L’œil de l’historienne : Danielle Tartakowsky

3 novembre 2020

Danielle Tartakowsky, née en 19471, est une historienne française. Elle est spécialiste de l’histoire politique de la France au XXe siècle. Le 27 septembre 2018. ©lahcène ABIB

11 novembre 1940, La manifestation patriotique des lycéens et étudiants

La France muselée

Au sortir de l’armistice de juin 1940, Paris réduit au statut de quasi-préfecture de province, devient la capitale allemande de la France, où l’occupant règne en maître. La chape de plomb qui vaut à toutes les manifestations d’être interdites n’épargne en rien les commémorations. Le 11 novembre qui doit à sa signification d’être atteint plus frontalement que d’autres perd dès 1940 son statut de fête chômée dans les deux zones. En zone sud où toutes les célébrations prennent l’allure d’une perpétuelle Toussaint, les autorités s’en tiennent à un service religieux et à un dépôt de palme suivi d’une minute de silence, à l’exclusion de tout pavoisement ; comme déjà le 14 juillet.

En zone occupée, les autorités allemandes s’attachent à empêcher toute extériorisation de ces fêtes, fût-elle officielle. Le 14 juillet 1940, le quartier général de l’armée allemande à Bordeaux interdit toute cérémonie politique ou religieuse et toute manifestation commémorative. Le 28 août, ces restrictions sont étendues aux réunions, cortèges, défilés ou pavoisements de toute nature en zone occupée puis réitérées en vue du 11 novembre.

Mais il y a toujours quelque imprudence à s’attaquer aux usages convenus du temps et à des pratiques sociales solidement ancrées. La guerre qui ne s’est achevée qu’il y a 22 ans relève d’une mémoire toujours vive et douloureuse, contribuant à ce que le 11 novembre demeure celle des fêtes nationales qui mobilise le plus jusqu’en 1936.

La jeunesse des écoles est la première à s’exposer dans ce cadre au grand jour.

Les bruissements de l’automne

Le Quartier latin s’est affirmé dès juillet pour le lieu de résistances individuelles ou collectives à l’Occupant qui, pour limitées qu’elles soient, n’en préoccupent pas moins les autorités françaises. Après la rentrée universitaire, les rapports de police font état d’une propagande « anglophile et en faveur de l’ex-général De Gaulle » qui circule de bouche à oreille ou s’exprime sous l’espèce d’inscriptions à la craie, de ports d’insignes ou de tracts. L’inquiétude grandit dans les semaines précédant le 11 novembre. Alors que le 14 juillet ne s’était traduit par aucun mouvement, une manifestation se déroule à Lorient le 29 octobre. A Paris, deux jours plus tard, des milliers de personnes se rendent individuellement sans aucune consigne sur la tombe du soldat inconnu où cinq cents bouquets sont déposés. A l’Université, la situation se tend le 30 octobre après l’arrestation du professeur Langevin. Des incidents lors de la projection des actualités dans les cinémas occasionnent la fermeture de vingt-six salles à partir du 4 novembre. La présence en Sorbonne d’officiers allemands dans un amphithéâtre de la Sorbonne provoque la sortie en groupe des étudiants…

A la fin du mois, le secrétaire d’Etat à l’Instruction publique Georges Ripert avise les recteurs que le 11 novembre sera travaillé comme tout autre jour en envisageant du moins des cérémonies à la mémoire des « maitres et élèves Morts pour la France » qui associeraient les élèves au sein des établissements. Mais, le 9 novembre, un avis des autorités allemandes prohibant toute expression « d’un souvenir insultant pour le Reich et attentatoire à l’honneur de la Wehrmacht » contraint à des reculs. Le lendemain, le recteur prescrit que les plaques et monuments soient fleuris avant l’arrivée des étudiants, hors de leur présence.

Le 11 novembre, cette première manifestation publique d’ampleur qu’est le rassemblement de milliers d’étudiants et de lycéens devant ce saint des saints qu’est l’Arc de triomphe va prendre les autorités par surprise.

Une multiplicité d’initiatives

Cette manifestation doit à sa portée symbolique d’avoir durablement fait l’objet d’appropriations mémorielles et de procès en paternité mettant aux prises communistes et gaullistes. Les premiers confèrent un statut fondateur à la manifestation que la corpo Lettres et son président communiste François Lescure organisent le 8 novembre pour protester contre l’arrestation du professeur Langevin. Les seconds soulignent le rôle de l’appel de Radio-Londres invitant les Parisiens à se rendre devant l’Arc de triomphe ou la statue de Clemenceau en tenant cette manifestation pour une des premières réponses à l’appel du 18 juin, selon les termes du général de Gaulle dans ses Mémoires de guerre.

