L’œil de l’historien : Guy Pervillé

7 avril 2021

Guy Pervillé, professeur émérite des universités françaises, travaille depuis un demi-siècle sur l’histoire de l’Algérie contemporaine et de la guerre d’Algérie. Il a publié plusieurs livres, dont le dernier en date : Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire. Paris, Vendémiaire, 2018,  667 p

La relance de la guerre des mémoires, deux ans avant le 60ème anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie

L’approche du 60ème anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, coïncidant à peu près avec celle de la future élection présidentielle française (avril 2022), a suscité des prises de position anticipées des divers groupes mémoriels en France et en Algérie avec deux ans d’avance.

Les premiers à s’inquiéter ont été les défenseurs de la mémoire de l’Algérie française, toujours  méfiants envers les intentions d’Emmanuel Macron depuis sa déclaration de candidat faite à Alger le 15 février 2017, et reconnaissant la colonisation comme étant un « crime contre l’humanité ». Même si le président Macron élu le 7 mai 2017 s’est montré depuis beaucoup plus prudent, il n’a jamais réussi à faire oublier cette imprudente déclaration, ni d’un côté, ni de l’autre.

Du côté des défenseurs de l’Algérie française, le président de la République, bien qu’il se soit  abstenu de la répéter dans son voyage à Alger du 6 décembre 2017, a entretenu leur méfiance en reconnaissant officiellement la mort de Maurice Audin, « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile », et la responsabilité d’un «  système légalement institué qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques »,  le 14 septembre 2018. C’est pourquoi la déclaration qu’il a faite devant plusieurs journalistes le 25 janvier 2020 – « Je suis très lucide sur les défis que j’ai devant moi d’un point de vue mémoriel, et qui sont politiques (…). La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique. Je le sais depuis ma campagne. Il est là, et je pense qu’il a à peu près le même statut que la Shoah pour Jacques Chirac en 1995 » – a ranimé leurs pires craintes. Ils ont donc réagi très vite quand le président algérien Abdelmadjid Tebboune, dans une interview publiée par le quotidien économique français L’Opinion le 13 juillet 2020, a cru bon d’annoncer que les différends mémoriels algéro-français étaient sur le point d’être réglés par une commission mixte dans laquelle figureraient Benjamin Stora et une haute personnalité algérienne (le directeur des archives nationales algérienne Abdelmadjid Chikhi).

A la suite de nombreux échanges de vues, un « collectif des Français rapatriés d’Algérie et leurs amis contre la repentance » s’est mis d’accord sur le texte d’une lettre commune au Président de la République datée du 15 novembre 2020, approuvée par 34 associations ou organes de presse et proposée à la signature de tous ceux qui voudraient la signer et l’adresser individuellement à l’Elysée. Ils lui déclaraient que « les Français d’Algérie sont attentifs à votre démarche tournée vers l’avenir, sachant qu’elle n’est possible que dans le respect de leur mémoire et le refus catégorique de toute repentance. Une intervention forte de votre part le 5 décembre 2020, journée nationale aux Morts pour la France et aux victimes de la guerre d’Algérie pourrait être de nature à les rassurer » (vœu qui n’a pas été exaucé).  

Du côté de la présidence de la République française, une lettre de mission a été adressée à Benjamin Stora par le président Macron le 24 juillet 2020, lui demandant de « dresser un état des lieux juste et précis de ce qui a d’ores et déjà été accompli dans notre pays sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ainsi que de la perception qui en est retenue de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée ». Le président Macron souhaitait, également « que vous formuliez très librement vos recommandations sur les gestes à effectuer et les actions à engager dans les mois et années à venir, dans notre pays comme dans ses liens avec l’Algérie, afin d’avancer dans ce travail de mémoire si difficile et pourtant si nécessaire à notre avenir ». Le rapport Stora devait être préparé pour la fin de l’année 2020 et il fut remis officiellement à l’Elysée le 20 janvier 2021[1]. Ce rapport, conforme à la commande reçue du président Macron, a reçu en France le soutien de plusieurs historiens et militants de gauche, mais il a été critiqué de deux côtés, par quelques anticolonialistes résolus qui lui ont reproché de ne pas l’être assez, et par des partisans de l’Algérie française qui lui ont reproché de l’être trop. J’ai formulé mon avis, personnellement et en collaboration avec mon collègue Jean-Jacques Jordi (au nom d’un groupe d’historiens en liaison avec le Groupe de recherche des Français disparus en Algérie). Il nous est apparu que le rapport Stora avait eu le tort de négliger la différence fondamentale entre les mémoires et l’histoire[2], et d’attendre une réponse positive du côté algérien qui n’était pas venue.

