L’oeil de l’historien Freddy VINET

30 avril 2020

Freddy Vinet est professeur à l’Université Paul-Valéry de Montpellier. Il est coresponsable du master Gestion des catastrophes et des risques naturels. Il a participé à de nombreux programmes de recherche sur les impacts des catastrophes et leur prévention. Il a dirigé une douzaine de thèses dont une sur les victimes des inondations dans le sud de la France et une sur les inondations du XXème siècle en France. Ses recherches actuelles portent sur l’impact des catastrophes et l’épidémiologie des désastres.

Dernier ouvrage publié : VINET F. (2018) La Grande Grippe. 1918. La pire épidémie du siècle. Editions Vendémiaire 260 p. 22€


Introduction

S’il est un fait historique qui n’a pas la place qu’il mérite dans notre mémoire collective nationale c’est bien la grippe dite « espagnole ». A ce point fut-elle ignorée qu’elle a gardé depuis un siècle son qualificatif usurpé. Qui peut en dire plus que son nom ? Ou au mieux la situer chronologiquement au sortir de la Première Guerre mondiale. Pourtant, la pandémie de grippe qui a traversé le monde en 1918-1919 fut une épidémie majuscule. Majuscule par son bilan tout d’abord : 50 à 100 millions de morts, majuscule par la perturbation de sociétés déjà fort éprouvées par la guerre, et enfin par les zones d’ombre qui restent attachées à elle et qui en font encore un parangon de pandémie heureusement inégalé depuis. Effacée de la mémoire collective par l’ombre de la Grande Guerre, la Grande Grippe de 1918-1919 ressurgit au XXIèmesiècle dans un monde de nouveau frappé par une épidémie particulièrement virulente, de coronavirus cette fois. Sans tomber dans l’anachronisme, un retour sur cette épidémie  éclaire les permanences et les évolutions dans la gestion des infections et n’en rend que plus nécessaire le maintien de notre culture épidémiologique. 

1 -Une pandémie plus meurtrière que la Grande Guerre

La grippe dite « espagnole » parcourt le monde en trois phases entre mars 1918 et l’été 1919. 

Lors de la première phase, qui dure jusqu’en juillet 1918, le nombre de malades est parfois impressionnant. Madrid en compte plus de 100000 au mois de mai 1918. Le roi Alphonse XIII et une grande partie de ses ministres sont cloués au lit. C’est ce qui assurera pour la postérité cet épithète d’espagnole à la pandémie, les journaux de ce pays non soumis à la censure de guerre comme ses voisins européens s’en donnant à cœur joie dans l’ironie et la caricature, parlant même de « l’épidémie à la mode ». Pourtant cette phase occasionne peu de décès. En France, la presse s’en fait peu l’écho, trop occupée à relater les tentatives répétées des offensives allemandes. 

A partir du mois d’août 1918, peut-être à l’occasion d’une mutation du virus, la maladie se fait plus virulente et de nombreux cas de complications pulmonaires (bronchopneumonies) entrainent des décès. La deuxième phase de l’épidémie se diffuse rapidement dans le monde au gré des transports de troupes de retour d’Europe vers les pays alliés et les empires coloniaux. Les navires de transports de troupes sont des ferments de choix pour le virus qui débarque ainsi en Asie et en Afrique puis suit les voies ferrées pour infecter des continents entiers. Seules quelques îles du Pacifique ou de l’Atlantique Sud sont épargnées. 

La troisième phase, au printemps 1919, achève d’emporter les plus faibles. Le bilan mondial est estimé à 50 000 000 morts soit deux fois plus que la Première Guerre mondiale (pertes civiles et militaires). En France, la surmortalité liée à l’épidémie est estimée à 240000 pour une population nationale deux fois moindre qu’aujourd’hui. Les classes d’âge les plus touchées sont les 15-45 ans alors que la grippe saisonnière emporte habituellement les plus âgés. 

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2- La grippe et l’armée

L’histoire de la grippe espagnole est surtout connue au travers des sources militaires. Les armées en guerre veillent sur leur personnel avec une attention d’autant plus fervente que les campagnes militaires du XIXèmesiècle avaient connu autant de pertes lors des épidémies (typhus, typhoïde, dysenterie…) que dans les combats. Ainsi le premier cas de décès imputable à une complication grippale est-il fort bien renseigné dès le mois d’avril 1918 dans une caserne de l’Aude. Les archives du service de santé des armées au Val de Grâce (Paris) conservent les nombreux échanges entre la hiérarchie militaire, le Sous-secrétariat au Service de Santé des Armées et les médecins militaires à propos de l’épidémie. En France, plus de 33000 soldats seraient morts de la grippe d’après le décompte officiel. Mais le bilan est sans doute plus élevé. Combien de soldats sont morts au front pour avoir lutté contre deux feux : le feu de l’ennemi et le feu viral intérieur ? Personne ne le saura sans doute jamais. Les témoignages de soldats sur la grippe sont peu nombreux, souvent allusifs. 

La gestion de l’épidémie par l’armée est bien renseignée. On découvre dans les archives les errements de l’institution militaire, improvisant une stratégie fluctuante face à un virus que les médecins ne connaissant pas et réagissant non pas sur des observations épidémiologiques comme le recommandent les médecins mais sur des considérations doctrinales ou politiques. En septembre 1918, alors que le Grand Quartier général prépare la dernière grande offensive du conflit (Meuse-Argonne) qui doit mettre l’Allemagne définitivement à terre, les médecins du front s’alarment du manque de lits dans les hôpitaux de campagne : les grippés occupent la moindre couche. Où va-t-on mettre les blessés en provenance du front ? Le Grand Quartier général refuse toute évacuation des malades, soucieux de conserver près du front les « petits malades » mais aussi conscient du fait que la circulation des grippés vers l’Intérieur ne ferait qu’aggraver la diffusion de l’épidémie. Le G.Q.G. ne cède que deux jours avant l’offensive Meuse-Argonne déclenchée le 26 septembre. Quant aux permissions, c’est le gouvernement qui refuse de les supprimer, comme le demandent certains médecins, de peur de saper le moral des troupes. 

