L’œil de l’historien

2 octobre 2024

André Kaspi

André Kaspi est professeur émérite à la Sorbonne. Il a publié de nombreux ouvrages sur l’histoire des Etats-Unis, sur la Seconde Guerre mondiale, notamment « La libération de la France, juin 1944-janvier 1946 », Librairie Académique Perrin, 1995.

Deux événements fondateurs du mois d’août 1944

I – Le Débarquement de Provence

Le 15 août 1944, les forces alliées débarquent sur les plages du cap de Cavalaire à Agay, avant qu’un deuxième échelon ne prenne pied le lendemain entre Saint-Tropez et Cavalaire. C’est une opération franco-anglo-américaine. La VIIème Armée américaine, sous les ordres du général Alexander Patch, combat aux côtés des Français de l’Armée B que commande le général de Lattre de Tassigny. Les plans prévoient qu’une fois la tête de pont établie à l’est de Toulon, les Alliés devront libérer Marseille, puis se diriger, avec l’aide de la Résistance intérieure, vers Lyon et Vichy. La flotte de l’amiral H. Kent Hewitt rassemble 2 000 bâtiments britanniques, américains et les 34 unités françaises de l’amiral Lemonnier. L’aviation du général Ira Eaker avec ses 2000 appareils vient en appui. Comme toutes les opérations militaires, et plus encore les opérations amphibies, le débarquement doit son succès à une planification minutieuse, à la supériorité du matériel, au courage des assaillants et, pourquoi le cacher ? à la chance. « La France est là », écrit de Lattre. Il évoque l’atmosphère qui prévaut sur les bâtiments qui vont déposer les soldats sur la Côte d’Azur : « Encore quelques heures et ses fils venus pour la libérer se jetteront dans ses bras. (…) Mais le 16 août, à 17 heures, la minute attendue fiévreusement arrive enfin. Dans le lointain, on aperçoit la forêt des Maures qui brûle. D’un seul élan, sur tous les navires, tandis que montent les couleurs, La Marseillaise éclate, la plus poignante qu’on ait jamais entendue. (…) Dans la splendeur lumineuse de cette soirée d’été provençale, avides, les yeux embués, le cœur étreint, tous regardent la terre qui leur apporte le premier sourire de la France retrouvée ».

Pour donner à ce débarquement les dimensions qu’il mérite, il faut répondre à trois questions. En premier lieu, pourquoi les Alliés décident-ils de débarquer en Provence, alors qu’une grande partie de leurs forces combattent vaillamment, pied à pied, dans le bocage normand et que Paris n’est pas encore libéré ? L’Etat Major allié a fait du débarquement en Provence l’opération indispensable et complémentaire du débarquement en Normandie. Anvil, devenu Dragoon, et Overlord sont inséparables. Les Allemands seront ainsi pris en tenailles et contraints soit d’accepter l’isolement de leurs forces dans le sud-ouest de la France, soit de les ramener, de toute urgence, jusqu’au Rhin. De plus, Anvil-Dragoon pourra compter sur les forces françaises, entraînées et équipées, et sur des opérations de guérilla dans les Alpes du sud. Les Américains sont favorables à cette stratégie. Ils achèvent l’élaboration des premiers plans dès octobre 1943.

C’est alors qu’apparaissent des divergences entre Britanniques et Américains. Winston Churchill souhaite que l’intervention des Alliés porte sur la Méditerranée centrale, voire orientale, qu’elle se poursuive en Europe centrale. Pour le plus grand déplaisir de Staline, qui espère imposer la suprématie de l’Union soviétique jusqu’en Europe centrale. Roosevelt croit encore que l’alliance de guerre devra être maintenue une fois la paix établie, et préfère donner satisfaction à Staline. Anvil-Dragoon est indispensable à la réussite d’Overlord. Pendant ce temps, les Alliés, ont débarqué en Sicile et dans le sud de la péninsule italienne. Ils ont libéré Rome le 4 juin 1944. La campagne d’Italie semble annoncer pour les Allemands le commencement de la fin. Pourtant, elle ne sera pas poursuivie au-delà d’une ligne Pise-Rimini. Quatre divisions américaines subissent un entraînement intensif et préparent une opération amphibie de grande envergure soit du côté de Toulon et de Marseille, soit du côté de Bordeaux et de Sète. Il n’est plus question pour les Etats-Unis d’intervenir dans la direction de l’Autriche, de la Yougoslavie et de la Hongrie. Les Américains ne souhaitent pas maintenir leurs forces militaires en Europe. Ils espèrent que leurs soldats rentreront au plus tôt en Amérique.

