L’œil de l’historienne : Limore YAGIL

6 mai 2019

Limore Yagil, est historienne, professeure Habilitée à diriger des recherches, à l’université Paris-Sorbonne , spécialiste de la période de l’Occupation et de l’histoire du sauvetage des Juifs.

Les Gendarmes en résistance

Comme la grande majorité des Français, les gendarmes, au lendemain de la défaite apportent leur soutien au maréchal Pétain. Le discours du nouveau régime  et la « régénération » de la société et de la vie politique promise par la Révolution Nationale conviennent parfaitement aux militaires qu’ils sont. Comme les autres fonctionnaires, ils font en 1941, le serment de fidélité au maréchal Pétain. Engagées en première ligne dans la politique de contrôle et d’exclusion du gouvernement de Vichy, la gendarmerie a plus que toute autre institution, dû affronter le dilemme « servir face à l’ennemi ou servir l’ennemi ». Si une partie d’entre eux ont appliqué les ordres par discipline, par antisémitisme, par peur ou par intérêt, nombreux sont ceux qui ont osé désobéir aux ordres de différentes manières, et certains sont même entrés en résistance. De quelles manières ?

Dès le début de l’occupation, les brigades de gendarmerie travaillent de concert avec certaines autorités militaires à camoufler  aux commissions d’armistice un important matériel de guerre. Le maréchal des logis-chef René Gibeau, à Jonzac (Charente-Maritime) commence ses activités de résistant en 1940 avec l’aide de deux autres personnes des mairies d’Archiac et Saint-Germain-de-Lusignan, en établissant de fausses cartes. Des gendarmes permettent à des prisonniers évadés de trouver un lieu de refuge ou un réseau de résistance ; ils établissent de faux papiers, négligent l’arrestation de certains fugitifs, distribuent de fausses déclarations de maladie pour éviter l’arrestation des prisonniers évadés ou de Juifs. Le maréchal des Logis-chef, Willy Pelletier de Nantes, fait passer en fraude la ligne de démarcation aux prisonniers de guerre. En Indre-et-Loire, la plupart des brigades profitent de la situation géographique de leur département, à l’extrémité nord de la ligne de démarcation, pour favoriser la fuite des militaires évadés; d’autres le font le long des frontières avec la Suisse, et l’Espagne. Pour ces actes de désobéissance civile, certains gendarmes sont arrêtés et déportés.

Avec le développement progressif des opérations aériennes et l’accroissement du nombre des avions alliés abattus au-dessus de la France, les gendarmes sont de plus en plus sollicités par les organisations de résistance, pour faciliter la fuite de ces militaires et organiser leur hébergement. Certains revêtent même la tenue de gendarme pour échapper à la vigilance des Allemands.  Le gendarme Dellis, de la brigade de Valines, va chercher le 31 mai 1942 dans la commune de Chepy un aviateur anglais, le ramène chez lui, lui donne des vêtements civils et le confie à une personne sûre qui le transfère à Montauban. De telles attitudes – héberger des aviateurs alliés, camoufler des parachutistes – sont assez fréquentes, et mettent en danger la vie du gendarme et celle de sa famille.

L’aide aux Juifs se concrétise dès 1940 par différentes formes : falsification de papiers, établissement de fausses listes de Juifs à arrêter ; prévenir avant de procéder à une arrestation ceux qu’ils étaient chargés d’arrêter ;  assurer la protection des Juifs réfugiés chez des amis ou dans un village refuge. Le gendarme Honoré Haessler est affecté à la brigade de Solignac près de Limoges, de 1941 à 1943. Dans ce village, toute la population se mobilise pour protéger les 65 Juifs qui y résident, officiellement ou clandestinement. A chaque occasion, le gendarme informe les Juifs en leur fournissant de précieuses informations auxquelles ses fonctions de gendarme lui donnent accès. Il procure de fausses cartes d’identité fabriquées souvent par la mairie aux nombreux Juifs de cette localité. Il en prévient plusieurs avant les rafles de l’été 1942 et les aident à  trouver une famille d’accueil ou un lieu sûr pour se cacher.

