L’œil de l’historien : Émile Kern

3 juin 2024

L’Histoire vivante en France à l’heure des commémorations de 2024

Professeur agrégé et docteur en histoire contemporaine, Émile Kern est rédacteur en chef de la revue La France au combat. Historien spécialiste du Premier et du Second Empire, il publie en juin un nouvel ouvrage sur Gravelotte et la guerre de 1870.

Dernière publication d’Émile Kern.

La France est riche de son histoire et aime à commémorer régulièrement les événements qui l’ont marquée. De nos jours, cette histoire est mise en scène par les pratiquants de l’Histoire vivante. En 2024, quelques moments forts retiennent l’attention de ces « fous d’Histoire » comme les surnomme l’historien Jean Tulard. Ces hommes et ces femmes qui font de l’Histoire vivante, qui se costument pour certains, se travestissent pour d’autres, souhaitent avant tout revivre des épisodes du passé en tenue d’époque, le temps d’un week-end ou d’un spectacle. Ils incarnent des personnages, connus ou inconnus, ou insufflent la vie à un monument ancien. L’Histoire vivante fait des émules et attire des personnes de tous âges. Des hommes d’abord, et de plus en plus de femmes viennent s’enrôler pour reconstituer des scènes de bataille, la vie dans les bivouacs ou des danses à la cour des rois et des empereurs.

Le public, lui, est friand de combats de gladiateurs plus spectaculaires qu’au cinéma, de joutes entre chevaliers, des charges des hussards de Napoléon sur les plaines de Waterloo ou encore du débarquement des GI’S sur les plages de Normandie 80 ans après… Il existe ainsi plusieurs « niveaux » de pratique de l’Histoire vivante, du spectacle à l’archéologie expérimentale. Toute démarche de cette nouvelle discipline consiste, au départ, à endosser des costumes ou uniformes anciens pour « entrer » dans une période historique et/ou dans un personnage.

Reconstitution Gergovie en 2017 / photo Drungo

Pourtant, on note une grande différence dans la reconstitution historique entre l’archéologie expérimentale où des reconstituteurs travaillent avec des historiens et des archéologues, au monde de la reconstitution historique qui se pratique avec rigueur mais en dehors de l’université. Enfin, l’évocation historique réunit, quant à elle, des amoureux de l’histoire, amateurs ou professionnels dont l’objectif principal est d’animer des spectacles historiques avec plus ou moins de rigueur historique.

Quels événements font l’objet de reconstitutions historiques ?

Alésia, Nemausus (Nîmes), Bouvines, Azincourt, Valmy, Fontainebleau, Verdun ou Omaha Beach, autant de noms qui sonnent comme des lieux de mémoire de l’Histoire de France. Ces villes, musées et champs de bataille sont devenus des lieux de rassemblement pour organiser des reconstitutions historiques.

Avec l’organisation de spectacles, l’histoire devient un terrain de jeu et de loisirs. Et de nos jours les spectacles historiques ne se limitent plus aux reconstitutions d’affrontements militaires. Tous les thèmes de l’histoire sont abordés, depuis la manière de vivre jusqu’à la manière de combattre.

Les origines de l’Histoire vivante remontent à l’époque antique, avec les reconstitutions de batailles orchestrées dans les arènes romaines, mais les spectacles historiques apparaissent à la fin du XIXe siècle avec un certain William Frederick Cody (1846-1917), plus connu sous le nom de Buffalo Bill. Il organisait et dirigeait un spectacle où il représentait des scènes de reconstitution de l’Ouest américain entre 1882 et 1912. Avec la création de la Cinéscénie au Puy du Fou (Vendée) en 1977, les spectacles historiques prennent un nouvel élan. Depuis, chaque petit « pays » de France prétend mettre en scène quelques tableaux vivants de son passé. Durant ces fêtes historiques, l’histoire locale se greffe à la grande Histoire de France. Ainsi, durant l’été, la France se peuple de campements gallo-romains ou médiévaux. Les lieux les plus divers prennent les couleurs des spectacles son et lumière qui sont les ressorts d’une vision spectaculaire et parfois rêvée du passé. Revues, forums, sites web unissent ces nouveaux acteurs du passé. Le goût pour l’histoire de monsieur et madame tout le monde est l’un des dénominateurs communs de ces spectacles. Les premières associations d’animation historique ont émergé à l’occasion de ces festivités. Les fêtes historiques animées, non par des historiens spécialistes mais par des acteurs-médiateurs costumés ou des reconstituteurs bénévoles, donnent une vision plus accessible de l’Histoire au public. Les groupes qui sont inscrits à la Fédération Française des Fêtes et Spectacles Historiques (FFFSH) et qui respectent la charte de déontologie obtiennent même le label de la fédération qui est une marque de qualité.

