Quatre questions à Anouar Kbibech

30 août 2022

Né en 1961 à Meknès au Maroc, Anouar Kbibech est diplômé de l’école des Pont et Chaussées. Depuis 2007, il est président du Rassemblement des Musulmans de France. Il a été également président du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) de 2015 à 2017. Il est administrateur de nombreuses associations, dont Le Souvenir Français, et a notamment fondé le Forum des Cadres Chrétiens et Musulmans (FCCM) permettant des échanges entre des Cadres et des Décideurs Chrétiens et Musulmans.

1 – Comment est organisée en France la communauté musulmane ?

Historiquement, la rencontre entre L’Islam et la France s’est faite depuis plusieurs siècles. La Ville de « Ramatuelle » peut en témoigner.

En effet, au IXe siècle, la région est occupée par les Sarrasins pendant une soixantaine d’années. Ils laissent peu de traces architecturales, mais on leur doit quelques toponymes comme le nom de la ville de « Ramatuelle ». Ce nom correspond au nom arabe (Rahmatou Allah) … qui veut dire « Miséricorde de Dieu ». Le nom de « Ramatuelle » a été initialement attesté sous la forme « Ramatuella » en 1056.

Aujourd’hui, les musulmans de France représentent 5 à 6 millions en France.

Le nombre de mosquées et de lieux de culte musulmans atteint 2.600, avec près de 200 à 300 projets de construction en cours.

Depuis plusieurs décennies, les pouvoirs publics ont voulu doter le culte musulman de représentants officiels, qui peuvent être des interlocuteurs et des partenaires pour avancer sur des dossiers liés à la pratique du culte musulman en France : construction de mosquées, formations des Imams, structuration des aumôneries musulmanes, abattage rituel, organisation du pèlerinage à la Mecque, …etc.

La mise en place du « Conseil Français du Culte Musulman » (CFCM) en 2003 correspondait à cet objectif.

Le CFCM, qui réunissait les principales Fédérations musulmanes de France, devait constituer un espace d’échange et de concertation entre les différentes sensibilités de l’Islam de France.

Malheureusement, après près de 20 ans de fonctionnement, et malgré des avancées significatives sur certains points, le CFCM n’a pas pu être à la hauteur des défis majeurs que doit relever le culte musulman dans la France d’aujourd’hui.

Ceci a poussé les pouvoirs publics à s’orienter vers un nouvel espace de dialogue et d’échange entre la République et le culte musulman en France : le FORIF (Forum de l’Islam de France).

Mis en place au début de l’année 2022, le FORIF regroupe des acteurs musulmans du terrain, avec des compétences issues des départements ou au niveau national.

Son action se structure sous forme de « groupes de travail » mixtes sur des dossiers prioritaires : professionnalisation de la fonction des Imams, structuration des aumôneries musulmanes, suivi des actes anti-musulmans et sécurisation des lieux de culte, accompagnement du culte musulman pour la mise en place de la Loi CRPR (Loi Confortant le Respect des Principes de la République), … etc.

D’autres « groupes de travail » seront mis en place ultérieurement, tel que celui traitant du financement du culte musulman en France.

L’avenir dira si le FORIF a su et a pu prendre le relais du CFCM sur les dossiers prioritaires de la pratique du culte musulman en France. 

2 – La première pierre de la Grande Mosquée de Paris a été posée en octobre 1922. Comment son histoire est-elle reliée à la mémoire combattante ?

La Grande Mosquée de Paris a été bâtie au lendemain de la Grande Guerre pour marquer la reconnaissance de la Nation à l’endroit des soldats musulmans « Morts pour la France ».

La Grande Mosquée de Paris a été financée par l’État français à travers la loi du 19 août 1920  qui accorde une subvention de 500 000 francs pour la construction d’un Institut musulman regroupant : une Mosquée, une Bibliothèque et une Salle d’étude et de conférences.

La première pierre a été posée le 19 octobre 1922. Elle a été inaugurée le 16 juillet 1926, en présence du Président de la République Gaston Doumergue et du Sultan du Maroc Moulay Youssef.

Le Président Doumergue célébre alors l’amitié franco-musulmane scellée dans le sang sur les champs de bataille européens et affirme que la République protège toutes les croyances.

Au cours des discours d’inauguration de la Grande Mosquée de Paris, le Maréchal LYAUTEY déclarait :

 « Quand s’érigera le minaret que vous allez construire, il ne montera vers le beau ciel de l’Ile de France qu’une prière de plus, dont les tours catholiques de Notre-Dame ne seront point jalouses ».

De même, M. FLEUROT déclarait en tant que Conseil de Paris :

« Lorsqu’en 1914, le formidable cataclysme s’abattit sur l’Europe ; lorsque la France qui avait fait l’impossible pour éviter la guerre fut odieusement et injustement attaquée, elle dut faire appel à ses enfants, à tous ses enfants ; et vous êtes témoins que les musulmans de nos départements africains ne furent pas les derniers qui répondirent à l’appel de la Patrie en danger ».

