L’œil de l’historien

4 septembre 2023

Thomas Rabino, Laure Moulin, Résistante et sœur de héros

Né en 1980, Thomas Rabino est journaliste à Marianne pour les pages culture, politique et société. Historien diplômé de l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de la Résistance, il est l’auteur de plusieurs ouvrages salués par la critique (Le réseau Carte, L’autre Jean Moulin, Laure Moulin) et d’un essai sur la culture de guerre américaine (De la guerre en Amérique) qualifié d’« indispensable » par Emmanuel Todd.

Extraits Thomas Rabino, Laure Moulin. Résistante et sœur de héros, Paris, Perrin, 2021, pp. 7-26.

Prologue

Saint-Andiol, mi-juillet 1943. Le petit village à cheval sur la nationale 7 est écrasé par la chaleur. Un élégant trentenaire, cheveux plaqués en arrière, fine moustache, large carrure, vient de parcourir à vélo la vingtaine de kilomètres qui le séparent d’Avignon. Avec son allure, le commissaire Charles Porte ne manquerait pas de se faire remarquer si, à cette heure, les rues n’étaient pas vides.

La maison des Moulin est la première, sur sa droite, juste avant la route de Verquières. Une bâtisse typiquement provençale, carrée, deux étages, des encadrements de fenêtres bordés de blanc, derrière lesquels vivent Blanche Moulin et sa fille Laure, professeur d’anglais ne profitant guère de ses vacances. Car Laure est inquiète. La dernière lettre de son frère remonte au 17 juin. En avril, dans ce même salon, il l’avait bien prévenue d’une prochaine mise au vert, mais ce silence tranche avec ses habitudes. L’angoisse ronge cette femme entrée dans la cinquantaine, dont la retenue quotidienne prend, au premier abord, des airs d’austérité. Ses rides, légères au début de la guerre, se sont creusées sous le poids des soucis.

La cloche du portillon retentit. Rien qu’au regard de cet homme, Laure comprend. C’est le garde du corps de Jean. Il vient de loin. Elle garde une contenance pour ne pas alarmer sa mère, et s’isole en compagnie du résistant.

Son frère a été arrêté à Lyon le 21 juin, puis transféré à Paris.

Le choc aurait pu être plus fort encore, car Porte ne souffle mot sur les autres bruits qui circulent au sujet de la mort de Moulin, alias Max, le président du Conseil national de la Résistance. Maintenue dans l’ignorance pendant tout l’été, tenue à l’écart par peur d’une réaction qui mettrait en danger les cadres de la Résistance, Laure garde espoir. Jean a été arrêté ? Il doit être encore en vie. On ne tue pas un homme qui en sait autant ! Mais elle sait aussi que son frère n’est pas du genre à parler. Il préfèrerait mourir.

 Hors de question pour elle de se morfondre à Montpellier et de soutenir le regard inquiet de leur mère. Que faire ? Sans attendre, Laure prend un train pour la capitale, et ment une première fois à sa mère, prétextant une réunion de l’organisation de bienfaisance dont elle est membre. Il s’agit, aussi, de se rapprocher physiquement du lieu où Jean est détenu. Du moins le croit-elle.

Au terme d’un interminable voyage, Laure découvre une Ville-Lumière qui n’est plus que l’ombre d’elle-même : teintée de vert-de-gris par les colonnes de soldats et les grappes de militaires sillonnant ses boulevards et ses places, Paris est souillée. D’immenses oriflammes à croix gammée s’étendent sur les monuments, places et boulevards sont hérissées de panneaux de signalisation en allemand. Comme en zone Sud, depuis le 11 novembre 1942. À Montpellier, elle croise chaque jour cet ennemi contre lequel elle lutte aux côtés de son frère depuis trois ans, quasiment jour pour jour.

Hébergée à deux pas du jardin du Luxembourg chez une amie d’enfance, Laure s’est mise en contact avec des compagnons de lutte, des amis de Jean, qu’elle connait depuis le milieu des années 30. Comment savoir où leur chef est détenu ? Est-il encore en vie ? « J’avais été paralysée dans mes démarches par le fait que nous ignorions si Jean avait été identifié[1] », écrira-t-elle. Impossible, en effet, de se rendre à la Gestapo, au 11 rue des Saussaies, dans le XVIe arrondissement. C’est là que les familles de personnes arrêtées par la « police allemande » espèrent prendre des nouvelles. Mais demander à l’ennemi ce qu’il est advenu de Monsieur Jean Moulin risque de faire tomber une couverture qui, peut-être, tient encore. Laure retournera à Paris à trois autres reprises pendant l’été, sans avancer d’un pouce. Elle se fait un sang d’encre, mais Blanche ne doit rien savoir.

