Le monument du point X à Combres-sous-les-Côtes (Meuse) fut érigé en 1925. Son centenaire a été célébré cette année, lundi 9 juin, en présence de la maire de Combres, Cynthia Pector, du maire des Éparges, Xavier Pierson, et de la Sénatrice de la Meuse, Jocelyne Antoine. De nombreux membres de la famille de la sculptrice étaient également présents, ainsi qu’une historienne, Nelly Dulcy, et un chercheur du CNRS, Jean-Pierre Lorand. Parmi les assistants, se trouvaient aussi un descendant de l’entrepreneur Mongars qui avait contribué à ériger le monument, et une personne de la famille de l’abbé Tripied, ancien curé des Éparges et infatigable historien du site. De très nombreux porte-drapeaux étaient également présents.

Les descendants de la sculptrice, Mina Ficher, et de la famille de son fiancé, René Tronquoy, devant le monument du Point X.
Le centenaire a commencé par une messe sur le site même du monument qui s’y prête puisqu’il a une forme d’autel. Cette messe est habituellement célébrée sur place chaque lundi de Pentecôte. À la suite de la messe, Blandine Baudrillart, descendante de la sculptrice, Mina Fischer, a lu des textes et des poèmes de celle-ci. Puis les porte-drapeaux se sont rendus auprès d’un entonnoir[1], et des bouquets ont été jetés dans l’entonnoir par Aude Baudrillart, autre descendante de Mina Fischer, et la maire de Combres. La cérémonie s’est poursuivie ensuite aux Éparges, au siège de l’association L’Esparge : discours des maires et de la sénatrice, et récit des souvenirs de Mina Fischer par Silvestre Baudrillart, lui aussi descendant de la sculptrice. Un diaporama sur Mina Fischer et sur l’histoire du monument, une réalisation de Blandine Baudrillart, était proposé aux participants. La maire de Combres, Cynthia Pector, avait ensuite prévu un banquet dans la salle municipale de sa commune.

Cérémonie pour célébrer le centenaire du monument du Point X aux Eparges, 9 juin 2025.
L’origine de ce monument est très particulière. C’est en effet une histoire d’amour. Mina Fischer a dix-sept ans le 31 octobre 1913, quand elle commence un journal intime destiné à exprimer ses sentiments pour René Tronquoy, son cousin éloigné. Ce jeune homme, de douze ans son aîné, est chercheur et préparateur en Minéralogie au Muséum à Paris. Il est docteur ès Sciences, sa thèse a reçu un prix de l’Académie des Sciences en 1915, et il est déjà l’auteur, lors de sa mobilisation en 1914, de sept publications très documentées. Lors de la mobilisation, il rejoint le 67e R.I., à Soissons, où il avait fait ses classes.

Mina Fischer en 1913.
« C’est ce soir, 31 octobre 1913, que je commence ce cahier, car il me semble que les événements qui viennent de se passer marquent une période importante de ma vie de petite fille de 17 ans. J’ai le pressentiment que c’est avec lui que je me marierai, et plus tard, je serai contente de relire ces pages (nous les relirons peut-être tous les deux ensemble) ».
Pendant la guerre, Mina entretient une correspondance active avec son cousin, le lieutenant Tronquoy.
C’est René qui lui écrit en premier : « 25 août 1914. Je pars. 26ème Cie, 67ème Régt d’inf.- Soissons. Telle est mon adresse. Nous partons sur la ligne. Je griffonne ceci en gare devant le train qui nous emporte vers une destination inconnue. Souviens-toi que si les lettres n’arrivaient que rarement, celles qui me parviendraient ne me feront que plus de plaisir. Je t’écrirais encore, mais peut-être cela sera-t-il arrêté en chemin. Sois certaine que j’ai bon courage, et si je ne reviens pas il n’y aura rien à regretter, j’aurai fait mon devoir. Je t’embrasse. Amitiés à tous. René Tronquoy ».