Appuyons-nous sur quatre périodes et moments forts de notre histoire, reconstitués par des pratiquants de l’Histoire vivante.

Aliénor d’Aquitaine et le spectacle historique de Castillon-la-Bataille (17 juillet 1453)

Spectacle Castillon-la-Bataille, août 2021/photo Jean-Pierre Clarac

En 1953, Castillon, pour le 500e anniversaire de la bataille de 1453, prend le nom de Castillon-la-Bataille. Si le premier spectacle est créé en 1977, il faut attendre 2016 pour assister à la reconstitution historique de l’histoire de l’Aquitaine et de la bataille de Castillon. C’est l’association Castillon 1453 qui retrace cette fresque historique de plus d’une heure quarante-cinq tous les étés. 400 bénévoles et une quarantaine de chevaliers retracent l’histoire de l’Aquitaine jusqu’à la bataille de 1453. On attend avec impatience le moment où John Talbot, le général en chef de l’armée anglaise, lance ses chevaliers à l’assaut des soldats français. Le public assiste à un spectacle grandeur nature de qualité par l’authenticité des faits historiques, de la mise en scène, de la musique, des lumières et des artifices. Aujourd’hui, le spectacle de la Bataille de Castillon est le plus grand spectacle d’Aquitaine avec près de 300 000 visiteurs par an.

Les Adieux de Fontainebleau de Napoléon (20 avril 1814)

Reconstitution à Austerlitz, décembre 2005/photo Jean-François Darius

« Fontainebleau, la vraie demeure des rois », disait Napoléon. Dans ce palais habité dès le XIIe siècle par Louis VII (1120-1180), l’Histoire vivante se manifeste dès 1925 car la presse locale se fait l’écho d’une évocation de Napoléon sur son cheval et de la Garde impériale dans les jardins du château. Durant les années du bicentenaire (1996 à 2015), et plus particulièrement lors des commémorations des adieux, en avril 2024, des reconstitutions historiques sont organisées dans et autour du château. Depuis 2017, c’est L’Histoire Retrouvée, une société spécialisée dans l’organisation d’événements historiques qui organise l’événement. En 2024 les pratiquants de l’Histoire vivante ont été accompagnés de professionnels du théâtre. Le comédien Christophe Leray incarnait Napoléon alors que 350 reconstituteurs bénévoles étaient présents dans le bivouac installé dans les jardins du château et durant la scène des Adieux de Napoléon à la Garde comme il y a 210 ans.

Le centenaire de la Grande Guerre (1914-1918)

« Encore relativement peu présents dans le monde des musées il y a dix ans, ils vont pourtant accompagner, dès les origines, l’aventure du musée de la Grande Guerre », nous disait la directrice du musée de la Grande Guerre de Meaux en 2015, Aurélie Perreten. En effet, en 2010, lors de la pose de la première pierre du musée, l’association Scènes et Marne 14 était déjà présente. Ses missions sont d’évoquer le 276e régiment d’infanterie de réserve de Coulommiers qui a combattu lors de la bataille de la Marne en 1914. Grâce aux reconstituteurs, c’est cette histoire qui s’incarne à nouveau. Aurélie Perreten soulignait l’exigence scientifique des groupes de reconstitutions historiques qui pouvaient disserter sur l’authenticité par exemple d’un simple bouton d’uniforme.