En effet, du côté algérien, rien ne s’était passé depuis l’interview du président Tebboune en septembre 2020, parce que celui-ci avait été longtemps immobilisé par ses deux hospitalisations en Allemagne causées par le COVID-19. Après le dépôt du rapport Stora le 20 janvier, les premières réactions avaient été beaucoup plus sévères en Algérie qu’en France, et le 8 février 2021 le porte-parole du gouvernement algérien, Ammar Belhimmer, avait formulé un jugement qui semblait définitif : « le criminel fait tout pour éviter de reconnaître ses crimes. Mais cette fuite en avant ne pourra pas durer ». La tentative algérienne de rapprocher les mémoires des deux peuples semblait donc avoir totalement échoué. C’est encore l’avis du directeur des archives nationales algériennes, Abdelmadjid Chikhi[3], qui vient d’exprimer son mécontentement sur le rapport Stora le 23 mars dans une dépêche de l’AFP : « C’est un rapport franco-français. Il ne nous a pas été transmis de manière officielle pour que l’on soit dans l’obligation, au moins morale, de répondre sur son contenu. Officiellement, c’est comme si ce rapport n’existait pas. » Et il a répété : « Peu de pays ont subi ce qu’a subi l’Algérie concernant son patrimoine historique, intellectuel et culturel. Ce qui a été pillé doit être restitué.  Comment arriver à la vérité historique quand l’intégralité de notre histoire est entreposée en France et ailleurs à l’étranger ? »

Mais le président Tebboune, enfin revenu à son poste, avait repris l’initiative à partir du 18 février 2021. Après avoir d’abord annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, un prochain remaniement ministériel et des mesures d’amnistie pour les manifestants du hirak ayant fait l’objet de condamnations, il a parlé des relations franco-algériennes dans sa conférence de presse du 1er mars. Il a « mis en avant sa relation ‘cordiale’ avec le Président français, qui a permis d’atténuer une certaine crispation dans les positions ». Il a fait état, dans ce sens, de « puissants lobbies en France, notamment un, impliquant des voisins, et qui s’emploie à parasiter les relations entre les deux pays, et un autre représentant ceux qui ont perdu leur paradis (l’Algérie) et qui leur reste en travers de la gorge ». Le Président français, a-t-il poursuivi, « est au courant du puissant lobby qui cherche à saper les relations entre les deux pays ». Répondant à une question sur le dossier de la Mémoire et la reconnaissance par la France de ses crimes coloniaux en Algérie, et principalement les explosions nucléaires, il a affirmé que « les bonnes relations de l’Algérie ne sauraient être au détriment de l’Histoire ou de la mémoire » : « Nous ne renoncerons jamais à notre mémoire qui ne peut faire l’objet de marchandage, mais les choses doivent se régler intelligemment et sereinement », a-t-il souligné. On peut en déduire que le président algérien a voulu laisser la porte ouverte à un rapprochement avec la France, pour essayer de renforcer sa légitimité affaiblie au moment où elle est de nouveau contestée par la renaissance du hirak.

Dès le lendemain 2 février 2021, recevant les petits-enfants d’Ali Boumendjel, le président Macron a mis en application la politique des petits pas préconisée par Benjamin Stora dans son rapport, en reconnaissant au nom de la France que l’avocat et militant nationaliste Ali Boumendjel avait été « torturé et assassiné » par l’armée française le 23 mars 1957 après avoir été arrêté lors de la Bataille d’Alger. Il s’appuyait en cela sur le témoignage, plus de 40 ans après l’événement, du général Aussaresses qui avoua en 2001 avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de tuer Ali Boumendjel et de maquiller le crime en suicide. Mais celui-ci a toujours nié avoir recouru à la torture dans son cas. Quant aux circonstances de ce crime, elles ne sont à aucun moment éclairées par des faits historiques.  D’autre part, on peut se demander si l’Algérie a bien entendu la volonté exprimée par le président Macron à la fin de sa déclaration, de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, des deux côtés de la Méditerranée, les moyens de connaître la vérité. A-t-elle entendu aussi qu’« aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté » ? Nous n’en sommes pas sûrs, car la politique mémorielle algérienne a toujours été fondée sur l’idée que l’Algérie n’est responsable de rien puisque la France est coupable de tout.

Après avoir enquêté sur l’affaire Ali Boumendjel, en m’appuyant surtout le livre de Malika Rahal (Ali Boumendjel, une affaire française, une histoire algérienne) paru en 2010, et sur le site 1001disparus.org créé en 2018 pour répertorier tous les morts et disparus de la « bataille d’Alger », j’ai constaté que cette affaire, si elle justifie bien un désaveu des actes commis arbitrairement sous l’autorité du général Massu en 1957, n’en reste pas moins beaucoup plus obscure que l’affaire Audin survenue quelques mois plus tard. Mais il ne faut pas confondre le sort individuel tragique d’Ali Boumendjel et la décision de déclencher une offensive terroriste contre la population européenne d’Alger prise par Abane Ramdane et les autre membres de la direction centrale du FLN installée à Alger en septembre 1956 après le Congrès de la Soummam[4].