Deuxième question : comment expliquer que des troupes françaises ou commandées par des chefs militaires français soient présentes, alors que, dans l’opération Overlord, elles sont réduites à moins de deux cents hommes ? Depuis le débarquement allié en Afrique du Nord en novembre 1942, le général Giraud tâche de reconstituer une armée française qui combattra aux côtés des Anglo-Américains. Cette force militaire, la Force 163, devra naturellement participer à l’opération Anvil-Dragoon. Mais le conflit qui oppose à Alger Giraud et de Gaulle fait hésiter les Américains : les Français sont-ils fiables ?  Leurs divisions politiques n’affaiblissent-elles pas leurs possibilités militaires ? Est-ce une bonne idée de les former, de les réarmer, de les englober dans un ensemble anglo-américain ? A la fin de l’année 1943, après que le mouvement gaulliste a écarté Giraud du pouvoir, le général Eisenhower comprend qu’il peut compter sur de Gaulle, que les troupes françaises, d’où qu’elles viennent, constitueront un appoint capital. De Gaulle désigne le général de Lattre pour commander les 5 ou 6 divisions d’infanterie, les 3 divisions blindées, les 3 états-majors de corps d’armée, qui tiendront leur place sur les théâtres d’opérations méditerranéens. Conclusion de De Gaulle : « Le général de Lattre (…) est désigné pour prendre en main cette affaire et organiser les divisions et les services ».

Le général de Lattre de Tassigny est une personnalité de premier plan. Ancien combattant de Verdun, blessé quatre fois, huit fois cité, il a fait carrière au Maroc, puis auprès du général Weygand. En 1939, il est nommé général de brigade. A la tête de la 14ème division, il immobilise les Allemands à Rethel. Après l’Armistice, il ne part pas pour Londres. Il devient commandant militaire du Puy-de-Dôme, puis de la XIIème Région militaire. En 1941, il exerce un commandement de quatre mois en Tunisie. Le 11 novembre 1942, alors qu’il commande la 16ème division militaire à Montpellier, il est le seul général français en activité qui s’oppose à l’invasion de la zone libre par la Wehrmacht. Sa tentative de dissidence échoue. Il est arrêté, jeté en prison et condamné par des juges français à 10 ans de réclusion. Il s’évade de la prison de Riom le 3 septembre 1943, parvient jusqu’à Londres, puis il part pour Alger où il arrive le 20 décembre.  De Lattre est un gaulliste tardif. Il est décidé à reprendre le combat pour effacer « le désastre de 1940 ». Comme le général Juin, constate de Gaulle, il vient de sortir « des pièges que le désastre de 1940, puis le régime de l’armistice avaient tendus à leur honneur ». Il ajoute : « de Lattre, passionné, mobile, portant ses vues au loin et de toutes parts ; s’imposant aux intelligences par la fougue de son esprit et s’attachant les sentiments à force de prodiguer son âme ; marchant vers le but par bonds soudains et inattendus, quoique souvent bien calculés ». Après avoir rencontré de Gaulle, de Lattre rend visite à Giraud, « mon ancien chef de Metz », qui lui réserve « un très cordial accueil ». Le voici promu au commandement de l’armée B. Il est désormais le chef de « toutes les unités stationnées en A.F.N. à l’exception de celles qui s’apprêtaient à faire mouvement vers l’Italie et la Corse. » Mais, au sein de l’opération Anvil-Dragoon, de Lattre est placé sous les ordres du général américain Alexander Patch – les deux hommes entretiennent d’excellentes relations. D’ailleurs, de Lattre a très vite compris qu’il dispose à l’égard des Américains d’une marge de manœuvre réduite. Ses soldats ne peuvent pas combattre sans les matériels américains. Tous les équipements, presque tous les uniformes sont américains. Les chars et les véhicules de tous ordres ne rouleraient pas s’ils n’étaient pas ravitaillés par les Américains. Les Français qui débarquent en Provence ressemblent, trait pour trait, à leurs camarades américains, avec pour seule particularité qu’ils ne parlent pas l’anglais d’Amérique. De Lattre est ébloui par l’organisation des forces américaines. « On en aura une idée, écrit-il dans ses mémoires, quand on saura que les chefs de section d’infanterie eux-mêmes disposent d’appareils de radiophonie émetteurs- récepteurs. Et je ne dis rien des réalisations de l’intendance. Chaque Français sait maintenant ce qu’est une ration K ou U et a goûté aux conserves qu’elles contenaient ! » Quant aux Alliés, ils ne peuvent plus douter de l’ardeur au combat des troupes françaises. L’armée B vient de libérer l’île d’Elbe dans la nuit du 17 juin 1944. Elle est composée de troupes, en grande partie, coloniales. La 1ère Division des Français Libres comprend des éléments venus de la Côte française des Somalis, aux côtés des Antillais qui ont débarqué en Afrique du Nord à la fin de 1943. Elle est renforcée par des tirailleurs sénégalais et des tirailleurs algériens. C’est un véritable amalgame qui est réalisé avec des Africains d’AOF et d’AEF, des Somaliens et des Calédoniens, des Tahitiens, des Antillais, des Indochinois, des Pondichériens, des Libanais, des Nord-Africains. Il ne faut pas oublier la contribution, déterminante, des Français d’Algérie, de Tunisie et du Maroc. « Une exceptionnelle diversité, applaudit de Lattre. La représentation vivante de tout l’empire en guerre pour le salut de la communauté française (…) La fleur de nos jeunesses est là rassemblée, solidement encadrée, supérieurement entraînée ».  De plus, à la différence des préparatifs pour le débarquement en Normandie, l’aide des Français, de tous les Français ou presque tient une place essentielle : renseignements politiques, documentation topographique, hydrographique, climatique, informations sur les voies de communication, sur les ressources industrielles, sur l’énergie électrique, sur les établissements hospitaliers, etc. Les apports de la Résistance ont été déterminants pour la réussite du débarquement.

