Olivier LALIEU est un historien spécialiste de la déportation. Il est responsable de l’aménagement des lieux de mémoire et des projets externes du Mémorial de la Shoah. Engagé dans la vie associative, il préside l’association Buchenwald Dora. Il est auteur de l’ouvrage L’Histoire de la Mémoire de la Shoah, paru aux éditions SOTECA.
La mémoire de l’extermination des Juifs n’est pas une page blanche apparue au cap des années soixante et soixante-dix dont l’écriture aurait commencée alors. Elle débute dans l’ombre du crime. Elle n’est pas linéaire et monolithique. Elle résulte de multiples voix qui se nourrissent, s’entremêlent, se répondent et s’opposent. Au premier rang figure la voix des rescapés et des victimes qui s’expriment dès 1945. Cette mémoire protéiforme en construction s’appuie sur des cérémonies commémoratives, des monuments, des plaques, des manifestations publiques, des œuvres littéraires ou cinématographiques, des témoignages, des déclarations, à l’écho variable, qui nourrissent un ensemble de représentations sans cesse en mouvement dans la mémoire collective. Elle est enfin influencée, contredite parfois, par les travaux des historiens, dans une confrontation permanente souvent conflictuelle mais nécessaire.
Le terme Shoah signifie « catastrophe » en hébreu. Il s’impose en France dans le sillage de l’œuvre éponyme de Claude Lanzmann sorti en 1985, de préférence à Holocauste « destruction par le feu » utilisé dans le monde anglo-saxon.
La mémoire de la Shoah en Europe se fond dès 1945 dans les canons de la mémoire de la déportation où viennent s’agglomérer toutes les souffrances dans les camps nazis posant le principe erroné d’une mort commune dans les crématoires, cette « espèce de globalisation au détriment de la vérité historique », selon la formule d’Henry Bulawko, si longtemps présente en Occident. Car les six millions de Juifs d’Europe exterminés par les nazis ont été les victimes d’un génocide, depuis les nouveaux-nés jusqu’aux vieillards. En France, 3 000 à 4 000 rescapés regagnent notre pays sur les 76 000 déportés juifs, quand c’est le cas de près d’un sur deux pour les déportés politiques et résistants. Ces rescapés forment donc un groupe très restreint au sein d’un groupe numériquement minoritaire, celui des rescapés des camps nazis, parmi un ensemble beaucoup plus vaste, celui des rapatriés, prisonniers de guerre, requis du service du travail obligatoire, personnes déplacées… La mémoire de la déportation dispose d’une importance symbolique certaine, mais elle n’en reste pas moins une parmi d’autre des mémoires de la Seconde Guerre mondiale. Parmi les survivants, une mémoire dominante s’affirme au retour, celle de la déportation résistante, à l’instar de la mémoire nationale, même si le destin tragique des Juifs n’en est pas complétement absent, demeurant cependant au second plan, comme l’a montré Annette Wieviorka.
Le camp d’Auschwitz-Birkenau se distingue précocement comme un lieu à la mortalité effroyable, sans néanmoins donner toute son importance à la singularité du destin des Juifs, qui seuls subissent à l’arrivée des convois la sélection, conduisant d’emblée en moyenne 80% directement vers les chambres à gaz. Ainsi sur les 1 300 000 déportés à Auschwitz, 1 100 000 sont des déportés juifs. Sur les 1 100 000 morts au camp, environ 1 000 000 sont des Juifs. La déportation des Juifs de France est dirigée principalement vers le camp d’Auschwitz-Birkenau, pour 69 000 d’entre eux. Le petit nombre de survivants rapporte donc cette expérience singulière-là.
Deux associations sont constituées par les rescapés dès le printemps 1945, l’Association des anciens déportés juifs de France et l’Amicale d’Auschwitz. Ce sont leurs dirigeants et leurs militants qui vont exercer un rôle majeur dans l’élaboration et l’entretien de la mémoire pendant des années, tout en s’attachant à préserver les liens entre les anciens déportés.