Au-delà de ce premier cas, la multiplication des gestes mémoriels préconisée par le rapport Stora risque de rallumer la guerre des mémoires opposant les divers groupes rivaux qui s’opposent en France, en donnant l’impression d’un déséquilibre entre les commémorations « anticolonialistes » et « colonialistes », ou en suscitant de véhémentes controverses. Un très bon exemple a été fourni par la proposition de transférer au Panthéon le corps de l’avocate anticolonialiste Gisèle Halimi, qui a suscité le véto de 51 femmes et filles de « harkis », parce qu’elle employait ce mot comme synonyme de « traitre ». Ce fait est d’autant plus frappant que l’association « Harkis et droits de l’homme » dirigée par Gilles Manceron et Fatima Besnaci Lancou était jusque-là à la charnière de la gauche « anticolonialiste » et de la droite « colonialiste » ; or elle a été divisée par cette initiative, le premier des deux approuvant la proposition de Benjamin Stora quand la seconde prenait l’initiative de la pétition contre celle-ci. Il prouve que la guerre des mémoires est toujours susceptible de diviser les divers groupes mémoriels français, dont les uns approuvent la cession de l’Algérie au FLN alors que les autres la jugent illégitime.

D’autres cas litigieux pourraient apparaître si le président Macron choisissait d’honorer certaines des 318 personnalités que le collectif dirigé par Pascal Blanchard a proposé le 10 mars dernier sous le titre « Portraits de France. Le recueil des noms des quartiers, des diversités et des diversités territoriales »[5]. Si certains de ces noms ne posent aucun problème – comme les Belges Annie Cordy et Jacques Brel, ou l’Américaine Joséphine Baker – d’autres risquent de scandaliser une partie de l’opinion publique française, comme le père fondateur du nationalisme algérien Messali Hadj  – même si son parti le MNA lutta plus contre le FLN que contre la France – et surtout l’intellectuel antillais rallié au FLN Frantz Fanon, connu pour son livre posthume Les damnés de la terre qui préconisait la violence aveugle des colonisés contre les colonisateurs comme un moyen de purifier les premiers de l’oppression imposée par les seconds. Etant donné que j’ai déjà réagi contre une initiative proposant de donner son nom à une rue de Bordeaux en 2019, je me permets de renvoyer à ces prises de position sur mon site[6].

Le président aura fort à faire pour satisfaire tous les groupes de mémoire, en faisant le grand écart entre « le 25 septembre, journée d’hommage aux harkis et autres membres de formations supplétives dans la guerre d’Algérie, et le 17 octobre (1961), symbole de la répression des travailleurs algériens en France ». Il risque gros à multiplier davantage encore les célébrations antagonistes.

Quant au rapprochement des politiques mémorielles française et algérienne, elle me paraît utopique jusqu’à preuve du contraire, et l’approche du 60ème anniversaire des accords d’Evian n’y change rien. Rien ne permet de croire, jusqu’à présent, que le traité d’amitié franco-algérien inspiré du traité franco-allemand de 1963 ait davantage de chances de succès aujourd’hui qu’en 2003-2006, contrairement à ce que semble espérer Benjamin Stora (p 118 de son rapport) : « À l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie en 2022, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié entre les deux peuples reste plus que jamais d’actualité ». Seule l’idée d’une commission « Vérité et réconciliation » à la française inspirée du modèle sud-africain de 1995, visant à accélérer le passage des mémoires à l’histoire, me paraît une bonne idée à condition d’être réalisée avec une inébranlable volonté d’impartialité.

C’est pourquoi il me paraît nécessaire de mettre en garde le président Macron contre des initiatives irréfléchies susceptibles de diviser et d’opposer les porteurs de mémoires les uns contre les autres. Au contraire, il me semble beaucoup plus utile de convaincre tous ces porteurs de mémoires que le moment est venu de distinguer clairement entre les mémoires et l’histoire, parce que la dernière génération des acteurs et des témoins de la guerre d’Algérie achèvera de disparaître dans vingt ou trente ans, et que seule l’histoire a des chances de leur survivre à long terme.

Guy Pervillé


[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/01/20/remise-du-rapport-sur-la-memoire-de-la-colonisation-et-de-la-guerre-dalgerie .

[2] Voir sur mon site : « Réponse au rapport de Benjamin Stora ( http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=458 ), et « Analyse critique  du rapport de Benjamin Stora par Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé » (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=460).

[3] Voir sur mon site ma « Réponse à M. Abdelmadjid Chikhi », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=455 .

[4] On trouvera mes conclusions sur cette affaire sur mon site : « Que savons-nous sur l’affaire Ali Boumendjel ? » (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=466 ).

[5] Voir https://www.huffingtonpost.fr/entry/ces-figures-de-la-decolonisation-retenues-pour-illustrer-lhistoire-francaise_fr_6048a98fc5b6cf72d0930b4b.

[6] Voir « Lettre au maire de Bordeaux Alain Juppé » (20019) (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=432), et « A propos de Frantz Fanon, réponse à Gaston Kelman » (2019)

( http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=433).

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