La troisième question porte sur les forces allemandes. Elles sont rassemblées au sein du groupe d’armées G (1ère et 19ème armées), sous les ordres du général Blaskowitz. Elles sont chargées de surveiller la côte Atlantique et la côte Méditerranéenne. Elles comptent sept divisions, auxquelles il faut ajouter trois divisions blindées et deux divisions d’infanterie. Mais la bataille de Normandie entraîne le déplacement vers le nord d’un nombre croissant d’unités. Ce qui affaiblit la défense des côtes méditerranéennes. Les renforts qui suppléent aux départs sont nettement insuffisants. De plus, l’état-major allemand est certain qu’il y aura un débarquement ennemi sur les côtes méridionales de la France, mais où précisément ? Entre la Ligurie et la frontière espagnole, il faut surveiller et protéger de vastes espaces. A moins qu’un débarquement survienne sur les côtes de l’Atlantique. Les renseignements recueillis sont insuffisants, voire erronés. Non seulement sur les lieux probables du débarquement, mais sur l’importance de l’opération. Impossible, dans ces conditions, de préparer efficacement la défense des côtes, de dégarnir la moindre parcelle du territoire français. Ni l’aviation ni la marine ne disposent d’une force égale aux forces alliées. Reste à faire ce qu’on peut faire avec des effectifs insuffisants : poser des mines, bétonner les abris, consolider les obstacles en tous genres sur les plages … et attendre.

Conclusion sur l’état des forces en présence : l’opération Anvil-Dragoon a été mise au point dans des conditions fort différentes de celles qui ont façonné Overlord. Américains et Français ont travaillé ensemble. La Résistance, même si elle reste encore un mystère pour les chefs militaires, est une force déterminante par la qualité et l’importance de ses informations, par ses attaques contre les forces allemandes, par sa connaissance du terrain. Elle « fixe » les forces allemandes ; elle informe les forces alliées ; elle donne aux Français un rôle déterminant qu’ils ne pouvaient pas occuper dans le cadre de l’opération Overlord. Elle participe, de manière décisive, à la Libération.