Les reconstitutions du débarquement en Normandie (6 juin 1944)

Char SchaffeeM24 en Normandie/ photo Thierry-Photographie

« On voulait faire quelque chose en l’honneur de tous ceux qui ont débarqué et combattu pour nous ici, en Normandie » confiait Thierry Leclerc au JDD à l’occasion du 71e anniversaire du débarquement en Normandie. En effet, le 6 juin 2015, c’est toute la fratrie Leclerc : Olivier, 42 ans, Laura, 25 ans et Thierry, 46 ans, qui participaient à l’événement au volant d’un camion militaire léger : un Dodge modèle 42. Collectionneur de matériel militaire de la Seconde Guerre mondiale, Thierry Leclerc s’est lancé dans la reconstitution historique juste après son service militaire et a créé en 2010 l’association Mémoire d’Omaha.

S’agissant de la Seconde Guerre mondiale, on note la prédominance du nombre des groupes en Normandie, en Provence-Alpes-Côte-d’Azur, dans le Grand Est, en Île-de-France et dans les Hauts-de-France. Les membres ne se limitent pas à la reconstitution des combats, des défilés militaires ou des campements, ils abordent aussi la manière de vivre pendant l’Occupation et la vie des soldats au quotidien. L’importance du matériel roulant et volant est notable et emblématique de cette époque. De nombreux passionnés se retrouvent pour utiliser ensemble leurs pièces d’artillerie, leurs véhicules civils et militaires, leurs chars et quelquefois même leurs avions d’époque. Parmi les associations qui reconstituent l’armée américaine, la Compagny Eagles 44 s’est attachée aux parachutistes américains de la 101st Airborne Division.

Yankees Group commémore lui les troupes américaines, de la préparation du D-Day jusqu’à la capitulation allemande, le 8 mai 1945. Outre leur présence aux grands rassemblements de juin en Normandie, notamment au Camp Arizona, on peut les voir en tenue de parachutistes dans les cimetières américains.

L’association française ARCAVEM (Association de Reconstitution des Collec- tionneurs et Amateurs de Véhicules d’Époque et Militaires), basée à Eaucourt-sur-Somme (Somme), est à l’origine une réunion de collectionneurs et d’amateurs de véhicules de la Seconde Guerre mondiale. Créée en 2012, l’association possède un parc de 40 véhicules roulants.

Parmi les groupes de reconstitution, n’oublions pas les Allemands. Ils sont représentés par l’association Atlantik Wall Reconstitution 39/45 basée à La Guérinière (Vendée). Elle a en charge l’entretien et la mise en valeur de plusieurs batteries faisant partie intégrante du mur de l’Atlantique. Mais rien n’est plus difficile que de revêtir l’uniforme allemand dans les reconstitutions historiques… En effet, ces groupes ont besoin d’une autorisation pour porter l’uniforme allemand avec un aigle aux ailes déployées surmontant une croix gammée sur la poitrine ou au-dessus de la visière. Pour toutes les associations dont les membres reconstituent l’armée allemande, le salut nazi et le drapeau du Troisième Reich sont interdits, sauf si l’organisation donne son accord dans le cadre d’un spectacle ou d’une commémoration. Du côté des Français, on dénombre 15 associations pour reconstituer les résistants français de l’Intérieur et plus généralement les Français, de l’Occupation à la Libération.

