L’œil de l’historienne

28 février 2023

Marie-José Chavenon, La Maréchale Lyautey

Après avoir été infirmière, Marie-José Chavenon se consacre à l’écriture et à l’histoire en retraçant la vie des grandes figures du monde médical et militaire. Elle est l’auteur du livre « Inès Lyautey », publié aux éditions Gérard Louis.

Inès de Bourgoing est née à Paris, le 5 janvier 1862. Le recul du temps nous permet de mieux mesurer l’étendue de l’action généreuse et humaine de cette grande dame qui reste peu connue, en raison de sa discrétion naturelle. Pourtant, pionnière dans le domaine paramédical, elle a ouvert la voie à bien des évolutions.

Elle initie, au début du XXe siècle, des actions dans le domaine humanitaire et social, qui s’apparentent aux « Infirmières sans Frontières » d’aujourd’hui.

Veuve en 1900 du colonel Fortoul, elle obtient son diplôme d’infirmière l’année suivante, et se remarie en 1909 avec le général Hubert Lyautey, avec qui elle va quadriller le Maroc d’infrastructures médicosociales.

Très active au sein de la Croix-Rouge, dont elle fut dirigeante de 1926 à 1945, elle est aussi la première femme française à recevoir la plaque de Grand Officier de la Légion d’Honneur, ainsi que celle de Grand Officier du Ouissam Alaouite, en reconnaissance de son œuvre au Maroc.

Son père, le baron Philippe de Bourgoing (1827-1882), originaire du Nivernais, écuyer de l’empereur Napoléon III pendant quinze ans, est promu Premier Inspecteur Général des Haras Nationaux peu de temps avant de présenter sa démission. Il sera ensuite élu député de la Nièvre jusqu’à sa mort. Il s’illustre pendant la guerre de 1870, lieutenant-colonel à la tête d’un régiment de Mobiles de l’Armée de la Loire, qui lui vaudra d’être nommé Commandeur de la Légion d’Honneur.

Sa mère, Anna Dollfus, issue d’une grande famille alsacienne de l’industrie textile, est l’arrière-petite-fille du dernier bourgmestre de la République de Mulhouse, rattachée à la France en 1798. Souvent invitée à la cour, elle est très proche de l’Impératrice, en raison de l’amitié entre Louis, le prince impérial et Pierre, le frère d’Inès, les deux enfants étant nés à quelques mois d’intervalle. La famille Bourgoing est si proche du pouvoir que Pierre, sur les fonts baptismaux de la chapelle des Tuileries, a pour parrain et marraine l’empereur et l’impératrice. Inès n’aura pas cet honneur, lors de son baptême en l’église Saint-Philippe-du-Roule. Pierre de Bourgoing, capitaine de cavalerie, est tué au combat pendant la Grande Guerre en 1916, à l’âge de 58 ans.

Inès reçoit l’éducation stricte des jeunes filles de son milieu, où devoir et dévouement côtoient les pratiques religieuses assorties d’obligations caritatives. Elle poursuit de brillantes études secondaires en institut privé, apprend l’anglais et l’allemand qu’elle parlera couramment, et suit des cours de piano qui la laisseront assez bonne virtuose.

A l’âge de 18 ans, elle épouse le capitaine d’artillerie Joseph Fortoul, fils d’Hippolyte Fortoul, ministre de l’Instruction Publique et des Cultes. Polytechnicien, il avait combattu en 1871 dans l’Armée de Versailles, avant de s’illustrer au Tonkin à la bataille d’Alep, récompensé par la médaille d’Officier de la Légion d’Honneur. Promu colonel, l’apparition d’une maladie cardiaque l’empêche d’accéder au grade de général, rêve absolu brisé qui le rend dépressif. Alors qu’il commande le troisième régiment d’artillerie à Castres, il se suicide le 1er décembre 1900 avec son arme de service. A 39 ans, Inès est veuve avec deux fils, Antoine dans la marine, et Mathieu dans la cavalerie. Leur petite sœur Victoire était morte en 1888, âgée de 18 mois, indicible souffrance pour sa maman, qui n’évoquera jamais cette mort occultée.

Inès, encore jeune, bouillante d’énergie, n’entend pas rester oisive. Que faire ? L’aristocratie du début du XXe siècle réfute le travail des femmes, jugé vulgaire car réservé à la classe ouvrière. Seule solution, malgré l’opprobre de sa famille, les études d’infirmière Croix- Rouge, étant bien entendu que cette activité s’exerce bénévolement. Enfin, officiellement, car Inès laissera entendre dans une de ses lettres que des enveloppes étaient parfois glissées discrètement aux plus méritantes !