L’Amicale d’Auschwitz est à l’origine de l’érection en 1949 du monument au cimetière du Père Lachaise à Paris et de la publication en 1946 du recueil Témoignages sur Auschwitz. L’Association des anciens déportés juifs de France porte les commémorations de l’internement et de la déportation depuis les camps de Pithiviers et de Beaune la Rolande dès 1946, reprend les commémorations au camp de Drancy, sur le site du Vel d’Hiv à Paris, au Mont Valérien à Suresnes en hommage aux fusillés juifs du 15 décembre 1941.
L’audience de ces associations demeure néanmoins souvent faible parmi la population française. De plus, elles ne parviennent pas à fédérer l’ensemble des survivants et des familles de disparus, tant elles sont marquées politiquement par leurs liens avec le Parti communiste et par leurs engagements dans le contexte de la Guerre froide. Force est de constater aussi que ce sont les rescapés qui prennent en mains leur fonctionnement et que les familles de disparus, qui sont les plus nombreux, ne s’investissent qu’à la marge. Enfin, la déportation des Juifs de France est numériquement d’abord celle des Juifs étrangers qui représentent les 2/3 des déportés, pour beaucoup polonais. Cette expérience-là ne recouvre que partiellement celle des Juifs français, persécutés par le régime de Vichy et le IIIe Reich, mais qui échappèrent pour la majorité à la déportation. Pour beaucoup, la volonté de se fondre à nouveau dans la nation est la plus forte, et n’incite pas à mettre en avant une expérience singulière et tragique. La priorité de tous est de survivre après les drames vécus au cours de la guerre.
Dès la Libération, le Consistoire honore la mémoire des victimes, en initiant des cérémonies commémoratives sur le site du camp de Drancy, puis en érigeant un monument au sein de la grande synagogue de la rue de la victoire à Paris, inauguré le 27 février 1949 par le président de la République Vincent Auriol. L’inscription sur le monument mentionne : « A la mémoire de nos frères combattants de la guerre et de la libération, martyrs de la résistance et de la déportation, ainsi qu’à toutes les victimes de la barbarie allemande. »
La question du rapport entre la spécificité du sort des Juifs et l’universalité qui s’en dégage se pose également d’emblée, en trouvant une réponse imparfaite fondée sur la connaissance historique encore balbutiante du phénomène, les influences politiques et identitaires de l’époque, une vision française d’un crime commis à l’échelle de l’Europe qui ignore encore massivement la mise en place des ghettos, le fonctionnement des Einsatzgruppen, la singularité de Treblinka, de Belzec ou de Sobibor, malgré les travaux pionniers des historiens Léon Poliakov et Joseph Billig.
A partir des années 1950, une lente évolution des mentalités se produit en France comme en Occident. Elle débouche sur une reconnaissance du sort spécifique des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale qui, très progressivement, s’affirme de plus en plus distinctement dans l’opinion, souligne François Azouvi.
Des témoignages et des œuvres littéraires participent à cette lente prise de conscience, comme le Journal d’Anne Franck publié en France en 1950, les romans sortis en 1952 de John Hersey , La muraille et La mort est mon métier de Robert Merle, les travaux de Léon Uris inspirés de la révolte du ghetto de Varsovie et par le destin des Juifs à la fin de la guerre, Mila 18 et Exodus, traduits en français en 1959 et 1962, et surtout le succès de l’épopée Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, publié en 1959, prix Goncourt, ainsi que les romans autobiographiques d’Anna Langfus, Le sel et le souffre, Les bagages de sable, prix Goncourt 1962, ou encore Le vicaire de Rolf Hochhuth, pièce de théâtre représentée et éditée en 1963, portant sur l’attitude du Vatican face à l’extermination des Juifs et qui se trouve au centre d’une polémique internationale.
Le succès de ces œuvres est difficilement dissociable du contexte, marqué par la relance de procédures judiciaires après les vagues d’amnisties intervenues dès la fin des années quarante et la volonté des états de clore les poursuites au nom de la réconciliation nationale et européenne.