La grippe a-t-elle infléchi le sort de la guerre ? Non selon toute vraisemblance car tous les belligérants étaient concernés. Les effectifs sont diminués et dans toutes les armées on colmate les brèches en recomposant trois compagnies avec les effectifs de quatre ou en réquisitionnant les lycées pour y héberger les malades. 

3- La médecine démunie

L’étiologie de la grippe, à l’orée du XXèmesiècle, est une épaisse nappe de brouillard. Au début de l’épidémie, les soupçons se portent sur le bacille de Pfeiffer à qui l’on a attribué les décès de la pandémie grippale précédente de 1889-1890. Mais les médecins de l’Institut Pasteur émettent l’hypothèse que la grippe serait due en réalité à un virus dit « filtrant », c’est à dire percolant au travers des filtres en porcelaine à pores très fins utilisés pour isoler bacilles et bactéries. Le virus de la grippe ne sera identifié chez l’homme qu’en 1933. En attendant, en 1918, les médecins sont démunis. Ils n’ont à leur disposition que des remèdes inefficaces aux effets symptomatiques. L’inventivité est débordante en terme de thérapie. On suggère aux malades d’alterner bains chauds et bains glacés. On pratique encore la saignée. La piqûre est à la mode et les injections de toutes sortes fatiguent les malades plus qu’elles ne les revigorent. Enfin, l’alcool est paré de toutes les vertus thérapeutiques. Même si les médecins sont sceptiques, la population croit aux effets du grog, à tel point que les autorités doivent parfois intervenir pour éviter le commerce illégal comme à Paris où la ville achète 500 hl de rhum pour le distribuer aux pharmacies. De l’avis même d’un médecin cité par le Petit Journal : « le repos est le meilleur remède » pour éviter les complications. Mais en 1918, on n’est pas dans une société du repos. Au front, dans les champs, dans les usines, les bras manquent et l’on travaille jusqu’à l’épuisement.

Peut-on dire que la guerre a aggravé la grippe ? Sans doute car l’épidémie arrive sur des populations épuisées. Mais ces mêmes populations, habituées aux épidémies, au deuil et aux privations, feront preuve de « résilience » pour employer un mot contemporain. Les orphelins sont pris en charge par les familles. On se remarie dès que possible. En Espagne, la courbe des remariages de veufs remonte dès novembre 1918 et ce sont 25000 « veufs de grippe » qui se remarient entre 1918 et 1925. 

4- Oubli et résurrection mémorielle de la grippe espagnole

Malgré ce bilan apocalyptique, la Grande Grippe est restée méconnue, dans l’ombre de la Grande Guerre. La France et le monde sont concentrés sur les derniers soubresauts de la Première Guerre mondiale. Pour qu’un événement s’ancre dans la mémoire collective, il faut qu’il fasse sens dans une histoire « officielle », admise par le plus grand nombre. Or la grippe espagnole n’entre pas dans les discours officiels fût-il politique ou médical. On ne va pas gâcher la victoire avec une misérable grippe ! Pire, la pandémie grippale a disparu de la mémoire collective, totalement investie par la Grande Guerre, ses poilus et ses tranchées. La grippe ne cadre pas non plus avec le discours des sommités médicales qui, dans le sillage de Pasteur (1822-1895), promettent la fin des épidémies grâce à la vaccination, l’asepsie et l’hygiène. Enfin, pour qu’un événement se fixe dans les esprits, il lui faut des points d’ancrage géographique, des lieux de mémoire et de commémoration, des personnages, des héros et des dates du souvenir. Pour la Grande Grippe, rien de tout cela : pas de date de début ni de fin, pas de héros, que des victimes[1], pas de lieu emblématique… Ainsi le souvenir de la grippe espagnole est-il resté en sommeil, enfoui dans l’inconscient collectif, refuge de la douleur des familles. Ce n’est qu’à la fin du XXèmesiècle, lorsque la pandémie de Sida anéantit à jamais les espoirs utopiques d’une extinction des maladies infectieuses, qu’elle ressurgit. Son génome est reconstitué entre 1996 et 2006 par une équipe américaine. La grippe sert ensuite d’épouvantail lors des pandémies avortées du début du XXIèmesiècle comme le SRAS en 2003, la grippe aviaire de 2006, la grippe AH1N1 de 2009 et plus récemment le COVID-19.

Le présent texte ne présente qu’une infime partie de la complexité inhérente à cette pandémie majeure. Mais si le retour vers les épidémies anciennes avait une prétention, ce serait celle de rappeler que le risque infectieux n’a pas disparu, qu’il fait partie de l’histoire des sociétés. On est sidéré aujourd’hui par la place infinitésimale occupée par la grippe espagnole dans les manuels scolaires : à peine une phrase, souvent pour être intégrée au bilan de la Première Guerre mondiale. A tel point que la culture prophylactique (se laver les mains et autres gestes d’hygiène de base) a presque disparu et que le doute s’est installé quant à l’opportunité de se faire vacciner. Puissent les épidémies récentes, au-delà des drames qu’elles provoquent, nous faire prendre conscience que le risque infectieux est multiforme, récurrent et qu’il n’est pas prêt de disparaitre. 


[1]Certains pays ont toutefois érigé des monuments en l’honneur des personnels de santé tombés en soignant des malades lors de la grippe de 1918-1919 (comme à Saint-Jean au Canada). 

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