L’œil de l’historien : Jean-Marie Guillon

1 décembre 2023

Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université d’Aix-Marseille. Historien de la France des années quarante et de la Provence contemporaine, il a co-organisé le colloque consacré à Varian Fry à Marseille en 1999 et, entre autres publications, a assuré avec Jean-Michel Guiraud l’édition des souvenirs de Daniel Bénédite, Un chemin vers la liberté sous l’Occupation. De Varian Fry au débarquement en Méditerranée. Marseille-Provence 1940-1944 (Éditions du Félin, 2017). Il est l’un des principaux contributeurs du Dictionnaire historique de la Résistance (François Marcot dir. avec Bruno Leroux et Christine Lévisse-Touzé, Robert Laffont, coll. « Bouquins », rééd. 2021) et préside le conseil scientifique du Mémorial du Débarquement et de la libération de la Provence du Mont Faron à Toulon.

VARIAN FRY ET LE CENTRE AMERICAIN DE SECOURS (1940-1942)

Diffusée par Netflix au printemps 2023, la série intitulée Transatlantique a été présentée par une grande partie des médias (y compris la presse dite « de référence ») comme « l’histoire vraie de Varian Fry ». Elle reprenait sans vérification les éléments de langage du producteur alors qu’il s’agissait d’une caricature wokiste, falsifiant l’action d’un homme et son contexte. Il est donc bon de revenir sur le « moment Fry » à Marseille.

La mission Fry

Parti de New York le 4 août 1940, Varian Fry arrive à Marseille le 14 août avec les noms de personnes, principalement des intellectuels et des artistes réfugiés en France, supposées menacées par l’article 19 de la convention d’armistice qui prévoit la livraison éventuelle d’antinazis au vainqueur. Émus par l’effondrement de la France, les milieux libéraux américains ont été mobilisés par l’American Friends of German Freedom, association fondée par des socialistes de gauche et proche du mouvement ouvrier juif américain. Elle a organisé le repas-débat qui, le 25 juin, à New York, à l’Hôtel Commodore, a créé l’Emergency Rescue Committee (ERC). Présidé par le Dr Kingdon, personnalité en vue de l’Eglise méthodiste, l’ERC bénéficie de l’engagement d’universitaires influents et d’institutions telles que le Musée d’Art moderne de New York ou la Fondation Rockfeller. Son action est appuyée par Eleanor Roosevelt, l’épouse du président, qui intervient auprès du Département d’État pour qu’il accorde des “ visas de sauvetage ” (emergency visa), hors des quotas d’immigration prévus par la loi. C’est pour évaluer la situation que le journaliste Varian Fry a accepté de partir en France. Sa mission doit se terminer le 29 août.

Marseille

Marseille est devenue la seule porte de sortie de France pour ceux qui veulent la quitter et gagner en particulier l’Amérique. Les associations d’assistance juives ou protestantes ont quitté Paris et s’y sont installées. Les consulats, à commencer par celui des États-Unis, sont pris d’assaut tout comme les bureaux des compagnies maritimes. Tous les candidats au départ (et beaucoup de ceux qui veulent continuer le combat) se trouvent à Marseille en cet été 1940. Dans le port surpeuplé, l’ambiance est « apocalyptique ». Mais, pour partir, encore faut-il franchir de nombreux obstacles, obtenir les autorisations de séjour, les visas d’entrée, de sortie, de transit, les garanties d’accueil aux Etats-Unis, des places sur les bateaux, des moyens de financement. C’est la course épuisante que décrit Anna Seghers dans Transit. Beaucoup, livrés à eux-mêmes, sont au désespoir et ont besoin d’aide. C’est pourquoi Fry décide de rester sur place.