Alors que la question de la prescription des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, vingt ans après la Seconde Guerre mondiale, suscite de larges débats, une partie du corps judiciaire ouest-allemand engage la tenue d’une série de procès, et les autorités fédérales créent en décembre 1958 l’Office central de recherches sur les crimes hitlériens, installé à Ludwigsburg. Le procès le plus emblématique est celui qui se déroule à partir du 17 décembre 1963, à Francfort-sur-le-Main, durant lequel vingt-deux tortionnaires d’Auschwitz sont jugés.
Le procès d’Adolf Eichmann s’inscrit dans cette séquence. Pendant deux ans, l’actualité se saisit du rôle de l’ancien SS, chef de la section IV B 4 de l’Office central de Sûreté du Reich à Berlin, le responsable de la « Solution finale de la question juive en Europe ». L’affaire débute par l’annonce le 23 mai 1960 de son enlèvement en Argentine par les services secrets israéliens, survenu le 11 mai, et la polémique internationale qui s’en suit. Le procès s’ouvre à Jérusalem le 11 avril 1961 et le verdict est rendu le 15 décembre. Au terme des recours engagés, la peine de mort est appliquée le 31 mai 1962. Ce procès représente un moment crucial dans la prise de conscience de la singularité du génocide des Juifs, à la fois par la centralité de l’accusé dans le processus de déportation et d’extermination, et par l’impact médiatique considérable du procès, voulu comme « le Nuremberg du peuple juif » selon l’expression du premier ministre israélien, David Ben Gourion. Comme l’explique Annette Wieviorka, « la mémoire du génocide devient constitutive d’une certaine identité juive, tout en revendiquant fortement sa présence dans l’espace publique. Ce procès est puissamment novateur. Toutes les « premières fois » s’y rassemblent. Pour la première fois un procès se fixe comme objectif explicite de donner une leçon d’histoire. Pour la première fois apparaît le thème de la pédagogie et de la transmission (…). Enfin, et surtout, le procès Eichmann est le premier procès filmé en intégralité en vidéo (…)[1]».
Vingt ans après la guerre, la perception des crimes nazis forme de moins en moins un tout unifié, qui va devenir très progressivement perméable à la perception et à l’acceptation d’une singularité tragique. Ce mouvement va dès lors se poursuivre et s’amplifier, fragilisant les élites en place et bouleversant les représentations à mesure que, la distance avec les événements et le renouvellement des générations aidant, l’ampleur et la spécificité du phénomène devient mieux perceptible dans toutes ses dimensions par le plus grand nombre. Cette évolution s’appuie à la fois sur un renouveau historiographique et aussi sur une mobilisation inédite des Juifs de France, face à la fois à la menace de destruction de l’Etat d’Israël en 1967 et à une vague d’antisémitisme en Pologne communiste, raffermissant chez beaucoup des liens parfois distendus avec l’identité juive.
Les freins demeurent néanmoins nombreux, notamment au sein d’une classe politique peu désireuse de rouvrir les plaies du passé.
Il faudra attendre les années 1970 pour que de nouvelles générations émergent et viennent, autour du couple formé par Beate et Serge Klarsfeld, insuffler une force nouvelle dans les pratiques et les discours, et plus encore modifier la perception en France des enjeux soulevés par la complicité du régime de Vichy dans l’accomplissement du génocide. C’est la génération des Fils et Filles, souvent orphelins de la déportation et enfants cachés. Les Klarsfeld deviennent des acteurs publics, avec une audience que les figures du mouvement déporté ont rarement atteinte. Le combat engagé vise à traduire devant la justice les principaux responsables de la « Solution finale » en France, en Allemagne puis en France, à s’opposer à la carrière politique d’anciens cadres du IIIe Reich, tout en accomplissant des recherches historiques qui nourrissent l’action et la médiatisation de gestes publiques retentissants, depuis la gifle contre le chancelier Kiesinger en 1968 jusqu’au procès de Cologne en 1979, en passant par la publication du Mémorial de la déportation des Juifs de France en 1978.