Les camps américains en Normandie

Des camps militaires américains ont été reconstitués au moment des commémorations du débarquement en Normandie en 2014 et en 2019 et sont prévus pour le 80e anniversaire entre mai et juin 2024. Les camps américains sont placés à proximité des différents musées, c’est le cas pour le Camp Geronimo à Sainte-Mère-Église (Manche). Ce camp regroupait les forces militaires aéroportées américaines. Parmi les nombreux camps à proximité des plages du débarquement, le Camp Arizona, devenu incontournable lors des commémorations du D-Day à Carentan (Manche). Il est l’endroit où, depuis de nombreuses années, les collectionneurs se retrouvent et se replongent dans l’univers des militaires américains le 6 juin 1944. Les collectionneurs présents sur le camp affichent leurs tenues, leurs objets et racontent l’histoire de la bataille de Normandie dans ce grand musée à ciel ouvert. Le point d’orgue des animations est le défilé de véhicules militaires réunissant environ 200 engins : jeeps, half-tracks et chars américains.

Quel est le regard du public sur l’Histoire vivante ?

Les reconstituteurs jouent un rôle de plus en plus important dans l’animation des lieux de mémoire, même s’ils ne font pas toujours l’unanimité. Plusieurs conservateurs de musées et historiens continuent de rester sceptiques vis-à-vis de ces amateurs qui veulent refaire l’histoire à leur manière. Si certains historiens ont fini par reconnaître l’utilité de l’Histoire vivante, notamment quand il s’agit de l’archéologie expérimentale, d’autres restent méfiants envers une pratique de l’histoire qu’ils jugent plus spectaculaire que scientifique. De même, une défiance existe également de la part de certains reconstituteurs vis-à-vis des universitaires. Car si les pratiquants sont des férus d’histoire, ils sont souvent autodidactes, devenus de véritables érudits dans des domaines précis, comme les origines et la pratique des armes ou les tissus pour les uniformes, les costumes et les robes. L’absence de diplôme pour faire reconnaître officiellement leurs connaissances peut donc être à l’origine des frustrations et du rejet du monde universitaire. Pourtant, comme le précise l’historienne Audrey Tuaillon-Demesy, les historiens sont nécessaires aux reconstituteurs tout autant que les « historiens du vivant », sont nécessaires à l’avancée de la science historique.

À ces oppositions, il faut ajouter le regard du public qui n’est pas toujours bienveillant pour ceux que l’on considère parfois comme des enfants, voire des fous. L’association Duty First évoque, par la voix de son président Serge Balleux, la manière dont les gens perçoivent l’Histoire vivante : « C’est vrai qu’il y a beaucoup de personnes qui disent que nous jouons à la guerre », explique Serge Balleux d’un ton agacé. « La reconstitution, c’est d’abord un travail en amont, et surtout sur le terrain. C’est comme les peintres, il y a ceux qui tracent les lignes sur les routes et les artistes peintres. Et dans la reconstitution, des Michel-Ange, il n’y en a pas beaucoup. Quand les gens font des réflexions, ils n’ont pas tout à fait tort. Les gens en Normandie en ont marre d’entendre les klaxons ou les sirènes dans les rues, et des canettes qui traînent. Quand on fait un devoir de mémoire, on fait un devoir de respect. »

Quoi qu’il en soit,on peut dire que l’Histoire vivante a de beaux jours devant elle. Il lui reste néanmoins à obtenir la reconnaissance qu’elle mérite auprès du ministère de la Culture et du ministère de l’Éducation nationale. La disparition des derniers témoins de la Seconde Guerre mondiale va-t-elle entraîner une systématisation de la présence des pratiquants des deux guerres mondiales dans les établissements scolaires ? La naissance d’un partenariat entre l’Histoire vivante et l’Éducation nationale permettrait aux enseignants de s’appuyer sur un nouveau support pour enseigner l’Histoire. La naissance d’une fédération permettrait de rassembler tous les pratiquants de toutes les époques, évocateurs et reconstituteurs, et d’imposer une charte respectée par tous. Cette fédération donnerait plus de poids et de reconnaissance à cette pratique de l’histoire qui est désormais bien installée en France. Elle permettrait de faire revivre l’histoire du quotidien, des civils et des militaires. Quant aux pratiquants eux-mêmes, ils aiment à répéter « qu’ils sont sérieux dans leur pratique, sans se prendre au sérieux ».

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