plusieurs heures là encore.

L’entrée des troupes allemandes dans Lyon en fin d’après-midi amène le commandement français à ordonner un repli général. Mais les différentes unités du groupement de Mesmay ne sont pas équipées de moyens de transmissions et ne sont pas motorisées. Toutes ne sont pas touchées par les ordres et le repli est chaotique.  C’est le cas notamment du second bataillon du 25ème R.T.S. qui  s’installe à Lentilly dans la nuit du 19 nuit au 20 juin 1940 et qui n’est pas touché par le second ordre de repli. Le 20 juin, le village est assailli par les Waffen S.S.et les combats sont féroces avant que le chef de bataillon Dumont ne décide la reddition afin d’éviter la destruction de la localité. Plus à l’est, des détachements isolés du régiment colonial se regroupe à Chasselay pour mener un combat « jusqu’à la dernière cartouche ». Les soldats allemands investissent le village dans l’après-midi et affrontent les tirailleurs autour du château du Plantin qui domine le bourg. L’issue du combat pousse le capitaine Gouzy à décider lui aussi la reddition.

Les crimes de guerre de la région lyonnaise et les photos du massacre de Chasselay

Dès la chute des premiers points d’appui français dans le secteur de Lissieu et de Montluzin, les soldats allemands, excédés par cette résistance inattendue et par les pertes subies, commettent les premières exactions. Dans le couvent de Montluzin, les sœurs de Nevers assistent à la furie allemande. Leur aumônier est plusieurs fois menacé. Des tirailleurs sont achevés, mais aussi des soldats d’origine française. Plusieurs artilleurs sont exécutés. Onze jours après les combats sera également découverte une fosse commune contenant les corps de plusieurs soldats du 25ème RTS dont les sous-lieutenants de Montalivet et Cevaer. Après les combats, le groupe avait été emmené derrière un poste à essence et passé par les armes.

Les crimes de guerre allemands se poursuivent le long de la RN6 qui mène à Lyon. A Champagne-au-Mont d’Or, plusieurs tirailleurs sont exécutés. Plus bas, à l’angle de ce qui est aujourd’hui l’avenue du 25ème RTS et de la montée de Balmont, les soldats allemands extraient 27 tirailleurs d’une colonne de prisonniers, les placent contre un mur et les fusillent.

Sur l’autre front du 25ème RTS, celui de la RN7, les Waffen S.S. de la division Totenkopf se livrent également à des crimes de guerre. Des tirailleurs égarés se sont retranchés dans des bâtiments agricoles. A Evreux, plusieurs sont exécutés. Dans une ferme, Jean-Claude Vially, 71 ans, est retrouvé assassiné d’une balle dans la tête. Plusieurs corps de tirailleurs exécutés gisent à proximité du bâtiment incendié.

Après la reddition du second bataillon du 25ème R.T.S. à Lentilly, les S.S. capturent plusieurs groupes de tirailleurs. 13 d’entre eux sont emmenés en contrebas du village et exécutés. Plusieurs autres sont exécutés dans le village. Par la suite, dans les colonnes de prisonniers remontant vers Tarare, plusieurs tirailleurs sont achevés le long de la RN7.

Le massacre le plus important intervient dans l’après-midi du 20 juin 1940 à Chasselay. Dès la reddition des soldats du 25ème RTS au château du Plantin, les soldats allemands manifestent leur violence. Des tirailleurs sont brutalisés. S’interposant, le capitaine Gouzy est blessé à la jambe d’une rafale de pistolet-mitrailleur. Les prisonniers de guerre sont par la suite divisés en deux groupes, soldats africains en tête de la colonne et soldats français à leur suite, et dirigés vers la commune des Chères. En route, à près de 3 kilomètres du bourg de Chasselay, ils rencontrent un détachement de soldats et de blindés allemands. L’un des tankistes leur donne l’ordre de gagner le pré qui borde le chemin. Là, deux chars allemands ouvrent le feu sur eux à la mitrailleuse. Quelque temps après, le charnier est découvert par Mme Morin, pharmacienne à Chasselay. Quelques tirailleurs agonisent encore, certains ayant eu les membres écrasés sous les chenilles des blindés lorsque ceux-ci sont partis à la poursuite des quelques tirailleurs ayant réunis à s’enfuir. 48 dépouilles sont relevées et inhumées le lendemain sur les lieux du massacre par la population du village de Chasselay.