Un des éléments de protection, dont les Juifs ont bénéficié en Haute-Loire et dans les autres départements ruraux, c’est bien le fait que certains gendarmes prenaient le soin de prévenir avant les rafles et les arrestations, de faire traîner le suivi des dossiers, la récolte des informations, et les arrestations. Les exemples sont nombreux à travers toute la France, même si l’exemple de Tence, et de Fay-sur-Lignon sont le mieux connus et régulièrement cités[1]. À Bas-en-Basset (Haute-Loire) la famille de Juifs polonais Gerecht habitait la villa Robert de l’Eglise. Le brigadier  de gendarmerie Roze, chef de la Brigade, protégea cette famille, qu’il recevait chez lui, alors que la famille comme d’autres Juifs étaient en réalité des  « détenus en liberté surveillée ». Le brigadier Marcel Fachaux, aida environ 700 Juifs en leur fournissant de fausses pièces d’identité et des fausses cartes d’alimentation. Sa femme opératrice au P.T.T du Puy, fournissait aux résistants des informations importantes nécessaires pour mener leurs opérations de sabotages. Cela explique d’ailleurs, que le Lot-et-Garonne est devenu une terre de refuge[2]. Au moment des rafles des 25 et 26 août 1942, au Puy, les témoins ont insisté sur l’échec cuisant des fameux autobus vides de la gendarmerie. Les Juifs du Chambon ont pu s’enfuir le 24 août, au soir. L’échec des rafles est flagrant dans d’autres localités, et même dans les grandes villes comme Marseille, Toulouse, Paris, etc. À Loriol dans la Drôme, et en particulier à Dieulefit et dans les environs, les gendarmes fournissaient de faux papiers et prévenaient certaines personnes avant leur éventuelle arrestation. Dans le Lot-et-Garonne, les gendarmes  s’abstiennent de déclarer les Juifs étrangers venus se cacher dans les villages, et préviennent de plus en plus fréquemment les persécutés avant les rafles.

Des gendarmes en uniforme sont une excellente couverture pour faire passer des renseignements d’une zone à l’autre et à l’Intelligence Service à Londres. En Touraine, plusieurs gendarmes appartiennent au réseau Saint-Jacques, organisé dès juillet 1940, par le lieutenant-colonel Jean Vérines, chef d’escadron de la Garde républicaine; parmi eux, le colonel Jean-Baptiste Jacques Raby, le capitaine Albert Morel et d’autres. En 1941, la Gestapo réussit à infiltrer le réseau Saint-Jacques, et de nombreux officiers de gendarmerie sont arrêtés et fusillés; parmi eux, Vérine, Raby, Morel et Martin. On trouve des gendarmes dans les différents réseaux et mouvements de résistance, surtout à partir de 1943. Mais même à leur poste officiel, certains étaient d’une grande utilité pour les résistants, les Juifs, les aviateurs alliés, les prisonniers évadés et autres.

Certains gendarmes profitent de leur position stratégique pour saboter les recherches des jeunes réfractaires pour le STO ou des Juifs. La pratique la plus courante est la falsification des rapports et des procès-verbaux pour rendre la demande sans objet. Les exemples sont multiples à travers toute la France. Le gendarme Rudolph Garreau a procuré 5 fausses cartes d’identité à de jeunes réfractaires et à des Juifs domiciliés en Roussillon. Le gendarme Emile Gazel a fait de même. A l’échelle locale, on observe que nombreux gendarmes prennent des initiatives à titre individuel. Cette aide, loin d’être négligeable, est même essentielle. Dès la fin du printemps 1943, la recherche des réfractaires se fait plutôt  sans enthousiasme ni gaieté de cœur. Il serait fastidieux  de citer ici toutes les enquêtes sabotées, orientées, éventées dans le seul but de cacher des ressortissants français. La gendarmerie devient, surtout dans l’arrière-pays, assez hostile au STO et se fait une alliée de poids pour les réfractaires. Dans les zones où la majorité des gendarmes est assez favorable à la Résistance, comme dans le Cantal, il est plus facile au gendarme, en tant qu’individu de désobéir.