La Croix-Rouge est divisée en trois sociétés : l’ADF, l’UFF, et la SSBM, les deux premières formant des soignantes pour l’hôpital. La troisième lui convient mieux, la Société de Secours aux Blessés Militaires, qui a pour vocation d’intervenir sur le terrain des combats, car le passé martial de la famille coule dans ses veines. Elle réussit son diplôme en 1901, après une année de formation théorique et pratique. Soignante à Melun, puis surveillante à l’hôpital Beaujon, elle crée en 1906 la première infirmerie mobile dans une gare à Juvisy, en organisant une simulation d’arrivée de blessés en train sanitaire, réussite remarquable pour sa hiérarchie qui la félicite chaleureusement.

En septembre 1907, elle rejoint Casablanca pour une mission de deux mois, directrice d’une équipe de douze infirmières au service des médecins du Corps de Débarquement venu combattre les tribus rebelles. Elle crée les soins infirmiers en navire-hôpital, en organisant les transferts de blessés vers l’Algérie, première femme à poser le pied sur un navire de la Marine. Le commandant du Vinh-Long lui attribue l’insigne des officiers de marine, ce dont elle n’est pas peu fière, à juste titre. C’est le 12 novembre 1907, au cours d’un de ces voyages, qu’elle rencontre le général Lyautey, venu saluer à bord les dépouilles mortelles de trois officiers tués au combat, qui seront rapatriés vers la France. Le coup de foudre amical est immédiat, le général a beaucoup de respect pour le corps médical, et ils ont de nombreux points communs, dont un amour profond du Maghreb. Puis elle rentre en France, la mort dans l’âme d’avoir dû quitter son ami, compensé par une abondante correspondance échangée.

En janvier 1909, elle dirige pendant trois semaines en Italie les secours infirmiers, à la suite d’un gigantesque tremblement de terre en Calabre et en Sicile qui a fait des milliers de morts. En récompense de son travail au Maroc et en Italie, on lui décerne le « Diplôme Supérieur Infirmier », obtenu habituellement après un examen dont elle est dispensée.

Après avoir longuement hésité, Lyautey, cinquantenaire célibataire, accepte l’idée du mariage, sous l’impulsion de sa famille ravie de le voir intégrer la norme sociale. Il éprouve une admiration et une amitié sincères pour cette femme encore très belle, énergique, indépendante, débordante d’activités, tout ce qu’il aime chez une femme, et ce n’est pas un hasard s’il fut très ami avec la brillante journaliste Isabelle Eberhardt. Le mariage est célébré le 14 octobre 1909 à Paris. Inès et Hubert Lyautey, « jeunes mariés » de 47 et 55 ans, rejoignent l’Algérie où le général commande la division d’Oran. Ils rentrent en France en décembre 1910, en raison de sa nomination au commandement du 10ème Corps d’Armée à Rennes.

Le protectorat instauré au Maroc en 1912, Lyautey y est nommé Résident Général. Le couple s’installe à Rabat, capitale choisie par le Résident, et va collaborer pendant treize ans, avec l’aide la Croix-Rouge, pour installer les structures médicosociales du pays. Inès travaille sans relâche pour combler les besoins, en créant des maternités, crèches, gouttes de lait, consultations de nourrissons, orphelinats, dispensaires, sanatoriums, préventoriums, et même des colonies de vacances. Elle ouvre aussi des Foyers du Soldat, une Maison de convalescence à Salé, des centres d’hébergement, un centre de rééducation des mutilés marocains. Elle met en place une assistance aux troupes du Corps d’occupation, une assistance aux réformés français et marocains, une caisse de secours aux familles de mobilisés. Elle supervise la mise en place des trois sociétés Croix-Rouge, la répartition des soignantes dans les différentes structures, l’ouverture des écoles d’infirmières. Elle court sans cesse d’un bout à l’autre du pays, compétente, énergique et infatigable. Elle n’hésite pas à solliciter des financements auprès des grandes entreprises, et de la Croix-Rouge américaine, beaucoup plus riche que son homologue française.

Elle ouvre en France un Foyer des troupes marocaines, une Maison de convalescence des tirailleurs marocains, des assistances aux spahis marocains, aux travailleurs marocains et aux prisonniers de guerre en Allemagne. La création d’une Maison de retraite pour les légionnaires dans l’Isère, lui vaudra le titre honorifique de « 1ère Classe d’Honneur de la Légion étrangère. »

En 1921, Lyautey reçoit son bâton de Maréchal de France, tandis que sa femme est décorée Chevalier de la Légion d’Honneur.

Lyautey, nommé ministre de la Guerre en décembre 1916, n’y restera que trois mois avant de claquer la porte, en raison d’une mésentente abyssale avec les politiques. De retour à Rabat, il agace de plus en plus le gouvernement qui réfute sa vision stratégique de la Guerre du Rif, en envoyant Pétain au Maroc pour régler le problème. L’humiliation est terrible, il démissionne de la Résidence Générale en 1924.