Les années 1980 et 1990 voient se poursuivre cette séquence où s’entremêlent histoire, mémoire et justice, avec les procès Barbie en 1987, Touvier en 1994 et Papon en 1998, dans une succession d’affaires et de polémiques centrées sur le sort des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale, et dans lequel s’inscrit le négationnisme.
La déclaration du président de la République Jacques Chirac en juillet 1995 reconnaissant la complicité de la France dans l’accomplissement du génocide des Juifs en France par les nazis, marque une rupture majeure. Elle ouvre également la voie à une évolution du droit à la réparation.
Dans une société de l’image, l’aura du couple Klarsfeld est importante. Ils sont rejoints par des personnalités marquantes comme Simone Veil, Elie Wiesel, Primo Levi ou Samuel Pisar.
Des œuvres littéraires et surtout télévisuelles ou cinématographiques exercent une influence notable dans l’opinion internationale, en écho à l’actualité, qu’il s’agisse de la série américaine Holocauste diffusée en France en 1979, de l’œuvre de Claude Lanzmann Shoah en 1985 ou de la Liste de Schindler de Steven Spielberg en 1994.
Car le renforcement de la mémoire de la Shoah n’est pas seulement un phénomène français, c’est un phénomène mondial qui s’incarne par le Forum international de Stockholm sur l’éducation, la recherche et la mémoire de la Shoah en 2000 et l’instauration par l’ONU d’une journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de l’Holocauste en 2005.
Parallèlement à la disparition inéluctable des rescapés et à la reconnaissance nouvelle de toutes les facettes de la persécution et du génocide, s’opère une institutionnalisation de la mémoire. De nouvelles entités sont crées, comme en France la Fondation pour la mémoire de la Shoah en 2000, dont Simone Veil devient la présidente, alors que d’autres, comme le Centre de documentation juive contemporaine créée en 1943, s’intègrent au sein du Mémorial de la Shoah, inauguré en 2005 par le président de la République. Des lieux de mémoire porteurs de cette histoire émergent sur le territoire, à l’image du Centre d’étude et de recherches sur les camps d’internement du Loiret en 1991, du Mémorial du camp des Milles en 2012 ou du Mémorial de Rivesaltes en 2015. La figure symbolique des Justes de France entre au Panthéon en 2007, venant clore la séquence initiée par le président Jacques Chirac en 1995.
50 ans après le départ du premier convoi de déportation des Juifs de France, Simone Veil revient le 27 mars 1992 sur le demi-siècle passé : « Trop souvent, ici même, j’ai exprimé ma révolte contre l’indifférence et l’oubli pour ne pas dire que les choses ont changé. Après ce long silence nous condamnant à vivre dans la solitude, cette amputation de nous-même que fut le souvenir refoulé de la barbarie vécue et l’incompréhension des autres, le temps du partage de la mémoire est progressivement venu.
Il a fallu que les années passent pour que les Français acceptent de se confronter à des réalités qu’ils ne pouvaient assumer. Sans doute, était-il nécessaire que nombre de ceux qui en avaient été les acteurs et les témoins passifs aient disparu.
Il a fallu que l’on cesse plus ou moins consciemment d’arbitrer le consensus national construit sur l’oubli contre la mémoire.
Il a fallu que les enfants dont les parents avaient eu le courage de se séparer pour leur donner une chance d’être sauvés, grandissent et n’acceptent plus de se taire.
Il a fallu aussi hélas que, confortés dans le mensonge par ce long silence, les négationnistes osent prétendre que les chambres à gaz n’avaient pas existé, pour que les historiens donnent davantage d’écho à leurs travaux et que les programmes scolaires s’en préoccupent[2]».
Olivier Lalieu
Historien, auteur de Histoire de la mémoire de la Shoah, préface de Serge Barcellini, Ed. Soteca, 2015.
[1] WIEVIORKA Annette, « Réflexions et perspectives », dans OUZAN Françoise S. et MICHMAN Dan, op. cit., pp.483-484.
[2] Cité dans Le Monde juif, avril-septembre 1992, pp.202-203.
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