« En ces heures tragiques, on s’aperçut que tous les malentendus étaient dissipés… Nous ne saurions trop remercier nos frères africains de leur fidélité et de leur dévouement. »

« Nombreux sont ceux dont le sang a coulé sur les champs de bataille. Nombreux sont ceux qui ont donné leur vie pour la défense de la civilisation et c’est beaucoup en souvenir de ceux-là que bientôt s’élèvera sur cet emplacement l’Institut musulman qui, voisin de notre Panthéon, sera comme un monument commémoratif élevé à la mémoire des soldats musulmans morts pour la France. »

Edouard Herriot, parlementaire, père de la Loi de 1905 et auteur du rapport qui a permis le vote à l’unanimité de la Loi du 19/06/1920 permettant la création de l’Institut musulman de Paris déclara également que si la guerre a scellé sur les champs de bataille la fraternité franco-musulmane et si plus de 100 000 de nos sujets et protégés sont morts au service d’une Patrie désormais commune, cette Patrie doit tenir à honneur de marquer au plus tôt, et par des actes, sa reconnaissance et son souvenir.

En définitive, l’édification de la Grande Mosquée de Paris, en plein centre de la capitale symbolise la reconnaissance éternelle de la Nation pour le sacrifice des Musulmans « Morts pour la France » … Morts pour que la Patrie soit libre et pour qu’elle le demeure.

3 – Quelle place tiennent les combattants musulmans des armées françaises des deux guerres mondiales dans l’histoire française et africaine ?

En Juillet 2020, quelques jours après sa nomination, Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, accompagné de Geneviève Darrieussecq, Ministre déléguée auprès de la Ministre des Armées, chargée de la Mémoire et des Anciens combattants, ont rendu hommage aux combattants musulmans morts durant la Première Guerre mondiale lors d‘une visite officielle.

Cette visite qui portait une symbolique très forte a fait l’objet de nombreux reportages et commentaires qui ont ravivé la mémoire et les souvenir de ces sacrifices.

En effet, lors de la cérémonie solennelle, organisée le 29 juillet 2020 à Douaumont (Meuse) au mémorial des combattants musulmans morts lors de la bataille de Verdun, les représentants de l’État ont souhaité honorer la mémoire des 70 000 combattants musulmans qui ont perdu la vie entre 1914 et 1918.

« Ils sont des modèles de dévouement et de courage. Ils ont consenti au sacrifice ultime pour que vivent nos valeurs. Aujourd’hui encore, ce sacrifice nous engage tous », a déclaré Gérald Darmanin lors de son discours.

Cet hommage, rendu en dehors du calendrier des commémorations, a été salué par de nombreux citoyens français de confession musulmane.

Il faut dire que la question mémorielle est importante pour de nombreux Français musulmans originaires des anciennes colonies françaises.

« Depuis quelques années, on parle de l’histoire, mais on hésite à évoquer les blessures, les sacrifices et les injustices. Ils sont nombreux, ceux, qui ont été déçus par la non-reconnaissance par la Nation de leurs engagements pour la France », explique Mouloud, un militant associatif franco-marocain dont le grand père était au front au cours de la Seconde Guerre mondiale. 

Les Ministres ont aussi rappelé que les soldats musulmans d’Afrique du Nord et d’Afrique occidentale française (AOF) étaient aux côtés de leurs frères d’armes au service d’une même cause.

Ce Mémorial aux combattants musulmans, construit non loin de la Chapelle catholique et du Mémorial juif, avait été inauguré le 25 juin 2006 par le Président Jacques Chirac, à l’occasion de commémoration du 90e anniversaire de la Bataille de Verdun, pour rendre hommage et honorer la mémoire des milliers de soldats musulmans  « Morts pour la France ».

Tout ceci démontre que le souvenir des sacrifices des soldats musulmans « Morts pour la France » reste vif et présent dans l’histoire de la France et de celle des pays du Maghreb et de l’Afrique.

Dans ces pays musulmans, il y a toujours un Ministère des anciens combattants qui œuvre pour que la mémoire du sacrifice des enfants du pays pour la France soit honoré et soit reconnu à sa juste valeur. Les associations d’anciens combattants prennent également le relais pour entretenir la mémoire et favoriser la reconnaissance des sacrifices consentis.

En France, au-delà de l’action des autorités concernées et des gouvernements successifs, le Souvenir Français a un rôle important à jouer pour que la mémoire des combattants musulmans des armées françaises des deux guerres mondiales soit honorée à sa juste valeur dans l’histoire de la France et auprès des générations futures. 

