Frédéric LE MOAL
Docteur en Histoire des relations internationales (Paris-IV Sorbonne) et spécialiste des Balkans dans la Première Guerre mondiale, il enseigne l’histoire, la géopolitique et les relations internationales au lycée militaire de Saint Cyr.
Frédéric LE MOAL présente ici pour Le Souvenir Français un texte sur les relations franco-serbes pendant la Grande Guerre.
Les relations franco-serbes pendant la Première Guerre mondiale 1914-1918
En 1930, est inauguré dans le parc de Kalemegdan, à Belgrade, un monument de Reconnaissance à la France. Fruit du travail du sculpteur Mestrovic, il porte comme inscription : « Nous aimons la France comme elle nous a aimés ». Ce monument entend rappeler le lien très fort qui, entre 1914 et 1918, a uni la France et la Serbie. La Grande Guerre constitue, il est vrai, une étape cruciale dans l’histoire des relations entre les deux pays puisque c’est à cette occasion que s’est nouée l’amitié franco-serbe.
Lorsque le conflit éclate, il existe une proximité que l’on peut qualifier de vivante mais qui, dans les faits, demeure encore limitée. Avec le coup d’Etat de Pierre Karageorgevic en 1903, la diplomatie serbe opère un retournement majeur en direction du « grand frère slave », la Russie tsariste. Désormais placée sous sa protection, la Serbie évolue dans l’orbite de l’Entente et, de fait, se rapproche de la France. Des liens se tissent dans plusieurs domaines. Les autorités françaises apportent une aide non négligeable aux Serbes dans la guerre douanière que leur livrent les Austro-Hongrois, restée célèbre sous le nom de la guerre des cochons (1906-1911). Ensuite, la rurale Serbie devient un débouché pour l’industrie française et un marché pour les ventes d’armes. Enfin, sur le terrain proprement politique, il existe de nombreux et efficaces réseaux. Outre la francophilie du roi Pierre Ier, ancien élève de l’Ecole Spéciale Militaire de Saint-Cyr et ancien combattant de l’armée de la Loire en 1870, il faut compter aussi avec Nicolas Pašic, président du Conseil et figure majeure du monde politique serbe, qui appartient aux différents réseaux européens favorables aux nationalités.
Néanmoins, la proximité franco-serbe ne doit pas être exagérée et doit toujours être analysée à travers le prisme de l’alliance avec la Russie. En 1908, comme en 1912, la France a exercé de très fortes pressions sur son allié russe afin que le programme d’expansion serbe dans les Balkans ne provoque pas de conflit avec l’Autriche-Hongrie. Il n’existe pas de réel et officiel soutien français à propos du programme grand-serbe.
La nature générale prise par le conflit en août 1914 change complètement les données du problème. La France est entraînée dans la guerre par son alliance avec la Russie et par l’agression de l’Allemagne, alors que l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie dès le 28 juillet 1914. Les deux nations se retrouvent de facto dans le même camp. Mais précisons immédiatement que la Serbie n’appartient pas au groupe des grandes puissances qui dirigent l’Entente. Son statut reste celui d’une puissance mineure dont le sort, dans la tradition du Concert européen, est soumis à la volonté et aux intérêts des « grands ». C’est un point fondamental à prendre en compte dans l’étude des buts de guerre serbes et du positionnement de la France. L’entrée de l’Italie dans l’Entente, non seulement, ne change rien – elle fait elle aussi partie des « grands » – mais en plus complique considérablement les choses.
Les batailles cruciales de l’été et de l’automne 1914 jettent des ponts militaires mais aussi sentimentaux entre les deux peuples. Même s’il n’existe pas, à cette date, de véritable collaboration militaire et encore moins de stratégie commune, Français et Serbes mènent une lutte féroce pour repousser l’envahisseur allemand et austro-hongrois, c’est-à-dire pour leur survie en tant que pays indépendant. Les deux armées connaissent une identique retraite, sombre prélude à une défaite que Berlin et Vienne espèrent rapidement imposer pour se retourner contre les Russes. Puis, elles parviennent à arracher une victoire (Marne, Kolubara) qui certes les sauve, ruine les plans de leurs ennemis, mais qui reste insuffisante pour mettre fin au conflit.