Concrètement, on constate que l’attitude des gendarmes est loin d’être homogène : leur position  varie en fonction  du lieu, du moment et de la personnalité de chacun. Dans la gendarmerie, d’une brigade à l’autre, et même au sein d’une même brigade, tous ne partagent pas nécessairement le même point de vue sur l’attitude à adopter. En outre, ce ressenti change  selon la forme ou le fond  des missions qui leur sont demandées. Ce difficile distinguo entre modes d’action et populations cibles incarne l’ambigüité de l’exercice de fonctions publiques en territoires occupés. Les risques de délation et les conséquences qui en résultent constituent un frein certain à une action de résistance organisée. Le passage du gendarme à la dissidence était plus difficile que pour tout autre citoyen. Savoir désobéir n’était pas une chose facile, et encore moins pour un gendarme. À quel moment les fonctionnaires doivent cesser d’obéir à la loi ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre. Bien qu’il soit actuellement impossible de quantifier les nombreux actes de désobéissance civile, car les traces d’une activité illégale ne sont pas aisées à déceler dans les documents, il conviendrait de les prendre en compte pour mieux comprendre le succès du sauvetage des Juifs en France (75%)[3]  et l’évolution de la Résistance en France[4]. En refusant d’exécuter aveuglément les ordres du gouvernement de Vichy ou des Allemands, certains gendarmes ont démontré qu’il était possible d’agir autrement, plus humainement. Face aux tentatives de vouloir chiffrer les gendarmes résistants, il importe aussi de dénombrer ceux qui ont risqué leur vie de manière individuelle et discrète, ceux qui ont eu le courage de désobéir. La désobéissance était le moyen le plus efficace, pour les gendarmes, d’éviter d’exécuter des ordres incompatibles avec le devoir patriotique ou leur conscience. L’action de désobéissance des gendarmes se décline sous plusieurs formes. Il y a  en premier lieu une désobéissance « périphérique ». Sans appartenir à un réseau, à un mouvement ou à des unités militarisées de la résistance, des officiers et des sous–officiers, au cours de l’exercice normal de leur activité professionnelle, par une démarche individuelle, se sont montrés bien intentionnés envers les personnes traquées par le régime. Leur action se déroulait généralement dans l’ombre et le secret des consciences. Les uns se contentaient de « traîner le pied », en observant une neutralité qui favorisait notamment l’entreprise de la résistance. Les autres apportèrent une aide active.

[1] Limore Yagil, Désobéir. Des Policiers et des gendarmes sous l’occupation 1940-1944, Nouveau Monde, 2018, p. 161-190 .

[2] Marie-Juliette Vielcazat-Peticol, Lot-et-Garonne, Terre d’exil, terre d’asile. Les réfugiés juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, Ed. d’Albert, 2006.

[3] Sur la question comment les 75% des juifs en France ont eu la vie sauve en France à lire nos ouvrages : Chrétiens et juifs sous Vichy : sauvetage et désobéissance civile, Cerf, 2005 ; La France terre de refuge et de désobéissance civile 1936-1944 : sauvetage des juifs, Cerf, 2010-2011, 3 tomes ; Le sauvetage des Juifs dans l’Indre-et-Loire, Mayenne, Sarthe, Maine-et-Loire et Loire-Inférieure 1940-1944, Geste 2014 ; Au nom de l’art 1933-1945 : exils, solidarités et engagements, Fayard, 2015.

[4] Limore Yagil, Les « anonymes » de la résistance en France 1940-1942 : engagements et motivations de la première résistance, SPM, 2019.

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