Le 19 octobre 1943, à 12 h 30, un policier allemand frappe à la porte de l’appartement qu’elle partage avec sa mère, au 21 de la Grand-Rue, en plein centre de Montpellier. Blanche étant restée à Saint-Andiol, seule sa fille entend la terrible nouvelle : Jean est mort. Les questions fusent : dans quelles circonstances ? Qu’est-il advenu du corps ? Impossible de savoir. Le nazi tourne les talons. C’est pour obtenir des réponses que, deux jours après, elle franchit encore la ligne de démarcation. Puisque son frère a bel et bien été identifié, la résistante est décidée à s’aventurer dans la gueule du loup, au quartier général parisien de la Gestapo.

 Une folie ? Sans doute, car elle en sait beaucoup. Sait-elle aussi que la Gestapo a déjà arrêté des proches de combattants clandestins ? Que se passera-t-il si les bourreaux de son frère essayent de lui extorquer des informations ? Laure ne l’envisage pas et se cramponne à un raisonnement logique : si les Allemands avaient voulu l’interpeller, ils l’auraient déjà fait. Ce jour-là, les nazis à qui elle s’adressera ne devront pas voir en elle une résistante, complice de la première heure de Max, mais juste une sœur éplorée, une humble professeur.

Aux abords de la gare de Lyon, longtemps synonyme de bon temps passé en compagnie de Jean, la plupart des Parisiens semblent ne pas voir les Allemands. Ils vaquent à leurs occupations, marchent la tête baissée ou regardent ailleurs lorsqu’ils croisent l’uniforme feldgrau. Mais avenue Foch, but de son voyage, c’est le contraire : les immeubles cossus et les hôtels particuliers de la prestigieuse artère ont presque tous été réquisitionnés par l’occupant afin d’installer les services pléthoriques de sa sinistre police. On parle maintenant de « l’avenue de la Gestapo » pour désigner cette portion de Paris où les Parisiens se font si rares. Entre l’Arc de Triomphe et le boulevard des maréchaux, aucune voiture et aucun cycliste dépourvu d’Ausweis n’est autorisé à circuler.

Alors qu’elle arpente les pavés de l’avenue Foch, Laure s’interroge. À quel service s’adresser ? Au numéro 31bis, occupé par la section I du Service central de Sécurité du Reich ? Au 58-60, réservé à la section 3 du Sipo-SD ? Au 76, siège de la section IV de la police secrète ? Au 80, où la section de contre-espionnage de la Gestapo a pris ses quartiers ? Renvoyée de service en service par des employés débordés, Laure se présente au planton qui garde l’entrée des numéros 82, 84 et 86. L’homme ne parle pas français. À quoi bon ? Les vaincus entrent rarement ici de leur plein gré.

Elle insiste, joue l’innocente, mais ne feint pas l’inquiétude qui l’étreint au plus profond de ses tripes. Du téléphone de la guérite, elle explique le motif de sa visite à un interprète. « Herein ! », lui fait signe le soldat en faction. « Allez-y ! »

Elle file vers le 84. Un immeuble Art déco, sept étages en pierre de taille, ornés de paires de balcons longilignes et de grandes fenêtres rectangulaires. À l’intérieur, personne. Aucun panneau n’indique la localisation des services où l’on s’active derrière ces portes closes. Laure n’ose pas frapper. Guère rassurée, elle monte jusqu’au troisième l’escalier en marbre. Ses pas sont étouffés par un épais tapis.

Une « souris grise », comme on surnomme ces secrétaires allemandes en uniforme, la surprend au détour d’un couloir. Cette Française n’a rien à faire ici. « Adressez-vous au 86, à la Registratur », lui lâche-t-elle sèchement[2].

Parmi tous les immeubles que se sont accaparés les nazis sur l’avenue Foch, Laure est entrée dans celui où, quatre mois auparavant, Jean subissait d’ultimes tortures. C’est dans l’une des chambres de bonne du cinquième étage qu’il a agonisé, avant de rendre son dernier souffle dans un train à destination du Reich.

Pour Laure Moulin, une nouvelle vie commence là où son frère finit la sienne.

