L’oeil de l’historien : Jean-François Jagielski

5 octobre 2020

Jean-François Jagielski est enseignant, spécialiste de la Première Guerre mondiale. Membre du collectif de recherche international et de débat sur la guerre de 1914-1918, il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à la Grande Guerre dont Le Soldat inconnu, Invention et postérité d’un symbole, 2005.


La tombe du Soldat inconnu français : un lieu consensuel ?

Nous allons commémorer, ce 11 novembre, le centenaire de l’arrivée du Soldat inconnu à Paris. Il fut amené jusqu’au 28 janvier 1921, date de son inhumation définitive, dans une partie haute de l’Arc de Triomphe de l’Etoile pour y être honoré, bien que ce ne soit pas ce lieu mais le Panthéon qui avait été pressenti par les autorités de l’État. Ce qui aurait pu être un moment de pur recueillement, lié au deuil de la nation française, ne le fut pas.

Origine du concept

« Pourquoi la France n’ouvrirait-elle pas les portes du Panthéon à l’un de ces combattants ignorés mort bravement pour la patrie, avec pour inscription sur la pierre, deux mots : un soldat et deux dates : 1914-1916 ? » Ces paroles, prononcées le 26 novembre 1916 par le président du Souvenir français, Francis Simon, lors d’une cérémonie au cimetière de Rennes, furent à l’origine du concept de Soldat inconnu. Pour autant, dans un premier temps, l’idée ne suscita ni écho ni enthousiasme de grande ampleur. Pendant deux ans, les choses devaient rester en l’état.

Le 12 juillet 1918, lors de la remise des prix du lycée Marceau de Chartres, le député Maurice Maunoury, reprit dans un discours l’idée d’inhumer un soldat anonyme au Panthéon. S’ensuivit une proposition de résolution à la Chambre défendue par Maunoury et deux autres députés. Au début, ce projet ne fit pas l’unanimité : le rapporteur du projet Lefas démontrait que le symbole de l’Inconnu souffrirait de limites restrictives gênantes et inaugurerait ainsi une série de polémiques.

Polémiques et instrumentalisation politique autour de deux lieux

La question du choix du lieu d’inhumation, le Panthéon, fut  soulevée dès 1918 et occasionna bien des débats. Il fit l’objet de maintes polémiques initiées par une campagne de presse appuyée, menée conjointement par L’Action française et L’Intransigeant, poursuivie à la Chambre et au Sénat. Outre la prolifération de projets commémoratifs qui foisonnèrent dès la signature de l’armistice mais aussi le début de longues tergiversations sur le devenir des corps des soldats morts ou disparus, le gouvernement Leygues voulut mener de front, le 11 novembre 1920, deux commémorations aussi divergentes que l’inhumation d’un soldat inconnu et la célébration du cinquantième anniversaire de la République. A cette fin, il avait été prévu de déposer au Panthéon le cœur de Gambetta et le corps du Soldat inconnu. En fixant ces deux cérémonies le même jour, les représentants de la nation s’étaient enfermés dans une position sujette à controverses. Les décisions se faisaient attendre, puisqu’en dehors de discours – d’ailleurs souvent contradictoires et à la chronologie discutable puisque le cinquantenaire aurait dû être célébré le 4 septembre – rien n’était acté début novembre 1920.

La querelle porta d’abord principalement sur le lieu où reposerait le corps de l’Anonyme. Le gouvernement, suivant en cela le souhait de Francis Simon, avait d’abord pressenti le Panthéon.  Ce choix en faveur d’un lieu aussi élitiste, qui plus est mal connu des Français, déclencha une tempête de protestations, tant dans la presse que dans les assemblées. La séance du 8 novembre 1920 à la Chambre – à  deux jours de la désignation d’un corps anonyme dans la citadelle de Verdun – fut tout sauf le grand moment attendu d’Union sacrée. Léon Daudet, député d’extrême-droite appartenant à l’Action française, en profita pour attaquer violemment le choix du Panthéon, lieu de culte républicain encore plus honni alors qu’y reposait depuis 1908 le corps de Zola, l’auteur de La Débâcle… et le soutien du capitaine Dreyfus.

