Le devoir de mémoire. Histoire des politiques mémorielles

30 novembre 2016

Sophie HASQUENOPH

L’ouvrage que présente Mme Sophie Hasquenoph, docteur en histoire moderne, agrégée et maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Lille III, est le 4e de la collection « Histoire de la mémoire » dirigée par M. Serge Barcellini et éditée par la maison SOTECA avec le soutien de l’association « Le Souvenir Français ».

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Les trois premiers ouvrages sont :

Olivier LALIEU, Histoire de la mémoire de la Shoah

Rémi DALISSON, Histoire de la mémoire de la Grande Guerre

Emile KERN, Histoire de la mémoire du Premier Empire

Ces ouvrages sont diffusés par les éditions Belin et peuvent être commandés sur internet ou dans toutes les librairies : http://www.editions-belin.com/ewb_pages/r/rubrique-fille-hors-scolaire.php?ruid=11156

 

Le devoir de mémoire. Histoire des politiques mémorielles

Depuis les années 1990, l’expression « devoir de mémoire » est à la mode dans notre pays. Elle est partout déclinée en de multiples applications et pas seulement lors des grandes commémorations, qui rythment notre calendrier national. Pour certains, elle devient même un peu trop envahissante, génératrice de tensions et de revendications. En outre, si d’aucuns trouvent légitime l’expression, d’autres la réprouvent et surtout le mot « devoir », en contradiction avec les libertés individuelles chèrement acquises par le peuple français. Il paraît assurément difficile, comme le souligne le philosophe Paul Ricoeur, de faire mémoire de manière apaisée [1]. Le débat sur cette thématique est donc plus que jamais d’actualité. Il engage l’Etat dans une politique mémorielle, que celui-ci doit constamment justifier, voire moderniser. Car les citoyens du 21ème siècle, façonnés par une autre culture que celle de leurs pères, ont une façon différente de vivre et de regarder le passé.

 

Le devoir de mémoire : d’un contexte à l’autre

Le terme se répand dans les années 1990. L’émission de télévision à grande écoute qu’est « La Marche du Siècle », le popularise via son magazine du 30 juin 1993. La même année, la question est inscrite au sujet de philosophie du Baccalauréat. Ce n’est pas un hasard. Enfin, le souvenir de la Grande Guerre, quelque peu marginalisé par les images de la Seconde, revient sur le devant de la scène mémorielle, sorte d’avant-goût du centenaire de 2014-2018. Très vite, les associations combattantes et commémoratives, la société civile et les municipalités reprennent l’expression de « devoir de mémoire » et la font leur, soutenus par le Ministère de la Défense. A présent, elle est devenue courante et les livres sur la question foisonnent.

Cette imprégnation de la mémoire s’explique à la fois par le rôle de l’histoire et par l’importance de la tradition judéo-chrétienne. Historiquement, notre pays est depuis des siècles marqué par la guerre et la mémoire combattante. Combien d’écoliers, utilisateurs du célèbre « petit Lavisse »ont égrené les noms de batailles célèbres et de leurs héros ! La mise en place du service militaire en 1798 (loi Jourdan) rend l’armée familière aux anciens. La tradition judéo-chrétienne, de son côté, conforte l’idée de mémoire. Que ce soit le « Zakhor » juif de l’Ancien Testament (« souviens-toi ») ou « l’anamnèse » (le souvenir) des chrétiens,fidèles au message du Christ, la dynamique mémorielle imprègne notre civilisation.

Aujourd’hui néanmoins, la réalité est beaucoup moins évidente. Le service militaire n’existe plus et, avec lui, la notion de soldat-citoyen ; le dernier poilu de 1914-18 est mort en 2008, âgé de 110 ans ; la sécularisation de notre société s’accélère, alors même que la seconde religion du pays, l’Islam, n’a pas un lien aussi fort avec la mémoire ; l’immédiateté de notre vie quotidienne, bénéficiant de nouveaux outils technologiques performants, implique un autre rapport de l’homme au temps ; enfin, la mémoire patrimoniale semble de plus en plus l’emporter sur la mémoire combattante, comme le confirme le succès des « Journées européennes du Patrimoine » depuis 1991. Cette situation nouvelle contribue à conférer une place nouvelle au devoir et à la politique de mémoire. Il est essentiel de rappeler ce contexte évolutif, avant d’analyser le cœur de la politique mémorielle dans notre pays.