René Tronquoy dans la tranchée en 1915.
Ne voulant pas être en reste, Mina s’engage aux côtés de sa mère comme bénévole au service de santé de l’École Polytechnique à Paris. Cet engagement rejoint ses convictions, puisqu’elle était l’une des instigatrices, dès 1913, d’une pétition demandant que les jeunes filles de France assurent les services militaires de l’arrière.
Les semaines, puis les mois passent, et les échanges épistolaires deviennent plus affectueux, plus tendres. René est affecté aux Éparges avec son régiment, le 67e. Très vite, avec la disparition des autres officiers, c’est lui qui assume les fonctions de capitaine, sans en avoir le titre. Et le 20 février 1915, lors d’un combat particulièrement violent, il disparaît avec un grand nombre de ses compagnons.
Dès lors, pour Mina, commence une période d’incertitude, un deuil qui ne peut encore porter ce nom : René est-il prisonnier des Allemands ? Blessé peut-être, ou ayant perdu la mémoire ? Comment savoir ? C’est aussi une période d’obscure espérance, durant laquelle elle se refuse à reconnaitre l’évidence. Et s’il revenait ? Son amour, lui, est bien vivant ! Elle ressasse son espoir et ses douleurs, écrit des poèmes sombres ou passionnés, et ne cesse de rêver sur les décombres de sa vie.
Son père chéri vient à mourir, exigeant d’elle la promesse de « se marier dans l’avenir, quoi qu’il arrive. » Ses frères Paul et Édouard sont sur le front : et s’ils ne revenaient pas, eux non plus ? Puis c’est l’Armistice, et ils reviennent. René n’est toujours pas de retour. Finalement, poussée par la promesse faite à son père, elle accepte de se marier, mais seulement à un grand blessé de guerre. C’est alors que son frère Paul, son cadet immédiat et son confident de toujours, lui présente un ami, Antoine de Cugnac, étudiant comme lui à la Sorbonne et futur professeur.
Antoine a réussi le concours de Saint-Cyr en juillet 1914, juste avant la déclaration de guerre. Admis d’office comme tous ses camarades sous condition d’une formation de quatre mois, il a renoncé au bénéfice de cette admission pour s’engager comme simple soldat dans cette guerre qu’il pense courte, et qu’il ne veut pas manquer. Il est mobilisé au 113e R.I. À Neuvilly, le 4 septembre 1914, il tombe sous les balles en portant secours à un camarade. Grièvement blessé, il est fait prisonnier par les Allemands. Son genou est pulvérisé, il perd l’usage de son bras droit et de l’un de ses reins, et son état est très critique lorsqu’il est rapatrié, après un an de captivité, le 11 juillet 1915. Une très longue convalescence commence alors, et elle se poursuit pendant toute la guerre. Après quoi, ne pouvant poursuivre sa carrière dans l’armée, il se tourne vers les sciences et fait alors la connaissance de Paul Ficher qui le présente à Mina.
Dès le début, Mina lui fait part de sa situation et de son deuil de fiancée. Avec une grande délicatesse, Antoine respecte et comprend cette douleur, blessure de l’âme : n’est-il pas, lui aussi, un grand blessé ? Ne doit-il pas poursuivre sa vie malgré cette blessure ? Une profonde amitié naît entre ces deux victimes de la guerre et l’idée d’un mariage apparaît peu à peu.
Mais Mina cherche un exutoire à sa douleur d’ex-fiancée. Elle étudie aux Beaux-Arts pour réaliser un monument en l’honneur de « Ceux qui n’ont pas de tombe ». Douée de vraies qualités de sculptrice, elle se documente auprès de familles de disparus, se procure des portraits. Sur son monument, il n’y aura que des figures réelles, non des visages idéalisés. Pour ces familles, elle effectue également des recherches, elle ne veut pas seulement retrouver René, mais elle communie à la souffrance des autres. René, bien sûr, sera au centre du haut-relief, en officier menant ses hommes au combat ; mais le monument se veut plus large, universel : tous les disparus doivent pouvoir s’y retrouver.
Le monument est aussi un mur-autel, une sorte de chapelle en plein air; la messe peut y être célébrée, et elle l’est effectivement chaque année, le lundi de Pentecôte, pour la commémoration annuelle. Un espace est prévu pour l’assemblée. Les convictions religieuses de Mina s’expriment pleinement, seul Dieu peut calmer cette douleur.
Le monument est érigé en 1925, et c’est en août de cette même année que Mina épouse Antoine. Après avoir perdu leur première fille juste après la naissance, ils auront trois autres enfants. Finalement, un jour de 1935, la terre restitue le corps de René et de plusieurs hommes de sa compagnie. Ils sont inhumés, ensemble, au cimetière de Trésauvaux. Mina lui rend alors hommage et continue son combat du souvenir, tout en aimant son mari et en éduquant ses enfants.