De plus, les Serbes, par leurs victoires du mont Tser et du Jadar, au mois d’août 1914, donnent à l’Entente ses premières victoires. Le soldat serbe y acquiert une réputation de soldat endurant et patriote, solidement accroché à sa terre qu’il défend avec force. La presse française s’en fait l’écho, décrivant en détails les opérations de la bataille de la Kolubara qui, dans son déroulement (retraite douloureuse, suivie d’une puissante contre-offensive menée par des soldats épuisés et dans des conditions atmosphériques très difficiles), n’est pas sans rappeler la toute récente bataille de la Marne. Les contemporains en ont très tôt conscience. N’oublions pas non plus les terribles récits des atrocités austro-hongroises sur les civils serbes qui font écho à celles perpétrées sur les populations du nord de la France. Du point de vue français, les victoires serbes obligent l’Autriche-Hongrie à immobiliser plusieurs divisions au détriment du front russe. Or, la pression exercée par la Russie sur les armées allemandes est vitale pour les Français. Le front serbe est ainsi intégré dans la stratégie de Joffre, et le sera encore plus à partir de 1915. Cette idée d’une communauté dans la guerre constitue l’un des fils servant à tisser l’amitié franco-serbe. Enfin, très rapidement, des Français sont envoyés en Serbie : militaires, médecins, infirmières et journalistes. Encore timide, cette présence n’en contribue pas moins à favoriser des rapprochements et devient un canal de transmission d’informations vers le public français.
Cela dit, derrière cette activité propagandiste en gestation, se cache une réalité politique plus rude. Une divergence s’exprime à propos des buts de guerre serbes, officiellement définis en septembre 1914 en faveur de la réalisation de la Grande Serbie, voire d’une Etat rassemblant tous les Slaves du sud. Les responsables politiques français évoluent avec une grande prudence, songent au maintien de l’Autriche-Hongrie, promettent des terres slaves à l’Italie pour son entrée en guerre (traité de Londres, 26 avril 1915), voire ménagent la Bulgarie jusqu’à l’automne 1915.
Toutefois, la fin de l’année 1915 constitue un réel tournant dans l’histoire des relations franco-serbes. En effet, suite à l’invasion simultanée des armées allemandes, austro-hongroises et bulgares, l’armée serbe cède et doit fuir le pays, accompagnée du gouvernement et de milliers de civils, à travers les montagnes glacées d’Albanie, afin d’être récupérée par la flotte alliée. La France s’inquiète alors des rumeurs de paix séparées qui se mettent à circuler. Pour conjurer ce péril, Aristide Briand, le président du Conseil, assure en décembre 1915 le Cabinet Pašic du soutien de la France pour la restauration du pays et la satisfaction de « ses aspirations nationales. » D’autre part, le rôle majeur joué par la flotte française dans la récupération des Serbes sur les rivages albanais, dans leur sauvetage et leur transfert sur l’île de Corfou où leur armée sera reconstituée avant son transfert sur le front de Salonique, donne aux Français l’image des sauveurs de la Serbie. Bref, politiquement comme militairement, le salut serbe réside désormais dans la France.
La fraternité d’armes, nouée à l’aube du conflit, se renforce donc dans l’épreuve de l’hiver 1915-1916, puis au sein de l’Armée d’Orient. Poilus français et serbes se découvrent, apprennent à se connaître, combattent côte à côte. L’endurance du soldat balkanique, appréciée par les généraux français efface les premières et désagréables impressions provoquées par l’arrivée de pauvres hères en guenilles. Les victoires remportées par l’armée serbe à l’automne 1916 avec la prise de Monastir confirment cette combativité si précieuse dans les combats de montagne, caractéristiques du front d’Orient. Cette collaboration trouve son apogée dans le rôle central que le général Franchet d’Espérey confie à l’armée serbe dans son plan d’offensive victorieux de septembre 1918. Cela dit, les relations militaires connaissent des difficultés, des malentendus, des oppositions marquées, comme par exemple lors de la crise morale que traverse en 1917 l’armée serbe.