La création du Centre américain de secours (CAS)

Le Centre américain de secours est officiellement déclaré le 28 août. Fry n’entend pas limiter son aide à des personnalités connues Outre-Atlantique. Il entend porter assistance à d’autres catégories de réfugiés, moins notoires, notamment politiques. Il reçoit ses premiers protégés à l’Hôtel Splendide, à côté de la gare Saint-Charles, par où il est arrivé, venant de Lisbonne. Il y a trouvé Frank Bohn, envoyé de la puissante American Federation of Labor (AFL), qui le fait bénéficier de ses contacts. Bientôt contraint au départ car jugé indésirable, Bohn lui laisse en charge ses propres “ clients ”, syndicalistes ou socialistes pourchassés. Assailli très vite de sollicitations, Fry s’entoure d’une équipe de jeunes, quelques Américains comme Myriam Davenport, des réfugiés d’Europe centrale dont Otto-Albert Hirschman, un étudiant socialiste parti d’Allemagne depuis plusieurs années et futur économiste de notoriété mondiale, Franz von Hildebrand, un monarchiste autrichien, Lena Fiszman, juive polonaise, etc. C’est avec eux que Fry crée la « filière américaine. »

Varian Fry

Il n’est pas tout à fait le novice naïf que l’on présente parfois. Né en 1907 à New-York, journaliste libéral spécialisé dans les affaires internationales, issu d’un milieu aisé, il a étudié l’histoire et les relations internationales à l’Université de Columbia. Il a voyagé en Europe et a même assisté à la chasse aux juifs lors d’un séjour en Allemagne en 1935. Engagé auprès de l’American Friends of German Freedom, il n’est pas sans expérience et sans engagement politique, même si celui-ci est éloigné des standards européens de gauche. Ceci permet de comprendre qu’il décide de rester à Marseille et d’aller au-delà de sa mission première. Il va s’investir dans l’aide aux réfugiés qui affluent à Marseille avec conviction, dignité et courage, n’hésitant pas à croiser le fer avec les représentants en France de son pays, comme avec les autorités françaises, n’hésitant pas non plus à s’affranchir de la légalité, contrairement à la plupart des autres acteurs de l’action humanitaire. La croisade qu’il entreprend le marquera à vie.

L’activité du CAS

Lorsque Daniel Bénédite, bras droit de Fry après Hirschman, prend contact avec lui, le 20 octobre, le CAS reçoit déjà des dizaines de visiteurs par jour. Son premier travail est d’accueillir, renseigner, mais aussi trier les demandeurs afin de choisir ceux que l’on va aider. Tâche difficile, qui suscite d’inévitables rancœurs. Conformément aux vœux des commanditaires américains, son choix porte sur des intellectuels, écrivains, scientifiques, artistes, si possible connus (pour faire connaître l’action de l’ERC et collecter des fonds), ensuite sur des réfugiés politiques antinazis (hors communistes « staliniens »). L’énumération de ceux auxquels le CAS est venu en aide entre 1940 et 1942 serait fastidieuse tant ils sont nombreux, mais pratiquement toute l’intelligentsia en exil, de la famille de Thomas Mann (réfugié aux Etats-Unis et patronnant l’ERC) à Hannah Arendt, en passant par Max Ernst, Chagall, Marcel Duchamp et tant d’autres, l’a sollicité.

Bien qu’elle sente le soufre, l’activité du CAS bénéficie de quelques appuis dans l’administration et la société locales ; il travaille avec d’autres organisations d’assistance ; il peut compter sur le vice-consul américain Hiram Bingham (l’un de ses seuls appuis au consulat). Mais maintenir, semaine après semaine, cette action relève de l’exploit. Il faut trouver des ressources, débloquer les situations, affronter les administrations, répondre aux exigences de « clients » parfois difficiles ou indélicats, satisfaire les demandes de l’ERC que les initiatives de Fry irritent au point de lui chercher un remplaçant.

Pour pouvoir accueillir la foule qui l’assaille, le CAS s’est installé le 5 octobre rue Grignan, non loin du Vieux Port, puis déménage pour un local plus grand le 1er janvier 1941, boulevard Garibaldi. L’improvisation des débuts laisse place (en partie) à un “ vrai ” service sous la houlette de Daniel Bénédite, ancien fonctionnaire de la Préfecture de police de Paris, socialiste révolutionnaire, embauché avec son camarade de guerre, l’ingénieur Jean Gemälhing. Alors que les premiers compagnons de Fry quittent la France, d’autres collaborateurs les remplacent, assistés par des bénévoles comme Stéphane Hessel qui, avant de rejoindre la France libre, est venu chez ses parents réfugiés à Sanary (et secourus par le CAS). La demi-douzaine de « permanents » du début dépasse désormais la quinzaine.