Chaque année, le lundi de Pentecôte, une cérémonie est organisée. Avant, puis après la Seconde Guerre mondiale, Mina continue à y participer.
Ce monument, aux origines si particulières, si intimes, est d’autant plus émouvant que sa signification est universelle. Il ne reflète pas un régiment ou un groupe particulier, mais l’ensemble de tous ceux qui n’ont pas de tombe. Et le fait que les personnages du haut-relief soient tous des soldats réels, des disparus des Éparges, lui donne un caractère de témoignage et la portée d’un manifeste. Oui, tous ceux qui n’ont pas de tombe ont droit à une épitaphe, à un monument où leur souvenir soit perpétué. Ce n’est pas le monument d’un village ou d’un régiment, il n’y a pas de liste de ceux auxquels elle est dédiée : elle serait si longue ! 9000 disparus… Mais avec cette mention générale, aucun n’est oublié. Et l’hommage de la fiancée en deuil est celui de toutes ces femmes en noir, de toutes ces blessures d’amour que la guerre a causées.
Sur le monument, nous avons une ample documentation : Mina, férue d’Histoire, a conservé tous les papiers de la construction et de l’inauguration, ainsi que les récits et les discours qu’elle a pu rédiger à l’occasion des cérémonies. Sans compter, bien entendu, sa correspondance avec René, avec l’abbé Tripied pour la recherche des restes de René, et celle de l’association qu’elle a fondée : « Verdun – les Éparges. »
Nous avons également la très riche œuvre poétique de Mina, partiellement publiée : poèmes intimes, poèmes douloureux, poèmes de guerre… Elle a écrit tout au long de sa vie, et nombre de ses poèmes concernent René Tronquoy, dont la pensée, malgré son mariage et sa vie de famille, ne la quitta pas au cours des années qui suivirent. Cette œuvre poétique évoque une douleur lancinante, parfois terrible, parfois apaisée : une profonde blessure qui ne cesse de se manifester. Elle écrit également des poèmes sur sa vie de couple avec Antoine, sur ses joies familiales : tous ses sentiments s’expriment.
Un chercheur au CNRS, Jean-Pierre Lorand, a récemment découvert la correspondance rédigée par René Tronquoy à l’attention de son professeur du Muséum, Alfred Lacroix. Il a rédigé un article pour la revue L’Esparge.
À l’occasion du centenaire, deux volumes ont été publiés par L’Esparge sur l’histoire de ce monument emblématique : L’Émouvante histoire du monument du Point X, suivi de Mina Fischer ou l’impossible oubli. Ces deux ouvrages, rédigés par Patricia Pierson, avec la collaboration des historiens Nicolas Czubak et Nelly Dulcy et du chercheur Jean-Pierre Lorand, ainsi que de descendants de Mina Fischer et d’une généalogiste, Claudine Boigegrain, reprennent l’état actuel des recherches et des témoignages, et s’accompagnent de nombreuses photos communiquées par la famille. Un diaporama est également disponible au siège de l’association L’Esparge, racontant l’histoire du monument.
C’est justement grâce à l’action de L’Esparge que l’origine du monument est sortie de l’oubli : Patricia Pierson s’était interrogée sur ce lieutenant Fischer dont la signature était indiquée au bas de la sculpture, et avait abouti à l’une des petites-filles de Mina Fischer, Blandine Baudrillart : celle-ci avait créé une pièce sur la correspondance de guerre entre sa grand-mère et son fiancé René Tronquoy, et avait aussi contribué à l’édition de cette correspondance.
La crète des Éparges est, aujourd’hui encore, une terre sacrée : un véritable cimetière à ciel ouvert où reposent plusieurs milliers de combattants qui ne seront sans doute jamais identifiés. Dans ces Hauts-de-Meuse durement touchés par la guerre, le souvenir des morts de 14-18 est maintenant un élément de l’histoire locale, un pan du récit national. Ces coins de terre, imbibés de sang et truffés de bombes, ont payé à la patrie leur tribut d’héroïsme et leur sacrifice tragique ne doit pas être oublié.

L’auteur de cet article, Silvestre Baudrillart, est petit-fils de Mina Fischer. Depuis son enfance, il a participé à de nombreuses cérémonies au Point X, y compris en tant que jeune porte-drapeau. Il collabore, comme sa sœur Blandine, à la revue L’Esparge et aux nombreuses cérémonies mémorielles organisées par l’association.
[1] Ce nom désigne un trou d’obus très large.
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