Or, la droite et l’extrême-droite avait fait savoir par une puissante campagne de presse que le lieu qui convenait au Soldat inconnu n’était pas le Panthéon mais l’Arc de Triomphe de l’Étoile. Le précédent gouvernement y avait fait ériger un cénotaphe et organisé une veillée funéraire dans la nuit du 13 au 14 juillet 1919. C’est sous ce même Arc de Triomphe que le lendemain avait été organisé le défilé allié de la Victoire. Une association d’anciens combattants idéologiquement proche de l’Action française, La Ligue des Chefs de Section dirigée par l’écrivain et ancien combattant Binet-Valmer, avait même menacé le gouvernement Leygues d’exhumer un corps anonyme de l’ancien champ de bataille et de le placer en travers du cortège qui conduirait les restes du Soldat inconnu et le cœur de Gambetta au Panthéon… On mesure à quelles pressions était soumis le gouvernement.  

A gauche, le mélange des cérémonies n’était pas mieux perçu. Le député socialiste Alexandre Bracke  reprocha  au gouvernement soutenu par la Chambre Bleu horizon de vouloir organiser une cérémonie militariste visant à « cacher les états-majors vivants derrière le cadavre, symbole de tous les morts. » Il fallut attendre l’intervention apaisante des députés Vidal et Sangnier pour ramener un peu de calme dans l’hémicycle. L’un d’eux déclara : « Permettez-moi de vous dire avec tout mon cœur […] que si celui que vous allez transporter demain sur l’affût d’un canon pouvait assister, de je ne sais où, à cette séance abominable […], celui-là, quel qu’il soit […] vous aurait dit : « Je vous en prie, laissez-moi où je suis. Laissez-moi sous la terre où je suis tombé, sous la terre que j’ai défendue et sur laquelle je suis mort pour la défense des libertés sacrées, mais par pitié ne me mêlez en aucune façon à vos luttes politiques, à vos querelles intestines que j’avais crues un moment écrasées à jamais par mon suprême sacrifice. » Ces propos fédérateurs calmèrent temporairement les esprits. Comme l’avait rappelé le député André Paisant dans Le Journal du 27 octobre, les Britanniques se préparaient, eux, à inhumer sereinement un Tommy inconnu dans l’abbaye de Westminster… Le temps n’était plus désormais à la controverse mais à l’action. L’Arc de Triomphe de l’Étoile avait su trouver in extremis de farouches défenseurs. Le président du Conseil, Georges Leygues, ménagea au final la chèvre et le chou. Le Soldat inconnu serait accueilli le 11 novembre avec le cœur de Gambetta au Panthéon qui y resterait. L’Inconnu poursuivrait quant à lui sa route jusqu’à l’Arc de Triomphe.

Désignation

            La désignation du Soldat inconnu eut lieu en la citadelle de Verdun. Le ministre des Pensions, André Maginot, demanda aux commandants des neuf régions militaires « de faire exhumer dans un endroit qui restera secret » neuf corps anonymes. Dans les faits, seuls huit corps furent retenus. Un doute subsistait pour l’un d’entre eux. Ce doute n’était bien sûr  pas permis quant à la nationalité de celui qui allait reposer sous l’arche parisienne. Le 10 novembre, le ministre se rend à Verdun et préside la cérémonie funèbre. Auguste Thin, simple soldat du 132e R.I., est désigné pour déposer un bouquet de fleurs cueilli sur le champ de bataille sur l’un des huit cercueils. Comme il le confiera ultérieurement, en ajoutant mentalement les chiffres de son unité, il fixe son choix sur le 6e cercueil. Celui-ci est immédiatement transporté par train vers Paris pour les cérémonies prévues à cet effet. Du fait des nombreuses tergiversations, le corps du Soldat inconnu ne sera finalement définitivement inhumé à l’endroit où il repose aujourd’hui que le 21 janvier 1921.