Notons enfin que d’un point de vue politique, si rien ne parait acquis définitivement, un mouvement puissant se met en place en faveur des revendications serbes. La France, c’est incontestable, demeure très attentiste jusqu’au ministère Clemenceau compris. Il faut ménager l’allié italien et veiller à ne pas trop ébranler l’édifice habsbourgeois pour l’après-guerre. Toutefois, Paris entend bien favoriser une Serbie élargie et consolidée, point d’appui essentiel pour sa future barrière antigermanique dans les Balkans. C’est pourquoi le Quai d’Orsay soutient le cabinet Pašic contre le Comité yougoslave de Londres, favorable à une Yougoslavie fédérale dans lequel l’élément serbe serait dilué. D’ailleurs Paris procède en septembre 1917 à une nomination significative, celle du vicomte de Fontenay, serbophile ardent aussi germanophobe qu’italophobe, comme ministre de France auprès du gouvernement serbe.
Il faut donc attendre la fin de la guerre en 1918 pour voir la situation se débloquer en faveur des Serbes. Avec une Russie hors-jeu, une Angleterre plutôt bulgarophile et une Italie hostile, leur unique espoir réside dans la France déterminée à leur laisser le contrôle du futur Etat mais avec prudence ! La bataille se joue sur deux fronts : le terrain militaire et le terrain politique. Tandis que le Quai d’Orsay apporte un appui décisif à Pašic dans son combat contre les partisans d’une Yougoslavie fédérale, les armées serbes du Prince-Régent Alexandre jouent un rôle crucial dans l’enfoncement du front bulgare en septembre 1918, prélude à leur formidable avancée tout au long de la vallée du Vardar, et qui les portera jusqu’à Belgrade.
La guerre et ses bouleversements ont ainsi favorisé une convergence diplomatique, militaire et culturelle entre la France et la Serbie. Cette amitié franco-serbe solide exercera ses effets pendant toutes les années 1920 avant que le déclin français des années 1930 puis l’effondrement de 1940 ne la fragilisent profondément, sans pour autant la faire disparaître.
Dernières parutions :
Hommage à François ROTH
Nous avions fait appel à François ROTH pour participer à la première lettre d’information de l’association dans la rubrique « l’œil de l’Historien ».
Historien et politologue, spécialiste de l’histoire contemporaine française et européenne, François Roth est décédé le 5 mai dernier à Nancy des suites d’un accident de la circulation.
Nous gardons de lui le souvenir d’un grand historien et d’un homme engagé pour les autres.
Exposition « Entre ombre et lumière », Maison régionale de la Mémoire du Grand Est La première exposition de la Maison régionale de la Mémoire du Grand Est est consacrée aux portraits des Compagnons de la Libération du Grand Est réalisés par Christian Guémy, alias C215, sur les murs de la Maison. L’exposition est ouverte […]
Voir l'article >Retrouvez dans cette rubrique les actions et déplacements du Président général du Souvenir Français pour le mois passé. Vendredi 1er novembre 2024 Inauguration du monument consacré aux Hmongs au Cimetière de l’Est à Rennes. Plus de 100 membres de la communauté Hmong étaient présents à cette cérémonie qui a rappelé le rôle joué par cette […]
Voir l'article >Retrouvez dans cette rubrique l’histoire d’un monument lié à notre thématique mensuelle. Le Monument des fraternisations à Neuville-Saint-Vaast (Pas-de-Calais) Contexte de création : Depuis le début de la Première Guerre mondiale en 1914, les soldats français et allemands se sont enterrés dans des tranchées, face à face, sur la ligne de front. Au milieu, le no […]
Voir l'article >