Le frein américain

Aux obstacles mis par Vichy et sa politique xénophobe, s’ajoutent les oscillations de la politique américaine qui alterne moments de fermeture et de relative ouverture. Dès le début, l’activité du CAS est dépendante de ces zigzags. À l’automne 1940, tout se bloque, les « clients » qui pourraient partir sont en attente. C’est pour les loger et avec eux une partie de l’équipe que Fry loue la fameuse villa Air-Bel dans la banlieue marseillaise où vont s’abriter en attendant le départ, notamment André Breton et sa famille. Durant ces mois, la villa devient l’un des points de ralliement et de création des artistes et écrivains qui se trouvent alors dans la région. Puis les départs par bateaux reprennent au début de 1941, plusieurs dizaines d’assistés, dont ceux d’Air-Bel, en bénéficient. Mais tout s’arrête à nouveau à la fin du printemps et l’avenir s’assombrit.

Le choix de l’illégalité

Les « clients » du CAS ont des statuts très divers. Certains doivent être sortis de camp d’internement, notamment de celui des Milles (Aix-en-Provence), créé précisément pour leur permettre de faire les démarches. Beaucoup, comme les ressortissants du Reich en âge de porter les armes, sont interdits de départ.

Pour les aider, le choix de l’action illégale a été fait d’emblée. Hirschman, puis le roumain Verzeanu et Jean Gemälhing s’en sont chargés : faux papiers, filières de passage par les Pyrénées, tentatives de départs par mer. Toutes ces activités nécessitent de l’argent. Celui qui vient des Etats-Unis couvre plus mal que bien les activités légales. Les avoirs que laissent des réfugiés en partance (et qu’il faudra compenser), les fonds qu’apportent les riches héritières Mary-Jayne Gold et Peggy Guggenheim, ceux que fournissent d’autres filières (services britanniques, réseaux antifascistes italiens, etc.) doivent être négociés au marché noir. Daniel Bénédite, responsable de la double comptabilité du CAS, s’en charge non sans subir les conséquences de la fréquentation d’un milieu pour le moins trouble. Cette activité ne pouvait tout à fait passer inaperçue des polices, de la douane et des autorités de Vichy.

La fin du CAS

Le CAS est dans le collimateur des autorités. Apparaissant dans des affaires de départs clandestins, de transactions illicites ou de faux papiers, ayant des contacts avec des opposants notoires, aidant des réfugiés comme le révolutionnaire Victor Serge ou les anciens ministres sociaux-démocrates Breitscheid et Hilferding, recherchés par les nazis, il ne pouvait échapper à une surveillance, des perquisitions, des interpellations, comme lors du voyage du maréchal Pétain à Marseille en décembre 1940, des arrestations comme celle de Bénédite pour trafic d’or.

Mais le Département d’État et ses représentants en France, irrités par l’attitude de Fry, n’ont pas été les moindres de ses adversaires. Pour Vichy comme pour l’ambassade américaine en France, il est un gêneur dont il faut se débarrasser. L’intendant de police, le très pétainiste Rodellec du Porzic, ne le lui cache pas. Expulsé, Fry, le « boss », aimé de tous ces collaborateurs, doit quitter la France le 6 septembre 1941.

Le CAS n’en continue pas moins officiellement plusieurs mois. Alors que Gemälhing a été arrêté pour gaullisme, Bénédite assure sa direction, aidé par son épouse et quelques compagnons fidèles. Les départs par bateaux ont pu reprendre, l’aide s’étend aux réfugiés républicains espagnols, Air-Bel devient un centre d’accueil pour Alsaciens. Mais tout s’effondre le 2 juin 1942. Le CAS, utilisé par des trotskistes, est perquisitionné, ses fonds sont saisis, ses responsables sont inculpés. Il est fermé fin septembre. Avec l’argent qui reste en caisse, Bénédite et ses compagnons, qui ont préféré s’éloigner de Marseille, continuent à aider financièrement des réfugiés coincés en France.

Au moins 1 200 réfugiés ont pu sortir de France grâce au CAS, dont 400 après l’expulsion de Fry, 4 000 ont été assistés, dont 600 par une allocation. Chaque mois entre 200 et 500 colis ont été envoyés à des internés ou des réfugiés dans le besoin. Il a soutenu le reclassement de ceux qui ne pouvaient partir.