Le massacre de Chasselay est donc immédiatement connu. Dès la fin juillet 1940, l’adjudant Requier, qui a assisté à la tuerie au sein du groupe de prisonniers français demeurés en retrait, en dresse un descriptif précis, assorti d’un schéma, dans son rapport. Il évoque notamment la présence de soldats allemands photographiant la mise à mort des tirailleurs. Cette précision a son importance, car 80 ans après les faits vont émerger les photos du massacre.

Depuis plusieurs années se vendent en effet sur internet les photographies prises par les soldats allemands au cours du conflit. C’est l’achat d’un album photo d’un soldat allemand par le collectionneur troyen Baptiste Garin qui va remettre en cause nos connaissances du massacre de Chasselay. Jusque-là, les soldats français assistant au massacre en attribuaient la responsabilité aux S.S. Les 8 photographies de l’album retraçant le massacre nous permettent d’affirmer aujourd’hui que les auteurs du crime de guerre de Chasselay appartenaient au Panzer-Regiment 8 de la 10. Panzer-Division. A la Wehrmacht donc. Et cette donnée vient contredire tous ceux qui, depuis 80 ans, entendent souligner la guerre « chevaleresque » menée par l’armée régulière allemande à l’ouest, en opposition notamment à celle menée en Union Soviétique à partir de juin 1941 et pour laquelle l’implication dans les crimes de ces soldats a été démontrée dans les années 1990.

Les photographies de Chasselay sont ainsi un élément historique de première importance qui nous fournit nombre de détails sur l’événement, son déroulé et ses auteurs. Et elles ne cesseront pas de nous interroger et même de nous gêner. Par cette volonté de mettre en image une mise à mort tout d’abord. Nous ne connaissons rien de ce photographe anonyme, si ce n’est qu’il n’est pas un agent des compagnies de propagande qui accompagnent les unités mais un simple soldat servant dans une unité de soutien des blindés. Puis par l’observation de l’attitude impassible des bourreaux, ainsi que par leur démarche jusqu’au-boutiste, allant même jusqu’à monter un blindé comme un cheval pour partir à la chasse des tirailleurs survivant dans une mise en scène quasi-cynégétique. Enfin, quelques mois après cette découverte, une autre photographie émergera via une nouvelle vente par internet. Elle est prise par un autre soldat allemand et nous montre le feu des mitrailleuses abattant la masse des tirailleurs et trois autres fuyant en courant. Il existe ainsi des sources qui nous échappent encore. Trop longtemps les historiens ont méprisé ces données émanant de simples soldats. Elles démontrent néanmoins ici leur importance historique.

Chasselay ne marque pas la fin des crimes de guerre dans la région. Des soldats africains sont exécutés au sein d’une colonne de prisonniers traversant l’Ain pour se rendre à Dijon. Dans le département voisin de la Loire, trois autres tirailleurs sénégalais sont exécutés. Enfin, dans les caves de la préfecture de Lyon, trois hommes sont assassinés le 22 juin 1940 par les soldats allemands. Deux sont d’origine nord-africaine et le troisième est originaire de l’Afrique subsaharienne. Tous les trois sont des civils et non des militaires.