D’une mémoire de guerre à une mémoire civile et victimaire

La mise en place d’une véritable politique mémorielle dans notre pays remonte à 1870, à l’heure de la guerre franco-prussienne, qui voit la perte de l’Alsace-Lorraine. L’esprit de revanche se développe alors, l’association Le Souvenir Français se crée en 1887 et la mémoire s’inscrit dans la pierre, avec l’édification des premiers monuments mémoriaux. L’Eglise catholique et le régime de la 3ème République s’investissent pleinement dans ce premier grand élan mémoriel. Avec la guerre de 1914-18, qui ouvre le 20ème siècle, c’est une nation toute entière en deuil qui se reconnaît dans la politique mémorielle lancée par les autorités du pays. Au lendemain de ce terrible conflit, les Français honorent leurs morts avec émotion et gravité. Les associations d’anciens combattants et les cérémonies patriotiques incarnent cette France unie, qui veut rendre hommage à ses nombreux enfants sacrifiés. Certes, la Seconde Guerre mondiale et la mémoire de la Résistance qui se met en place au lendemain de la Libération, tendent à affaiblir quelque peu le souvenir de 14-18, tout comme elles occultent, dans un premier temps, celui de la Shoah. A la fin du 20ème siècle pourtant, la mémoire du 8 mai 1945 semble marquer le pas au profit de l’idéal européen. La politique mémorielle fluctuante du 8 mai suscite des tensions, relayées bientôt par d’autres, notamment autour de la guerre d’Algérie. En effet, si la mémoire combattante indochinoise se fait discrète, au lendemain de cette guerre coloniale, il n’en est pas tout à fait de même de la guerre d’Algérie. Les difficultés encore aujourd’hui pour aboutir à une « mémoire apaisée », souligne la complexité d’un conflit, qui ravive de douloureux souvenirs chez les appelés, les harkis et les rapatriés. La politique mémorielle avance sur un terrain extrêmement sensible. Enfin, en ce début de 21ème siècle, la mémoire combattante s’incarne dans la mobilisation des soldats professionnels engagés dans les opérations extérieures, en Afrique ou ailleurs. Leurs victimes font désormais partie de notre mémoire nationale et doivent être honorées comme telles ; tel est le sens depuis 2012, de la nouvelle commémoration du 11 novembre. Ainsi, d’hier à aujourd’hui, la mémoire combattante est passée par des temps forts et des temps de fragilité, ceux-là même qui expriment l’évolution de notre société et la prise en considération de celle-ci par l’Etat.

Si la mémoire combattante s’est affaiblie, c’est aussi qu’une autre mémoire, civile et victimaire, a depuis quelques dizaines d’années pris le relais. Mobilisés par l’idéal des droits de l’homme proclamé avec force dans les années 1980, les Français se montrent sensibles aux nombreuses victimes de la Shoah. Ce qui avait été jusque-là plutôt passé sous silence, devient une réalité qui interpelle en particulier les jeunes, à l’écoute des « passeurs de mémoire » survivants de l’horreur. De la Shoah à la mémoire coloniale, le pas est vite franchi par une France black-blanc-beur, qui cherche à mieux comprendre son histoire et ses origines multiples. Bientôt, c’est au tour des « victimes oubliées » de se mobiliser : homosexuels, arméniens ou tsiganes. Le glissement d’une mémoire combattante à une mémoire victimaire rend compte d’une nouvelle donne : le développement d’une mémoire identitaire, voire communautaire, qui peut affaiblir la mémoire nationale. Tel est la réalité historique.

Les grandes questions et débats mémoriels d’aujourd’hui

L’évolution de la France, la construction de sa mémoire tout au long des décennies écoulées, révèlent des réalités qui suscitent bien des débats au sein de l’opinion publique et politique. Ces débats animent, amplifient ou affaiblissent la politique mémorielle, qui se doit d’être sans cesse reconsidérée. L’un de ces débats concerne le calendrier mémoriel qui n’a eu de cesse de s’allonger au cours du 20ème siècle. Aujourd’hui, 14 journées de commémoration nationales rythment notre année. Pour certains, c’est beaucoup trop. Prenant acte des tensions existantes autour de ce « trop-plein mémoriel », l’Etat met en place en 2008 une commission confiée à l’historien André Kaspi, afin de réfléchir sur la possible réduction et simplification de la mémoire nationale. Les principales conclusions du  rapport Kaspi vont effectivement dans ce sens.

Un autre débat concerne l’appropriation de la mémoire par les survivants et les témoins d’un drame historique : soldats, prisonniers, déportés, … Vivre un deuil national, choisir le silence parce que la parole est impossible, oser parler en témoin exorcisant ses peurs et ses douleurs, ces différentes attitudes sont celles d’hommes et de femmes, acteurs et vecteurs de mémoire. Personne n’est en droit de juger de leurs attitudes mais peut, à travers elles, s’interroger sur le sens du traumatisme qu’engendre une volonté de transmettre le souvenir.