Le CAS n’est pas la plus importante des organisations d’assistance, mais il est la plus connue grâce à la qualité de ses protégés et de ses collaborateurs. Par ses choix, il est celle qui préfigure le mieux l’action humanitaire que nous connaissons aujourd’hui.

De l’assistance à la Résistance

La suite est une autre histoire, mais elle mérite quelques lignes. Plusieurs des collaborateurs de Fry intègrent la Résistance. Jean Gemälhing, arrêté en novembre 1941 pour sa participation au mouvement d’Henri Frenay, s’engage plus avant dans Combat à sa sortie de prison et dirige son service de renseignement, puis celui des MUR (Mouvements unis de la Résistance). Bénédite, qui juge les mouvements « gaullistes » peu sérieux, travaille avec les socialistes résistants (Daniel Mayer, Gaston Defferre, avocat du CAS) et les services alliés, avant de créer une exploitation forestière dans le Haut-Var qui sert de couverture à ses activités clandestines et à celles de ses amis du réseau Tartane-Masséna (le Dr Schmierer en particulier). Arrêté en mai 1944 après un parachutage d’armes, il est emprisonné à Marseille par les Allemands jusqu’à la Libération. Le critique musical Charles Wolff, qui l’avait rejoint à Marseille et s’occupait de l’aide aux Alsaciens, est mort sous la torture à Toulouse. Renouant avec Fry à la Libération, Bénédite lui écrit : « Quand maintenant nous faisons le compte des amis, des copains laissés en cours de route, nous nous apercevons que les pertes ont été terribles. »

De l’oubli à l’hommage

Varian Fry ne s’est jamais vraiment remis du « moment Marseille ». Retourné à New York, il irrite pour ses critiques contre la politique d’immigration américaine, il alerte dans la presse sur « Le massacre des Juifs » (21 décembre 1942, The New Republic). Il rompt avec l’ERC qui l’a écarté. Il ne peut publier qu’une version abrégée de ses souvenirs en décembre 1945 (Surrender on demand). La plupart de ceux qu’il a aidés l’oublient. Désillusionné, dépressif, il s’éloigne de la gauche libérale et de la vie politique. Il faut attendre les années 1960 pour que l’on commence à lui rendre hommage. Il meurt le 12 septembre 1967, peu après avoir été décoré de la Légion d’Honneur grâce notamment à Stéphane Hessel. Il était en train de réécrire ses souvenirs dont une version pour les jeunes est publiée (Assignment : Rescue). En 1993, le Mémorial de l’Holocauste de Washington est inauguré avec une exposition consacrée à son action. En février 1996, il est le premier Américain à recevoir le titre de « Juste parmi les Nations » par le Mémorial de l’Holocauste Yad Vashem de Jérusalem. En France, le rôle de Fry a été redécouvert avec la publication des souvenirs de Daniel Bénédite, La filière marseillaise, en 1984, les travaux des historiens et germanistes sur l’internement des étrangers, le camp des Milles, la Résistance humanitaire, le rôle de Marseille comme plaque tournante de l’assistance aux réfugiés. Les expositions et le colloque, organisés à Marseille et Aix-en-Provence, en 1999 avec les derniers survivants du CAS, consacrent son entrée dans l’histoire et la mémoire sur le plan local et au-delà.

Victor Serge, qui fut l’un de ses protégés, a résumé en une phrase ce que l’on peut retenir de son action à Marseille : « Ce fut en vérité la toute première résistance avant que le mot soit apparu ».

Pour en savoir plus :

Daniel Bénédite, Un chemin vers la liberté sous l’Occupation. De Varian Fry au débarquement en Méditerranée, Jean-Marie Guillon et Jean-Michel Guiraud éd.,  Éditions du Félin, 2017.

Varian Fry, « Livrer sur demande… ». Quand les artistes, les dissidents, les Juifs fuyaient le nazisme (Marseille, 1940-1941), Agone, 2017.

Mary-Jane Gold, Marseille année 40, Phébus, 2001.

Jean-Marie Guillon dir., Varian Fry, du refuge … à l’exil, Actes Sud, 2 000.

Sheila Isenberg, Varian Fry. L’homme qui sauva la vie de Marc Chagall, Max Ernst, André Breton et 2000 autres personnes, L’Archipel, 2023.

Jean Malaquais, Planète sans visa, Phébus, 2001.

Anne Seghers, Transit, Autrement, 2018.

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