Après le débarquement ennemi, les Allemands s’efforcent de retarder l’avance des Alliés. Pas de longues hésitations, ils tirent les conséquences de la situation militaire : il faut reculer tant qu’il est encore temps, même si beaucoup de leurs forces continuent de livrer des combats acharnés. Grâce au débarquement de Provence, les Américains, avec les Français, les Britanniques et l’appui de la Résistance, tâchent de contraindre, le plus rapidement possible, à la capitulation les forces allemandes qui occupent le sud de la France. Ils parviennent à libérer Toulon, le 27 août, à J+12 (alors que les plans prévoyaient J+20), et Marseille le 28 août (alors que les plans alliés envisageaient J+40).  Les Français de l’Armée B avec l’aide des résistants ont tenu un rôle majeur dans la bataille qui contraint les Allemands à se rendre. C’est aussi et surtout une victoire déterminante pour les Alliés qui disposent désormais d’un port de fortes capacités, donc la possibilité de débarquer des hommes et du matériel. C’est un renfort particulièrement bienvenu, aussi et surtout pour les troupes d’Overlord. « Rien pendant cette période ne nous assura des avantages plus décisifs, écrit le général Eisenhower, ou ne nous aida mieux à consommer la défaite totale de l’ennemi que cette attaque secondaire qui remontait la vallée du Rhône ». C’est grâce à la libération de Marseille et d’autres ports de la côte méditerranéenne que la guerre des Alliés prend une nouvelle intensité au début de l’automne. Au cours de ces semaines décisives dans l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’opération Anvil-Dragoon n’est pas une simple opération secondaire ; elle a occupé une place primordiale.

Sans laisser le moindre répit à l’ennemi, Américains et Français progressent le long de la vallée du Rhône, avec le concours des Résistants qu’il ne faut surtout pas sous-estimer. Les libérations se succèdent. Les soldats de De Lattre prennent Saint-Etienne le 25 août. Le 1er régiment de fusiliers marins de la 1ère DFL, commandé par le général Diégo Brosset, entre dans Lyon avec les Américains le 3 septembre. Grenoble a été libéré par les Forces Françaises de l’Intérieur et les soldats de De Lattre. Les unités du général Patch pénètrent dans Valence le 23 août, dans Briançon le 6 septembre. Le 12 septembre, les Français ont l’honneur de faire la jonction de Dragoon avec Overlord. Un peloton de la 1ère DFL rencontre à Montbard un peloton de la 2ème DB. Une deuxième rencontre a lieu entre deux unités françaises à Aisey-sur-Seine. L’Armée B devient alors la Première Armée française. C’est maintenant le temps d’amalgamer les Forces Françaises de l’Intérieur avec cette armée qui illustre aujourd’hui la revanche sur la défaite d’hier. Et de partir à l’assaut des forces allemandes qui tiennent encore l’Alsace. De Lattre a bien défini l’état d’esprit qui prévaut : « Comme j’ai accueilli les Parisiens de Janson-de-Sailly, j’accueille ceux de Fabien, du même cœur, fraternellement. Mon armée est à l’image de toute la France ». L’Empire est venu au secours de la métropole … avec le concours des Américains. C’est de Lattre qui représentera la France à Berlin, le 8 mai 1945, lors de la signature de la capitulation de l’Allemagne nazie.

Le débarquement de Normandie, essentiellement anglo-américain, a été longuement et brillamment commémoré, plus encore cette année que lors des années antérieures. Rien de plus légitime. Ce fut pour l’ennemi le commencement de la fin, l’annonce de la libération de Paris, le recul inéluctable des forces allemandes,  encore qu’on oublie que les « poches ennemies » résistèrent dans l’ouest de la France jusqu’au printemps de 1945. Et pourtant, l’autre débarquement, celui de Provence, aurait mérité d’être célébré par une commémoration aussi émouvante, moins discrète et plus spectaculaire. Le 15 août 2024, le président de la République française était entouré par six chefs d’Etat africains … seulement. Faute d’un film à grand spectacle qui aurait rappelé les heures de gloire de la Première Armée française, des divisions américaines du général Patch, des unités aéroportées britanniques ? Faute d’une réconciliation sincère, quatre-vingts ans plus tard, entre giraudistes et gaullistes ? Faute d’une reconnaissance profonde à l’égard des troupes coloniales, voire de la Résistance intérieure ? Si le rôle héroïque du général Leclerc est, à juste titre, reconnu et exalté, il ne faut pas oublier que le général de Lattre tint une place primordiale dans l’histoire militaire de la France et de la Seconde Guerre mondiale.