4 – Quel peut être l’apport des musulmans de France dans la France d’aujourd’hui ?

En cette période trouble et incertaine, les Français de confession musulmane sont invités à participer de manière constructive à la refondation du pacte social et républicain que nous devons plus que jamais renforcer.

Ils doivent donc prendre entièrement part à cette réflexion et apporter des éléments de réponses aux questions majeures qui se posent à nous :

Quelle place de l’Homme dans le monde de demain ?

Quelles relations humaines et sociales dans la société de demain ?

Quelle vision de la laïcité et quelle place des religions dans la République de demain ?

Quelle vision de la place de l’Islam et des musulmans dans la France de demain ?

Remettre l’Homme au centre des préoccupations :

Avec d’autres composantes de la communauté nationale, nous appelons à promouvoir une vision qui replace l’être humain au centre des préoccupations.

En tant que croyants, nous souhaitons revaloriser un certain nombre de valeurs humaines indispensables à l’équilibre de la société telles que la solidarité, l’équité et le partage auprès de l’ensemble de nos compatriotes. Il s’agirait tout simplement de renforcer la troisième composante de la devise républicaine : la fraternité.

Consolider l’égalité et l’équité dans le traitement :

Par ailleurs, tout en rejetant toute forme de concurrence entre les religions, les citoyens français de confession musulmane peuvent légitimement prétendre à un traitement basé sur l’équité dans la gestion des différents cultes, et notamment du culte musulman.

A ce titre, nous ne pouvons que nous féliciter de la volonté des pouvoirs publics d’être à l’écoute des aspirations et des attentes des différents cultes. Mais, dans cette démarche de dialogue constructif, le culte musulman devrait également avoir sa place, pleine et entière, en toute transparence dans le processus de prise de décision.

Dans une démarche de sauvegarde de la cohésion nationale, la République laïque est appelée à garantir les mêmes droits à tous ses enfants, au-delà de leurs confessions ou de leurs convictions.

Favoriser une laïcité « inclusive » :

La laïcité est notre bien le plus précieux et notre maison commune. Elle  garantit à chacun de croire ou de ne pas croire. Elle permet également à ceux qui croient de vivre leur religion en toute quiétude et en toute liberté, dans le respect des valeurs et des lois de la République.

La laïcité ne peut donc être évoquée pour exclure ou discriminer. Il est donc grand temps de converger vers une laïcité inclusive.

Transformons cette logique d’exclusion et de méfiance, en une logique d’inclusion réelle et définitive.

Pour cela, il convient de trouver et de mettre en œuvre, dans un consensus républicain, les « accommodements raisonnables » comme les appellent certains, pour permettre à tous de vivre la laïcité dans l’apaisement et la concorde.

A ce titre, la République se grandirait si l’Education Nationale évitait définitivement d’organiser des concours ou des examens le samedi, jour de Chabbat, ou les jours de l’Aïd.

De même, la mise en place de crèches de Noël au moment des fêtes de fin d’année dans les mairies et les bâtiments publics ne serait plus perçue comme une offense à la laïcité.

La République forte, une et indivisible, se grandirait à favoriser le vivre-ensemble dans le respect des uns et des autres.

Refondation du pacte républicain :

Dans le « monde d’après » cette période de covid, nous appelons à une véritable rupture par rapport aux préjugés, aux blocages et aux postures discriminatoires d’hier … sinon, cela sera tout simplement le retour vers le « monde d’avant ».

Pour y arriver, deux déclics indispensables doivent se produire : le premier au sein de la société française, le second au niveau des Français de confession musulmane.

En effet, il faut cesser de voir en l’Islam « la religion de l’étranger », celui qui finira par retourner au « bled » un jour. Les musulmans font définitivement partie intégrante de la communauté nationale. Ils ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que leurs compatriotes de toute confession et de toute conviction.

Il faut également cesser de voir dans le musulman un « terroriste potentiel », insoluble dans la République laïque et incompatible avec les valeurs de son pays.

De même, les citoyens français de confession musulmane doivent refuser la tentation des « postures victimaires » qui guette chaque citoyen se sentant discriminé, rejeté ou stigmatisé.

En effet, si nous devons faire front collectivement dans la lutte contre les actes-musulmans qui visent des personnes ou des édifices (mosquées, carrés musulmans, …), les Français de confession musulmane doivent renforcer davantage leur implication, démultiplier leurs efforts et leurs actions, pour contribuer activement au vivre-ensemble et à l’édification de la France de demain.

Dans cette optique, nous proposons une refondation du pacte entre la République et les citoyens français de confession musulmane.

Ceci peut se traduire par la mise en place d’un « new deal » qui permettrait de dépasser les crispations actuelles et de favoriser l’estime des Français de confession musulmane, dans le respect des lois et des valeurs de la République.

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