Dans le même temps, certains contemporains des événements ou leurs descendants n’hésitent pas à remettre en cause l’histoire pour créer une autre mémoire, dangereuse car basée sur le faux. Cette mémoire négationniste ou révisionniste, qui se développe à la fin des années 1970, n’a pas disparu aujourd’hui. Qu’elle s’exprime par des universitaires, des hommes politiques ou des humoristes, elle souligne la fragilité de la politique mémorielle et de son impact sur l’opinion publique.

Enfin, la politique de mémoire peut susciter l’essor d’un esprit de repentance, d’une reconnaissance officielle des « responsabilités », pour déboucher parfois sur une démarche active de réparation. Que ce soit le Président de la République en 1995, les évêques de France en 1997 ou le président de la SNCF depuis 2000, les discours se sont multipliés, ces dernières années, revenant sur l’implication de telle ou telle institution dans un drame passé. La création d’une Mission d’Etudes sur la Spoliation des Juifs de France ou l’aménagement de la gare de Bobigny pour en faire un lieu de mémoire, montrent cette volonté très médiatisée de proposer une mémoire repentante. Pour autant, chasser le danger de l’oubli par un excès de mémoire, peut aussi s’avérer inquiétant.

L’entretien de la mémoire ou les « passeurs de mémoire »

Au-delà des interrogations et des débats qui animent la politique mémorielle en France aujourd’hui, il s’avère capital de faire un point sur les médiateurs de cette mémoire. Qui sont-ils ? Dans quelle direction s’oriente leur action ? Par quel prisme s’exprime leur investissement ? Il suffit d’abord de regarder autour de soi et de considérer le nombre important de monuments mémoriaux, qui existent sur notre territoire national. Ceux-ci contribuent au développement d’un tourisme de mémoire, comme le souligne les Assises nationales du Tourisme de Mémoire tenues pour la première fois en 2011. De fait, ici et là, des sites mémoriels attirent toujours davantage de visiteurs issus de multiples générations. Par leur mise en valeur et leur fréquentation accrue, cimetières, nécropoles monuments, prisons, camps, musées…humanisent notre mémoire. « Passant, souviens-toi ! », peut-on lire souvent sur les murs de nos communes. Les commémorations, locales ou nationales qu’ils suscitent, intensifient la réalité d’une mémoire nationale vivante.

Et les hommes ? Ceux que l’on appelle les « porteurs de mémoire » se sont multipliés et diversifiés, au rythme des décennies écoulées. L’hommage des écrivains, de Doris Lessing à Pierre Lemaitre, en passant par Boualem Sansal et bien d’autres, est essentiel. Outre la transmission d’une culture, c’est une mémoire qu’ils entretiennent, qui ouvre parfois des portes insoupçonnées d’émotion et de vérité. Le prix Goncourt attribué à Pierre Lemaitre pour son « Au revoir là-haut » est ainsi une belle reconnaissance au travail de mémoire réalisé. Bien sûr, les grands porteurs de mémoire restent les anciens combattants et autres membres d’organismes mémoriels qui, depuis de nombreuses années, mobilisent leurs énergies et donnent de leur temps pour que l’on n’oublie pas. Certes, ces hommes et ces femmes sont de moins en moins nombreux à présent et beaucoup d’associations s’essoufflent mais leur investissement passé n’est pas sans lendemain. Car aujourd’hui, de nouveaux relais apparaissent et notamment chez les jeunes. Si certains participent à des actions anciennes comme la collecte du Bleuet, d’autres recherchent de nouvelles formes de mobilisation comme les associations de reconstitution historique ou les sites internet. Dans les municipalités, les Correspondants Défense institués en 2001, jouent également un rôle important. Les uns et les autres sont désormais affrontés à des défis, qui les conduisent à réfléchir sur la nation à construire. Entre la France d’Ernest Renan et la France européenne, il existe sans doute un équilibre à trouver. L’histoire des politiques mémorielles de notre pays doit les y aider, qu’ils soient éducateurs, enseignants, élus ou simplement actifs au sein d’une association mémorielle. Il y va de notre avenir, de notre République et de notre démocratie. Victor Hugo disait en 1848 : « Les souvenirs sont nos forces. Quand la nuit essaie de revenir, il faut allumer les grandes dates, comme on allume des flambeaux. ». Elle est peut-être là la politique mémorielle de demain ?

 

Sophie HASQUENOPH

 

[1] P. RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

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