2 – La Libération de Paris

Le 26 avril 1944, quatre mois avant la libération de Paris, le maréchal Pétain revient dans la capitale. A 9 heures 35, il pénètre dans l’Hôtel de Ville. Puis, accompagné par le préfet de la Seine et le préfet de police, il se rend à Notre-Dame, où l’accueille le cardinal Suhard. A ses côtés, le tout-Vichy politique : Pierre Laval, Marcel Déat, Laurent Cathala, Philippe Henriot. Les membres du corps diplomatique, Otto Abetz l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, sont également présents. Le général SS Carl Oberg, qui commande la police allemande en France, arrive au dernier moment.  Une messe des morts est célébrée à la mémoire des victimes des bombardements. Après la cérémonie, Pétain retourne à l’Hôtel de Ville. Environ 3 000 personnes sont présentes devant le bâtiment. « Vive le Maréchal ! », crient-elles. Un peu avant 15 heures, Pétain apparaît au balcon. Il salue la foule avec son képi. Il prononce quelques mots que les haut-parleurs défectueux transmettent mal. « C’est une première visite que je vous fais aujourd’hui. J’espère bien revenir plus tard ; et alors, je n’aurai pas besoin de prévenir mes gardiens. Je serai sans eux et nous serons tout à l’aise. A bientôt, j’espère ».  La Marseillaise retentit. Fin de la cérémonie. Les Parisiens viennent de subir les bombardements de l’aviation alliée. Le 21 avril, des bombardements alliés ont frappé le quartier de la Porte de La Chapelle. D’après un journal collaborationniste, on compte 50 points de chute autour du Sacré Cœur. Deux jours auparavant, c’est Noisy-le-Sec qui est frappé. Des centres industriels sur la côte atlantique et dans l’intérieur du pays ont été et continuent d’être bombardés. Philippe Henriot, le secrétaire à l’Information et à la Propagande, prononce des discours enflammés contre « les Anglo-Saxons ». Les Parisiens croient-ils dans leur majorité que Pétain demeure le protecteur de la France, que, malgré la présence des Allemands, il est libre de ses mouvements ? Le 6 juin, les Alliés débarquent en Normandie. Américains, Britanniques et Canadiens affrontent les Allemands dans des combats terriblement meurtriers. Inévitablement, la population civile n’est pas épargnée.  Pourtant, Pierre Laval, le président du Conseil dans un gouvernement vichyssois de plus en plus faible, croit encore possible de maintenir son autorité dans Paris. Du 9 au 17 août, il intrigue pour qu’une autorité « légale », c’est-à-dire obéissant à Vichy, gouverne la capitale et barre la route, autant que possible, à la Résistance et aux Alliés. Il voudrait apparaître comme le garant de l’indépendance nationale. Dans cette perspective, il faudrait empêcher de Gaulle de former le nouveau gouvernement de la France. Laval tâche d’obtenir qu’une personnalité de la Troisième République reçoive la mission d’accueillir les Alliés dans la capitale de la France. La manœuvre échoue. Huit jours avant « la libération », Laval quitte la capitale. C’est la débandade. Les miliciens brûlent les papiers les plus compromettants et s’enfuient dans leurs automobiles, leurs camions, voire sur leurs bicyclettes. Le général von Choltitz, qui commande les troupes allemandes dans la capitale, a reçu l’ordre de Hitler lui-même de transformer Paris « en un morceau de ruines (…) de défendre la ville jusqu’au dernier homme » et de périr « s’il le faut, sous les décombres ». Le général désobéit, sans doute parce qu’il sait que ses troupes ne suffiront pas pour exécuter l’ordre du Führer. Il sait aussi que la prudence lui recommande de préparer sa reddition auprès des chefs alliés. Les ponts de Saint-Cloud, de Neuilly, d’Alexandre III, des Invalides, du château de Vincennes, du fort de Charenton ont été minés. L’ordre d’activer les mines ne sera pas donné.