Le Tata sénégalais de Chasselay

L’idée de regrouper les dépouilles des soldats coloniaux et de les honorer spécifiquement revient à Jean-Baptiste Marchiani, nous l’avons dit. Cet ancien mutilé de la Première Guerre mondiale dresse tout d’abord un état des lieux des sépultures commune par commune. Dans son rapport adressé au préfet, il propose dès l’été 1940 un projet de cimetière sur les lieux du carnage de Chasselay. Son dessein est ambitieux. Au-delà du simple cimetière, il entend également faire du site un lieu de pèlerinage pour les populations africaines avec notamment des structures d’accueil et de recueillement. Marchiani veut faire de ce site une emprise africaine en terre française. Pour cela, il entend lui donner un aspect singulier directement inspiré de l’architecture « soudanaise » et des mosquées du bassin du Niger couleur ocre rouge et flanquées de tours hérissées de pieux. Il sollicite l’aide du Père Aupiais, provincial des Missions Africaines de Lyon, pour le concevoir. A partir du  printemps 1942, les restes des tirailleurs sont exhumés des communes du département. Aux tirailleurs sénégalais sont adjoints deux légionnaires tombés le 19 juin 1940, ainsi que six soldats nord-africains extraits d’une colonne de prisonniers et exécutés dans la vallée de la Saône. 198 stèles uniformes et sans distinction religieuse sont ainsi érigées au sein du « Tata » dont le nom fait directement référence aux origines africaines des soldats qui y reposent puisqu’il signifie « enceinte de terre sacrée » en Wolof. Le portail s’orne de répliques de masques africains.

Dans un premier temps, Vichy ne s’implique que très timidement dans le projet. Marchiani doit opérer seul et mobiliser ses propres deniers. Les travaux débutent à la fin de l’année 1941 avec l’appui de tout un réseau local de solidarité mêlant notamment la population des villages alentours à des entreprises du bâtiment ou bien encore à des membres des chantiers de jeunesse. A l’occasion de la foire de Lyon en septembre 1942, Marchiani interpelle le ministre des colonies d’alors, Jules Brévié, qui visite le site et décide de s’impliquer dans sa cérémonie d’inauguration. En fait, Vichy compte monter une opération de propagande à destination de l’Empire à cette occasion. La cérémonie sera radiodiffusée. De la terre destinée à être répandue sur les tombes est acheminée depuis Dakar. Le grand imam de la mosquée de Paris sera présent pour les soldats musulmans.

L’inauguration du site intervient le 8 novembre 1942 mais loin du lustre espéré. Au matin du 8 novembre, les troupes alliées viennent en effet de débarquer en Afrique du Nord et les autorités vichyssoises déclinent en majorité l’hommage aux tirailleurs. Par la suite, avec l’invasion de la zone sud, les troupes allemandes réinvestissent le secteur. Entre novembre 1942 et le départ des troupes allemandes en septembre 1944, le « Tata » ne subira pas les foudres de l’occupant.

A la libération, le « Tata » reçoit un nouvel hommage à la fin du mois de septembre 1944 et des tirailleurs sénégalais ayant débarqué en Provence découvrent le sort funeste réservé à leurs aînés de 1940. Puis d’autres autorités se succèdent qui entendent faire du cimetière le symbole de la nouvelle « Union française » à venir. En 1945, comme en 1942 avec Vichy, l’origine du site et le martyre des soldats africains sont passés sous silence. Et lorsque le président de la République René Coty visite les lieux en compagnie d’élus africains en 1949, une nouvelle fois les massacres de 1940 sont négligés.

Avec les indépendances africaines, le « Tata » perd progressivement son rôle officiel de trait d’union mais les anciens des troupes coloniales et les associations africaines de Lyon lui maintiennent un indéfectible attachement.

Aujourd’hui, conséquences du travail des équipes de l’ONaCVG et de l’Education Nationale, les visites d’établissements scolaires se multiplient sur le site où chacun peu à la fois comprendre le rôle des soldats africains dans la défense de la France et les conséquences mortelles du racisme. Et si le rôle pédagogique du lieu est aujourd’hui reconnu de tous, on regrettera que le plan initial de Jean-Baptiste Marchiani n’ait pu aboutir dans son intégralité tant le site manque aujourd’hui de vraies capacités d’accueil.

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