L’œil de l’historien : Paul Dietschy

2 juillet 2018

Paul Dietschy, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Franche-Comté et directeur du centre Lucien Febvre. Il est spécialisé dans l’histoire du sport et du football, notamment pendant les deux conflits mondiaux. Parmi ses publications : Histoire du football, Paris, Tempus, 2014. A paraître en septembre 2018 : Le sport et la Grande Guerre aux éditions Chistera.

La guerre et le sport

            La Coupe du monde organisée en Russie illustre bien les rapports ambigus qu’entretiennent le sport et la guerre. D’un côté, des contingents de supporters du monde entier déambulent pacifiquement dans les villes russes en incarnant la formule de Jules Rimet, ancien combattant de la Grande Guerre et président de la FIFA, selon laquelle le football rapprocherait les peuples ; de l’autre, le vocabulaire et la gestuelle de certains sélectionneurs, joueurs et journalistes laisseraient à penser que le football est une guerre poursuivie par d’autres moyens… Depuis la fin du XIXe siècle le sport a aussi entretenu un rapport plus direct avec le phénomène guerrier, notamment en France. On peut même dire que les mouvements sportifs se sont d’abord définis par rapport à leur utilité militaire, avant de voir leur action englobée et transformée par les deux conflits mondiaux. Le sport produit aussi une mémoire qui n’est pas uniquement celle des records et des grandes victoires. Le souvenir des sportifs grands et petits morts pour la France appartient aussi à la communauté nationale.

Le sport et l’institution militaire

            A la fin du siècle des Lumières, la rénovation et la promotion des exercices physiques ont fort à voir avec les questions militaires. Le grand mouvement gymnique allemand du Turnen est fondé par Friedrich Ludwig Jahn au lendemain de la bataille de Iéna (1806) pour œuvrer à la construction de la nation allemande. Dans la France de la Restauration, c’est un exilé espagnol, Francisco Amoros, qui crée la première méthode de gymnastique destinée à l’instruction des hommes de troupe. L’héritage amorosien sera recueilli à partir de 1852 par l’école de Joinville. Avec la généralisation de la conscription une double question voit le jour. Comment renforcer le corps de jeunes gens trop souvent réformés ? Comment instiller très tôt le sentiment national chez ces recrues ? La défaite de Sedan en 1870 donne une urgence nouvelle à ces problématiques. Pour beaucoup, c’est l’instituteur et le gymnaste prussien qui ont gagné la guerre franco-prussienne parce qu’ils ont su préparer les esprits et les corps aux nécessités des combats.

            Les sports anglais qui commencent à se diffuser dans les années 1880 ne répondent pas immédiatement à ces exigences. Selon l’esprit des public schools britanniques où ils se sont développés, ils doivent inculquer l’esprit d’initiative et le sens de l’action chez les élèves quel que soit leur futur métier. Pierre de Coubertin est l’un des premiers à voir dans ces pratiques pédagogiques un moyen de « rebronzer » la jeunesse française. Autrement dit, la renforcer musculairement et militairement pour préparer la revanche. L’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA), la première organisation omnisports française créée en 1889, prend pour devise Ludus pro patria. Certes les sports sont des jeux, mais des jeux utiles pour la nation parce qu’ils préparent les corps à l’égal de la gymnastique.

Jusqu’en 1914, les organisations sportives comme l’Union vélocipédique de France ou la Fédération gymnastique et sportive de France font assaut de démonstration patriotique. Pour la première, l’enjeu est de recevoir les subsides étatiques dans le cadre de la préparation du Brevet d’aptitude militaire (BAM) cycliste. Pour la seconde, qui représente les patronages catholiques, il s’agit d’obtenir, sous la République radicale et laïque, un brevet de patriotisme. Dans les années précédant l’éclatement du premier conflit mondial, certains veulent voir dans la passion sportive qui saisit une partie de la jeunesse des villes la manifestation d’un sursaut national. En tout cas, le sport se développe dans l’armée grâce aux conscrits et à des officiers sportifs. Dès 1903, un premier championnat de France militaire de football est organisé, suivi en 1906 par l’athlétisme et même la pelote basque en 1913 !

 

Le sport et le « Grand match »

            Les deux guerres mondiales constituent des moments importants de l’histoire du sport français. La Grande Guerre a d’abord arrêté net un essor qui s’est accéléré depuis les années 1909-1910 en suspendant championnats nationaux, rencontres internationales et Tour de France. Les champions français ont payé un lourd tribut et de nombreux équipements sportifs du Nord-Est de la France ont été détruits pendant les combats à l’image du Collège d’athlètes de Reims ravagé par les obus allemands. Certes, la presse, notamment le quotidien L’Auto, a voulu construire la métaphore du « Grand match » qu’aurait été la guerre et dans lequel les sportifs auraient été placés à l’avant-garde. Organisations et périodiques sportifs ont aussi tenté de répondre aux demandes des footballeurs et rugbymen partis au front en leur envoyant des ballons de cuir. Des gymnases et des terrains improvisés furent installés tout le long de la ligne de front. L’état-major prend conscience de l’utilité du sport après les mutineries. Jusque-là, ce sont surtout des officiers pénétrés de leur « rôle social » et désireux d’assouplir la rigueur de la discipline qui organisent des fêtes sportives ou des rencontres inter-unités. Convaincu par l’argumentation du journaliste Georges Rozet, le Ministre de la Guerre et Président du Conseil Paul Painlevé fait même commander 4 000 ballons de football en septembre 1917 ! Pour les champions, comme le boxeur Georges Carpentier, la guerre offre l’occasion de se lancer dans le sport le plus prisé de l’avant-guerre, l’aviation. Beaucoup y laissent leur vie à l’image de l’international de rugby et as Maurice Boyau, du vainqueur du Tour 1910 Octave Lapize ou du coureur automobile Georges Boillot.