A la mi-août, Paris est plongé dans le désordre le plus total. La police est en grève depuis le 15 août. Ce n’est pas que tous les policiers parisiens soient des résistants, loin de là, ils sont politiquement divisés. La proximité de la libération exacerbe l’hostilité à l’encontre des Allemands. Et puis, il ne faut pas perdre du temps pour changer de camp. Il y aurait eu 15 000 gardiens de la paix qui auraient troqué leur uniforme pour des vêtements civils tout en conservant leur arme de service. Les cheminots eux aussi ont cessé le travail. Ils ont déboulonné des rails, bloqué des locomotives, saboté des matériels. Les agents des transports parisiens, les postiers, les infirmiers et les infirmières, les employés des pompes funèbres manifestent. Plus de journaux, plus de radio, plus de restaurants, plus de transports en commun.  Pour se déplacer, il faut recourir aux bicyclette et s’emparer, suivant un journal férocement collaborationniste, « des vélos des Juifs, des zazous et des trafiquants ». Paris est affamé. L’approvisionnement de la capitale est pratiquement impossible. Les voies ferrées sont inutilisables. Impossible de se ravitailler dans une région parisienne où les combats font rage. La famine menace. Le kilo de pain est passé de 3,75 francs à 25 francs ; le kilo de sucre de 11 francs à 220 francs. Une tranche de viande coûte 100 francs quand on en trouve. Six fois moins de lait parvient jusque dans la capitale. Paris compte alors 25 000 nourrissons insuffisamment alimentés.

La ville est plongée dans le désordre. Les Allemands commencent à quitter la capitale, à mesure que les Alliés l’emportent en Normandie. Mais dans combien de temps les Américains et la division Leclerc parviendront-ils jusque dans la capitale ? Dès le 19 août, des Francs-Tireurs et Partisans font le coup de feu contre les Allemands. Le drapeau tricolore est hissé sur la Préfecture de police et sur l’Hôtel de Ville. Le Comité parisien de libération a fait placarder des affiches qui appellent au combat : « Peuple de Paris. Le jour tant attendu est arrivé ! Les troupes françaises et alliées sont aux portes de Paris. Le devoir simple et sacré pour tous est de se battre. L’heure de l’insurrection nationale a sonné. C’est Paris, capitale de la liberté, fier de son passé de lutte et d’héroïsme. C’est Paris libéré par les Parisiens eux-mêmes, qui accueillera les Alliés (…) Vive l’insurrection nationale ! Vivent les Alliés, Anglais, Américains et Russes ! Vive le gouvernement provisoire de la République française et son président le général de Gaulle. Vive la République ! Vive la France ! »

Heureux d’apercevoir la libération prochaine, les Parisiens n’en sont pas moins divisés. Non pas sur leur volonté de mettre fin à l’occupation allemande. Non pas sur leur détermination à rejeter le régime de Vichy. Ils s’interrogent sur la reconstruction politique de la France. Depuis 1941, les communistes sont entrés dans une résistance active, déterminée et efficace. De manière systématique, ils noyautent les organismes de la Résistance. Ils placent aux postes stratégiques des militants et « des sous-marins » qui affichent leur indépendance politique et soutiennent efficacement les positions du parti communiste. « Le colonel » Rol-Tanguy commande les forces résistantes qui relèvent, plus ou moins ouvertement, du parti communiste. Leur but est clairement affiché. Il faut déclencher une insurrection nationale. « Il s’agissait d’abord pour nous d’aider au maximum au succès du débarquement, ensuite de mobiliser en profondeur la population ». Au nom de la CGT, André Tollet ne laisse planer aucun doute : « Chacun sentait bien qu’il fallait miser avant tout sur l’effort de la classe ouvrière, donc sur la grève générale comme élément décisif. » Avec pour conclusion : « Les conditions d’un soulèvement sont réunies ». Les Milices patriotiques recrutent des combattants, qu’ils soient membres du parti communiste ou de simples sympathisants. Faire grève, préparer l’insurrection, voilà qui annonce la prise du pouvoir par des hommes nouveaux, c’est à dire par des membres du parti communiste.