Les travaux menés par Alain Monchablon à partir des archives universitaires, policières, et allemandes attestent de la coexistence d’une multiplicité d’initiatives, pour la plupart amorcées avant la manifestation du 8 ou l’appel de Radio-Londres. Depuis plusieurs jours des mots d’ordre circulent de bouche à oreille dans les facultés et lycées, exprimant le sentiment qu’on ne peut pas laisser passer le 11 novembre sans « faire quelque chose ». Des appels à se rendre à 16 heures aux Champs-Elysées sont bientôt relayés par des tracts dépourvus de connexion entre eux qui, toutefois, donnent un cadre à la volonté d’action qui s’affirme depuis plusieurs jours. Tracts de la corpo lettres, déjà évoquée, invitant à organiser dans les Facultés et Ecoles une manifestation du souvenir, dans le prolongement du 8 novembre, ici sans mention de la place l’Etoile à laquelle elle se rallie finalement. Tracts de la Corpo de Droit dirigée par Jean Ebstein et André Pertuzio, imprimés secrètement dans les sous-sols de la rue d’Assas, appelant à « honorer le Soldat Inconnu à 17h 30 ». Tract dont le déposant précise, des années plus tard, qu’il a été « dactylographié par un élève d’un lycée parisien sur une vieille Underwood puis distribué par quelques volontaires dans un ou deux lycées parisiens », invitant à son terme à « Fai[re] passer d’urgence cette consigne à 12 amis qui la transmettront à 12 autres et ainsi de suite » quand le précédent appelle à « Recopie[r] ces lignes et [les] diffuse[r] ». Initiatives isolées, parfois soutenues par des enseignants, du moins convergentes, elles précipitent ce qui fut une « exception juvénile dans le silence de la société française de l’automne 40, marquée par la spontanéité et permettant la convergence de courants politiques divers », écrit Alain Monchablon

Paris transfiguré

A partir de 5 heures, des étudiants et lycéens arrivent par grappes place de l’Etoile. Ces derniers, plus nombreux, ont souvent quitté par groupes leurs établissements. Ils sont au moins 3000. Du jamais vu depuis juin 1940 quand bien même on s’en tiendrait à cette estimation la plus basse. Dans ce qui tient de la juxtaposition de petits groupes plus que d’un cortège ordonné se côtoient des lycéens et étudiants nationalistes et antifascistes, susceptibles de s’être affrontés physiquement en 1934 et 1935 mais également beaucoup de jeunes non politisés, venus sans consigne préalable « parce qu’on était chez nous viscéralement anti allemands » déclarent des témoins réunis à l’occasion du 60eme anniversaire,  « antinazis  chez nous » ripostent d’autres. De très rares manifestations tentées ce même jour en province, à Chambéry ou Toulon, n’entretiennent aucun lien organique avec la parisienne.

Dans les avenues voisines, les rares commerçants ont baissé leurs rideaux à leur passage. Une brève bagarre met aux prises manifestants et collaborateurs de Jeune Front et de la Garde Française. Arrivés sur le rond-point cerné par la police, les manifestants tournent autour de l’Arc de triomphe aux accents de La Marseillaise et aux cris de « Vive de Gaulle », « Vive Churchill » en empruntant également, ici ou là, au répertoire satirique des monômes.

La police française, d’abord seule en place, se limite à inciter à la dispersion. La situation se tend après que le général Schaumburg ait donné l’ordre de mettre fin à ce qu’on croyait impensable. L’armée, alors épaulée par la police, encercle la place et bloque les avenues qui y conduisenten enserrant les manifestants dans une nasse. La police charge, procède à des arrestations et se livre à des simulacres d’exécution. La manifestation revêt un tour d’autant plus dramatique que les étudiants et lycéens, mieux rodés aux monômes au Quartier latin qu’à des manifestations interdites, ne disposent d’aucun cadre de protection. La manifestation, réduite à des groupes sporadiques s’achève vers 18 h 30. La presse estudiantine clandestine et Radio-Londres évoqueront des morts, une dizaine selon celle-ci, dont nul n’a jamais démontré l’existence. Le bilan officiel fait état de 123 arrestations « pour scandale sur la voie publique » -98 lycéens et 25 étudiants- et de 3 blessés légers. Certains sont maintenus plus d’un mois dans les prisons de la Santé, Fresnes et du Cherche-Midi. La presse légale attendra cinq jours avant d’évoquer l’événement dont elle dénonce le caractère irresponsable.

Le lendemain, le boulevard Saint‑Michel est interdit à la circulation et les institutions universitaires fermées sur directive des autorités allemandes pour plusieurs semaines. Le recteur Gustave Roussy est démis de ses fonctions par Vichy et remplacé par Jérôme Carcopino. Les autorités allemandes obtiennent des arrestations préventives au Quartier latin. Plus de 1000, le 21 novembre, relâchés dans la nuit.

En dépit d’appels lancés par de petits groupes qui en exaltent le souvenir, cette manifestation parisienne demeurera sans suite quand les manifestations patriotiques vont en revanche se multiplier en province, avec une ampleur particulière en 1942. La Résistance organisée évite désormais de frapper l’adversaire dans les espaces temps où celui ci l’attend de pied ferme. Demeure le courage et la puissance du symbole. Si cet engagement fut pour beaucoup sans lendemain, de nombreux initiateurs, préalablement politisés dans des camps adverses, deviendront d’actifs résistants.

                                                                                               Danielle Tartakowsky

Alain Monchablon , « La manifestation à l’Étoile du 11 novembre 1940, Histoire et mémoires », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2011/2 (n° 110), pp. 67 à 81

Danielle Tartakowsky, Les manifestations de rue en France, 1918-1968.  Publications de la Sorbonne, 1998

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