Les deux conflits mondiaux et le développement du sport en France

            Même si de nombreux ruraux ont pu découvrir le sport dans la zone du front, la Première Guerre mondiale n’a pas déclenché un mouvement de sportivisation de la population française au contraire de l’Allemagne de Weimar où le sport vient remplacer le service militaire prohibé par le « Diktat » de Versailles. En revanche, le conflit a permis d’ancrer les pratiques sportives dans l’instruction et l’entraînement du soldat. Les Jeux interalliés de 1919, tenus au stade Pershing dans le bois de Vincennes et destinés à occuper les troupes américaines stationnées en France, tout en célébrant l’amitié entre les vainqueurs de la guerre, sont un grand succès. Le challenge Kentish, un tournoi triangulaire annuel disputé par les équipes de football militaires belge, britannique et française, est créé dès 1919. La forme physique des soldats devient un impératif, voire une obsession pour certains chefs comme le général de Lattre de Tassigny qui voudra que la Première Armée qui libère la France de l’Est en 1944 soit sportive.

            La Seconde Guerre mondiale représente aussi un moment clé de l’histoire du sport français. Après le Front Populaire qui a vu naître la première politique sportive menée en France, le régime de Vichy lance un programme ambitieux visant à développer l’exercice physique. Doté de moyens importants, le Commissariat général aux sports, dirigé par le tennisman Jean Borotra entre 1940 et 1942, échoue toutefois à construire les infrastructures sportives dont a besoin le sport français en raison des réquisitions organisées par l’occupant allemand. L’Etat français met en place le cadre de contrôle étatique du sport français repris par le Gouvernement provisoire en 1944-45 sous la forme de la « délégation » accordée par l’Etat aux délégations sportives. Il crée aussi l’épreuve, alors facultative, d’éducation physique au baccalauréat. Surtout, les différentes zones de la France définies par l’armistice de juin 1940 voient un essor sans précédent de la pratique sportive notamment féminine. Effet de la politique de Vichy ou volonté d’affirmer son identité juvénile via le sport quand Vichy a interdit les bals et veut « moraliser » la jeunesse ? Sans doute un peu des deux.

Mémoire du sport et de la guerre

            En 1947, le journaliste Bernard Busson fait paraître un ouvrage intitulé Héros du sport, héros de France. Le livre consiste en une série de portraits de champions ou de dirigeants sportifs ayant défendu leur pays, souvent au prix de leur vie. Outre la publication de listes d’athlètes tombés au front, la presse sportive a commencé à cultiver la mémoire des champions morts pour la France, à l’image de Jean Bouin, médaille d’argent aux Jeux Olympiques de Stockholm en 1912 et recordman de l’heure l’année suivante, tué en septembre 1914. On veille tout d’abord à l’entretien de la tombe du coureur marseillais à Xivray dans la Meuse pendant tout le conflit. En 1926, le tout nouveau stade construit par la Société Générale à la porte de Saint-Cloud est dédié à Bouin qui, à la Belle Epoque, était également employé de banque. En 1937, une tribune du stade-vélodrome de Marseille prend le nom du champion.

            Après la Seconde Guerre mondiale, c’est la mémoire des martyrs de la Résistance qui est entretenue. Le stade municipal de Reims est rebaptisé stade Auguste Delaune au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dirigeant de la Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) et membre du réseau de résistance Sport libre, Delaune a été arrêté et torturé à mort par la Gestapo en 1943. De même, le stade de la Forges à Sochaux devient le stade Bonal en l’honneur de ce dirigeant du club de football assassiné par les Allemands en avril 1945.

            La commémoration du centenaire de la Grande Guerre a réactivé pour partie la mémoire sportive. En mai 2016, le président François Hollande a inauguré un monument installé devant le Stade de France et orné d’une sculpture de l’ancien rugbyman Jean-Pierre Rives, intitulée « Les rubans de la mémoire ».  L’œuvre rend hommage aux sportifs tombés pendant la Grande Guerre devant le stade de France En novembre 2017, les équipes de France de football et de rugby ont arboré sur le maillot le bleuet de France. Autant d’initiatives qui veulent rappeler, au temps du sport business et des grands événements sportifs planétaires, que les sportifs ont pu aussi, hors des stades, des gymnases et des piscines, montrer l’exemple en matière de patriotisme.

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