Inès et Hubert rentrent en France, un déchirement absolu qui les laisse en manque de leur pays de cœur. Ils alternent les séjours à Paris, rue Bonaparte, et au château de Thorey où ils reçoivent régulièrement les dignitaires marocains. Inès ouvre dans le village un dispensaire et une maison pour les jeunes. Elle s’intéresse aux jeunes marocains venus étudier en France à l’Institut de la Mosquée de Paris, et aux malades de l’hôpital musulman de Bobigny. A la Croix- Rouge, elle est élue présidente du Comité des Dames (infirmières) en 1926.

Lyautey meurt le 27 juillet 1934 à Thorey, âgé de 79 ans, entouré des siens, sa femme ne l’a pas quitté pendant les deux semaines de son agonie. Un an plus tard, son cercueil est transféré à Rabat, afin de reposer sous le mausolée dont il avait dessiné les plans, avec deux emplacements, pour lui et sa femme. Inès retrouve avec bonheur le Maroc, dix ans après l’avoir quitté.

De retour en France en 1938, en prévision du conflit qui s’annonce, elle organise la défense passive Croix- Rouge, donne des conférences sur les conséquences des raids aériens, sur les soins aux gazés, prépare les abris souterrains, visite les postes de secours des gares, court dans tous les sens. Elle a soixante-seize ans, avoue sa fatigue pour la première fois, et donne sa démission de Directrice des Infirmières.

En 1940, les trois sociétés Croix-Rouge sont unifiées en une seule, dont elle devient la directrice générale, sous la présidence du professeur Vallery-Radot, poste qu’elle occupera jusqu’à la Libération. Elle dirige l’hôpital de Villers, près de Nancy, jusqu’en 1943. Malgré les difficultés de déplacement, elle continue les inspections dans toute la France, houspillant les gardes allemands qui n’ouvrent pas assez rapidement les barrières pour la laisser passer ! Au plus fort de l’hiver 44, elle se rend dans les Vosges pour visiter et réconforter les tirailleurs et goumiers marocains. Attentive, bienveillante, elle fera en sorte que leur soient livrés régulièrement des rations de couscous.

En 1945, elle peut enfin retourner au Maroc, alterne les séjours entre les deux pays, en restant les six mois d’hiver à Casablanca et en se rendant régulièrement à Marrakech où réside son fils Mathieu. Les Marocains la respectent infiniment, tout comme ils aimaient Lyautey, qui avait toujours fait preuve d’une grande délicatesse envers les populations et les dirigeants chérifiens. Interviewée par le journal Le Monde, elle livre une anecdote édifiante. Ayant emprunté une calèche pour rentrer chez elle, le cocher refuse le prix de la course, et lorsqu’elle dit merci, le vieil homme lui répond : « Non madame Maréchale, c’est moi qui te remercie de t’avoir conduite jusque chez toi. » Le 7 novembre 1946, le général Juin lui remet, au cours d’une cérémonie dans la Cour des Invalides, la médaille de Commandeur de la Légion d’Honneur.

En mai 1951, à Casablanca, elle reçoit la Médaille d’Or du Service de Santé des Armées.

Au printemps 1952, elle inaugure la foire exposition de Casablanca, et c’est peu après qu’elle se brise le col du fémur en faisant une mauvaise chute. Elle ne s’en remettra pas. Alitée, elle reçoit le  25 janvier 1953 la plaque de Grand Officier de la Légion d’Honneur, remise par le général Guillaume. L’après-midi même, le vizir Si Kaddour Ben Ghabrit, mandaté par le Sultan, lui décerne la plaque de Grand Officier du Ouissam Alaouite.

Inès Lyautey décède le 9 février 1953, âgée de 91 ans.

Les obsèques, aussi grandioses qu’émouvantes, ont lieu d’abord à Casablanca, puis à Rabat en présence du prince héritier Moulay Hassan. Son corps est inhumé sous le mausolée où repose déjà son mari.

Lorsque le général de Gaulle fait rapatrier les cendres de Lyautey en France en mai 1961, les deux époux vont être séparés, contre leurs volontés testamentaires. Alors que le Maréchal a l’honneur d’être exposé sous le dôme des Invalides, le corps de sa femme est inhumé dans le petit cimetière de Thorey, sous la pierre tombale rapportée du Maroc. Plus tard, la famille choisira d’y ajouter les dépouilles de Pierre Lyautey et de son épouse.

Féministe, Inès de Bourgoing a formé avec Hubert Lyautey un couple étonnant de modernité, en restant active et indépendante, à une époque où les femmes étaient priées de rester dans l’ombre de leur époux, ce que Lyautey n’aurait pas supporté. Voilà pourquoi ils s’entendaient si bien, éprouvant l’un pour l’autre une profonde affection et beaucoup d’admiration.

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