Contre cette stratégie du noyautage, les autres mouvements de résistance sont hésitants. L’heure n’est pas à la division des forces qui s’opposent aux Allemands et attendent, avec l’impatience que l’on devine, l’arrivée des Alliés dans la capitale. Des résistants comme Maxime Blocq-Mascart (au nom de l’Organisation civile et militaire), Georges Bidault qui affiche ses convictions démocrates-chrétiennes et a succédé à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, Alexandre Parodi, Jacques Chaban-Delmas acceptent d’agir avec les communistes, tout en ne partageant pas leurs objectifs. Eux, ils parlent au nom du général de Gaulle. Mais de Gaulle a-t-il le soutien des Alliés, notamment des Américains ? Le président Franklin Roosevelt n’est pas convaincu par «la légitimité » du mouvement gaulliste, bien qu’il ait reçu de Gaulle à Washington dans le courant de juillet. Il redoute que les Alliés donnent le pouvoir à un dictateur. Peut-être vaudrait-il mieux, pense-t-ton à Washington, mettre en place, dans la France libérée, une autorité provisoire, un AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories). Des billets sont imprimés, qui pourraient remplacer les billets de la Banque de France. En un mot, la Résistance, pauvrement équipée, politiquement divisée, est-elle une force d’appoint qui accélèrera la libération de Paris ?

Le parti communiste clandestin décide de lancer des mots d’ordre de grèves. L’insurrection est déclenchée le 19 août. A peine est-elle commencée, résistants et Allemands négocient une trêve des combats. Il n’empêche que des barricades sont installées dans les rues et les places de la capitale. Les résistants occupent l’Hôtel de Ville. Leur armement est rudimentaire. Les divisions politiques fragilisent la Résistance. Le 22 août, les combats reprennent. Il est évident que désormais, la libération de Paris dépend de l’arrivée des troupes alliées, qu’elles soient américaines ou françaises. La 2ème DB du général Leclerc pourra-t-elle foncer vers la capitale ? Elle ne peut le faire qu’avec l’accord du général Eisenhower, le commandant suprême des forces alliées. Or, les Américains n’avaient pas prévu qu’après les terribles combats qui ont suivi le débarquement en Normandie, les forces alliées prennent la direction de la capitale. Sur un plan strictement militaire, il vaudrait mieux contourner Paris, éviter des combats de rues qui mettraient en danger la population. Ce n’est pas ce que souhaite le général de Gaulle. Il faut que Paris soit libéré le plus rapidement possible. Il est indispensable de démontrer qu’une France nouvelle a surgi, malgré les quatre années d’Occupation. Jacques Chaban-Delmas qui représente de Gaulle le dit clairement : « Pour que Paris fût libéré, il fallait que la Résistance et l’insurrection aient joué leur rôle, et il fallait naturellement que les armées alliées arrivassent. Car la Résistance et l’insurrection toutes seules étaient bien incapables de libérer Paris. » En un mot, il faut que les Américains entrent dans Paris. Le général de Gaulle lui-même fait pression sur Eisenhower pour que les forces alliées marchent sur la capitale. Il faut aussi et surtout que la 2ème DB du général Leclerc occupe le rôle principal. Somme toute, les Etats-Unis, tout en manifestant officiellement leurs réserves à l’encontre de De Gaulle, tiendront le rôle d’arbitres dans le conflit, larvé mais réel, qui oppose de Gaulle et les communistes. Le général Eisenhower a saisi la complexité de la situation. Il accepte de modifier ses plans. Paris s’est soulevé, constate-t-il. Il n’est plus possible pour les armées qu’il commande de contourner la capitale. Au risque de conforter le mouvement gaulliste et son chef contre les communistes. Le 22 août, la 2ème DB reçoit l’ordre de foncer sur la capitale. Eisenhower juge, malgré tout, que, dans le même temps, la 4ème division américaine entrera dans Paris par le sud-est et viendra en renfort de la division Leclerc. L’évènement majeur, c’est l’arrivée le 24 août, à 21 h 22 (heure allemande, soit deux heures de plus que l’heure solaire), sur la place de l’Hôtel de Ville, du détachement du capitaine Raymond Dronne, détachement composé de républicains espagnols.  Toutes les églises de la capitale carillonnent. Notre-Dame fait entendre le gros bourdon. Les Parisiens vivent, dans la joie, une soirée inoubliable.