Avant-propos

Si l’on connaît Laure Moulin, c’est d’abord en tant que sœur du héros.

Dès la Libération, au seuil de ses cinquante-trois ans, ce petit bout de femme n’a pas ménagé sa peine pour faire connaître l’action de son frère. Sollicitée de toutes parts, Laure multiplie chaque année les interviews, inaugurations de stèles, rues, mémoriaux et autres musées. En 1964, l’entrée au Panthéon concrétise tous ses efforts. Jean Moulin appartient à l’univers des grands hommes de la nation. Cinq ans plus tard, après de longues recherches, Laure publie une biographie devenue incontournable. Jusqu’à sa mort, survenue cinq ans plus tard, cette gardienne de la mémoire sillonne la France.

Pourtant, Laure Moulin n’est pas seulement la dépositaire de la mémoire familiale. Elle fut une authentique résistante. Sans doute parce qu’elle n’estimait pas avoir fait quoi que ce soit d’exceptionnel, elle ne mit jamais publiquement en évidence son rôle auprès de Jean Moulin. Plus étonnant, elle parait même minimiser, voire effacer, l’importance de sa contribution à cette glorieuse trajectoire, qui vit un brillant préfet, ardent républicain, devenir l’unificateur de « l’armée des ombres » et le fondateur du Conseil national de la Résistance.

« Après la défaite, elle l’a déchargé de toute responsabilité vis-à-vis de leur mère, le laissant entièrement libre de s’engager dans la Résistance », explique la présentation de Laure imprimée en 1969 sur la jaquette du livre qu’elle consacra à Moulin. Hors de question, pour cette femme meurtrie par la disparition d’un frère, de capter un peu de l’aura du martyr. Pourtant, c’eut été mérité : « Elle fut sa secrétaire, remplissant des missions pour lui, en même temps qu’elle gardait ses manuscrits comme ses papiers les plus compromettants », ajoutait avec pudeur l’éditrice du livre, Thérèse de Saint-Phalle.

Nombreuses furent ces femmes, compagnes, sœurs ou proches de résistants qui ne revendiquèrent jamais un quelconque statut de combattante, en dépit d’une réelle implication. Car être complice d’un membre d’une organisation de résistance, le délester de certaines obligations du quotidien, couvrir ses agissements, passer des courriers clandestins, taper un rapport, coder et décoder un message constituent un arc-en-ciel d’actions résistantes, avec tous les risques que cela comporte. Certes, on se situe ici loin de l’imaginaire traditionnel, peuplé de maquisards et d’une poignée d’héroïnes maniant la mitraillette, telle Lucie Aubrac, ou organisant des groupes de volontaires, Germaine Tillion, Danielle Casanova ou Bertie Albrecht. Laure Moulin est à l’image de ces résistantes sans titre, des « soutières de la gloire » trop humbles pour s’en prévaloir.

L’icône que devint Jean Moulin à la suite de la panthéonisation de 1964 a longtemps occulté, aux yeux du grand public, des pans entiers de la Résistance et une foule de personnalités, à commencer par celle sans laquelle Moulin n’aurait pu être le héros que l’on connaît. D’une façon plus générale, les résistants ont prospéré sur un terreau fertile, riche de réseaux d’entraide familiale, amicale ou militante qui faisait défaut à leurs ennemis. L’apport de Laure Moulin s’inscrit dans cette logique. Proche parmi les proches, elle était celle qu’il connaissait le mieux.

Pour autant, Laure n’a pas vécu à travers le seul prisme fraternel. Souvent décrite comme austère, elle masquait par cette façade une existence balafrée et une profondetimidité[iii]. Jamais mariée, elle mena une vie libre et indépendante, à une époque où les femmes ne l’étaient guère. Fidèle en amitié, c’était aussi une patriote engagée.

Nous reconstituerons cette existence grâce à d’abondantes archives familiales, privées, administratives et résistantes, étoffées par des témoignages de proches, d’amis et de connaissances, à même de lever le voile sur une femme d’exception dissimulée sous une apparente banalité, fauchée par les secousses de l’histoire.


[1]. MJM-MML-LP, Fonds Antoinette Sachs, lettre de Laure Moulin à Antoinette Sachs, 1944

[2]. Laure Moulin, Jean Moulin, Presses de la Cité, Paris, 1969, pp. 453-455.

Avant-propos

[iii]. Témoignage de Thérèse de Saint-Phalle, 18 janvier 2018, Paris.

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