La Flamme du Souvenir

            Le culte de l’Inconnu fut populaire et la tombe ne se retrouva jamais délaissée, ni par les officiels ni par les anonymes. Pourtant, désirant réactiver cette notoriété, Léon Bailby et Gabriel  de Boissy, membres de la rédaction de L’Intransigeant et initiateurs en 1920 de la campagne de presse en faveur de l’Arc de Triomphe, reprirent du service initiant pour le 11 novembre 1923 la mise en place de l’associationLa Flamme sous l’Arc de Triomphe. L’idée fédératrice de ses membres fondateurs était d’organiser une manifestation quotidienne autour de la tombe, en demandant aux associations d’anciens combattants de venir raviver une flamme qui jamais ne devait s’éteindre. Le succès de cette initiative fut rapide, comme en témoigne Gabriel de Boissy dans L’Illustration du 10 novembre 1923 : « La foule, aussitôt, élevait sa grande voix. L’appel apaisait son obscur désir. Elle apaisait son obscur désir. Elle adhérait à notre vœu avec une ferveur religieuse si profonde qu’on était impressionné par la grande réserve d’âme qui, soudain, jaillissait. » La tombe dut bien sûr subir un aménagement spécial. Plusieurs projets furent mis à l’étude. Un ferronnier qui voulut garder l’anonymat – il s’agit en fait d’Edgard Brandt épaulé par l’architecte Henry Favier pour la réalisation du disque – réalisa des prouesses techniques pour que la flamme fut visible et ne s’éteigne jamais sous l’arche venteuse. Dans l’esprit du comité, « La Flamme comme un feu follet jaillira du sol. Elle sera comme l’âme du Mort résurgente. Elle palpitera. Elle veillera. » C’est André Maginot qui eut l’insigne honneur de procéder au premier ravivage.

Postérité conflictuelle

            Pour autant, l’espace sacré voulu autour de la tombe ne le demeura que très partiellement. Dans les années trente, nombre de formations politiques de droite et d’extrême-droite, des Croix de Feu du lieutenant-colonel de La Rocque aux Francistes de Marcel Bucard, tentèrent de « récupérer » la tombe du Soldat inconnu, ce symbole muet à qui chacun pouvait faire dire ce que bon lui semblait… Les gardiens de la Flamme n’étaient pas très regardants face à ce genre de manifestations qui allaient pourtant à l’encontre des valeurs de la République. Les Allemands durant l’Occupation autorisèrent le maintien des cérémonies de ravivage de la Flamme, à l’expresse condition que ce culte demeure purement funéraire et non patriotique. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’en  mai 1968, notamment au cours des conflits de décolonisation (Indochine et Algérie) eurent lieu – certes sporadiquement mais aussi régulièrement – nombre de manifestations, voire de contre-manifestations, opposant la droite et la gauche qui, tour à tour, tentèrent de s’approprier ou se réapproprier le symbole pour justifier les causes qu’ils entendaient défendre. L’espace sacré fut parfois contesté et malmené par des actes isolés, à l’image de ce « sinistre individu, genre Saint-Germain-des-Prés [qui] a ignominieusement profané la tombe du Soldat inconnu, dans la nuit du réveillon 1958, en allant faire cuire des œufs sur la Flamme. » Le 26 août 1970, la romancière féministe Monique Wittig poussa même la provocation en organisant autour de la tombe une manifestation féministe où elle déclara devant un parterre de journalistes réunis à cet effet : « Il y a encore plus inconnu que le soldat inconnu, sa femme. » Très récemment encore, les abords de la tombe redevinrent un point de cristallisation de la contestation des « Gilets jaunes ».

Pour aller plus loin :

Jean-François Jagielski, le Soldat inconnu. Invention et postérité d’un symbole, Paris, Imago, 2005, 248 p.

Jean-François Jagielski, « Autour de la tombe du Soldat inconnu français : un débat engagé », à paraître sous peu en ligne sur le nouveau site du C.R.I.D. 14-18.

Thierry Hardier, Jean-François Jagielski, « Le corps des disparus de la Grande Guerre. L’impossible deuil », consultable en ligne :https://horizon14-18.eu/wa_files/le_20corps_20des_20disp.pdf

Thierry Hardier, Jean-François Jagielski, Combattre et mourir pendant la Grande Guerre (1914-1925), Imago, 2001 (rééd. 2004), 375 p.

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