Quant au général von Choltitz, il ne croit pas qu’il puisse défendre la capitale. Il ne prend pas le risque de combattre, tout en faisant semblant d’obéir aux ordres du Führer. Ce qu’il souhaite, c’est de se rendre à des officiers, non à « des terroristes ». A la tête de ses troupes, Leclerc entre dans Paris par la porte d’Orléans, le 25 août. Les Parisiens acclament les soldats qui les libèrent. La 2ème division blindée entre dans la légende. Comment décrire la liesse des Parisiens, enfin libérés, qui assistent au départ des Allemands ? Pour tous, ou presque, c’est la fin du cauchemar.  Le même jour, dans l’après-midi, le général de Gaulle, partant de Rambouillet, arrive dans la capitale. La foule l’acclame. L’itinéraire que choisit le général répond à ces considérations politiques : l’avenue d’Orléans, la gare Montparnasse pour y retrouver Leclerc où le commandement allemand a signé l’acte de reddition, le ministère de la Guerre (rue Saint-Dominique) pour démontrer que l’Etat reprend sa liberté et ses droits, comme si le gouvernement de Vichy n’avait eu aucune légitimité. Enfin, de Gaulle parvient jusqu’à l’Hôtel de Ville.  C’est là que l’attendent les chefs de la Résistance. L’émotion de tous est à son comble. Au dehors, la foule manifeste son enthousiasme. De Gaulle prononce alors son magnifique discours : « Paris ! Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! Mais Paris libéré ! Libéré par lui-même, libéré par son peuple avec le concours des armées de la France, avec l’appui et le concours de la France tout entière, de la France qui se bat, de la seule France, de la vraie France, de la France éternelle ». Quatre jours plus tard, dans une allocution radiodiffusée, de Gaulle remerciera les « braves et bonnes armées alliées et (…) leurs chefs, dont l’offensive irrésistible a permis la libération de Paris et rend certaine celle de tout le territoire en écrasant avec nous la force allemande ». Une précision indispensable pour rétablir la vérité des faits.

Le 26 août, de Gaulle, accompagné par les responsables militaires et civils, descend les Champs-Elysées. Une foule de deux millions de spectateurs acclame « les libérateurs ». Elle découvre la silhouette du chef de la France libre et combattante, qu’elle ne connaissait que par la radio. Lorsque de Gaulle arrive, à la tête du cortège des officiels, sur le parvis de Notre-Dame, une fusillade éclate dont on ne sait toujours pas qui sont les auteurs. Peu importe. Les Parisiens célèbrent leur libération. Ils ont la conviction qu’elle est leur œuvre, qu’elle est une victoire essentiellement française, qu’elle symbolise le retour de la France parmi les Alliés et parmi les vainqueurs de la guerre. De Gaulle n’a-t-il pas enfin été reconnu par les Etats-Unis, bien après le Royaume Uni, comme le chef du gouvernement provisoire de la République française ? Et pourtant, les Allemands sont encore présents au nord et à l’est de Paris. Dans la nuit qui suit, les bombardements ennemis font 189 morts, près de 1 000 blessés ; des immeubles sont détruits ou endommagés. Pour la libération de Paris, un millier de FFI, plus de 300 soldats de la 2ème DB ont été tués. Les plaques commémoratives, accrochées aux murs des immeubles, témoignent des combats qui, au total, ont fait 3 400 morts et 5 500 blessés français et allemands. Les statistiques restent incertaines. La bataille de Berlin, elle, fera plus de 300 000 morts.

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Retrouvez dans cette rubrique l’histoire d’un monument lié à notre thématique mensuelle. Le Monument des fraternisations à Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais) Contexte de création : Depuis le début de la Première Guerre mondiale en 1914, les soldats français et allemands se sont enterrés dans des tranchées, face à face, sur la ligne de front. Au milieu, le no […]

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