L’œil de l’historien François Cochet

1 juin 2020

François COCHET

Professeur Emérite de l’Université de Lorraine-Metz.

                        10 Mai-22 juin 1940 : les paradoxes d’une défaite.

Le 10 mai, à 6h35, la manœuvre française « Dyle-Breda », voulue par le général Gamelin est déclenchée après l’invasion des Pays-Bas et de la Belgique par les Allemands. Maurice Gamelin est radieux. Les Allemands récidivent le plan Schlieffen de 1914 ! Gamelin est sûr de tenir la victoire ! Pourtant, dès le 12 mai, la 7e Armée française ainsi que la BEF, montées au secours des Néerlandais, doivent se replier et abandonner la manœuvre « Breda ». Le 13 mai, les forces nazies attaquent entre Namur et Sedan avec une concentration considérable des forces.  C’est là une prise de risque énorme qui n’a pas fait l’unanimité chez les généraux allemands. Six semaines plus tard, la BEF a été évacuée à Dunkerque, grâce au sacrifice d’unités françaises, l’Armée française n’existe pratiquement plus et la moitié de ses effectifs est captive en mains allemandes. 

Comment en est-on arrivé là ? S’il est toujours périlleux de simplifier la complexité de cette immense défaite, il est possible à l’historien d’avancer quelques pistes d’explication en s’appuyant sur les acquis les plus récents de la recherche.  

Les paradoxes des matériels

            Il faut définitivement cesser d’opposer une armée allemande rutilante de matériels flambant neuf et une armée française à la traîne d’une guerre. Le panzer et le Stuka contre des chevaux et des Lebels constituent un des principaux topoï  -largement répandu par Vichy après la défaite- pour expliquer la catastrophe et indiquer la responsabilité du Front Populaire accusé de n’avoir pas su réarmer, ce qui est parfaitement faux. Lors de la campagne de 1940, les Allemands ont autant de chevaux que les Français. Après la campagne de Pologne, ils ont mesuré un certain nombre de faiblesses chez leurs soldats et leurs matériels. En fait, en septembre 1939, les armées françaises et allemandes se ressemblent énormément. Les généraux allemands estiment que l’armée ne sera prête pour une offensive générale qu’à l’été 1941, tout comme Gamelin !

            On sait aujourd’hui que les Franco-Anglais disposent d’à peu près le même nombre de chars que les Allemands avec des performances équivalentes. Le Somua-35 français est de première qualité, le B1-bis  est le meilleur char lourd des débuts de la guerre. Les Pz I et II ont montré leurs limites de chars légers durant la campagne de Pologne. Les Allemands comme les Français ont des déficits en munitions criants. Cependant un certain nombre de défauts des armements du côté français sont particulièrement importants. Les Français manquent presque totalement de pièces de l’excellent canon de 90 anti-aérien et sont sous-dotés en pièces de 25 et 47 anti-chars, pourtant excellentes elles aussi. Dans l’aviation, les subsides de l’Etat ont été dilapidés dans des commandes dispersées et saupoudrées à de trop nombreux avionneurs à la surface industrielle et financière trop modeste, incapables de produire rapidement et en masse, d’où des commandes à l’étranger, notamment aux Etats-Unis d’avions Curtiss. Moralité, en 1940, les Français n’alignent pas moins de 18 types de machines, souvent obsolètes, quand la Luftwaffe utilise seulement 6 modèles d’appareils.  En outre, les procédures de l’administration militaire pour rendre « bons de guerre » les appareils livrés sont d’une lenteur affligeante. Sans même parler de la Marine, modernisée bien tardivement, l’Armée de terre connaît de sérieux déficits. Les transmissions sont dans un état catastrophique tellement la hantise des interceptions en clair est grande. Les chars demandent de nombreuses heures de maintenance, le ravitaillement par bidons n’est pas envisagé, il l’est seulement par camions citernes, dépendant du réseau routier. L’Armée de l’air connaît des déficits énormes en machines modernes. Elle n’est jamais capable de pratiquer des actions en masse.

Le coup de rein extraordinaire de la « Drôle de Guerre » (les Français produisent alors plus de chars que les Allemands et la production d’avions, dont l’excellent Dewoitine 520, s’améliore nettement) ne suffit pas à inverser la situation.  

Pourtant dans leur situation de mai 1940, ce n’est pas l’état des armements de part et d’autre qui suffit à expliquer la défaite française.  

Les paradoxes de commandement 

            Les matériels ne sont rien sans doctrines d’emploi. La structure bicéphale du haut commandement français -pour des raisons politiques- (Gamelin généralissime et Georges commandant du front du nord-est) ne facilite pas la fluidité du regard stratégique et tactique. En outre, Gamelin demeure très éloigné du front et commande depuis Vincennes.  Cette attitude est consciemment assumée et procède de la volonté de prendre du recul afin de mieux juger de la situation.  C’est ainsi la mise en place d’un véritable « carcan doctrinal », qui peut se résumer par un dogme absolu : impératif de tenir un front continu et approvisionnement méthodique de la bataille.

Les années 1919-1939 ont été pourtant fécondes en intenses réflexions sur l’évolution de l’outil militaire. La création d’une Armée de l’air indépendante, la question de l’emploi des chars, ont été autant d’étapes d’une rénovation de la pensée militaire.  Après 1931, la crise démographique limitant le nombre de soldats français mobilisables, le retour à la neutralité belge, l’arrivée au pouvoir des Nazis en Allemagne, la crainte de pertes élevées en cas d’offensive, orientent nettement la stratégie française vers l’idée de défensive à l’abri de la Ligne Maginot, surtout destinée d’ailleurs à attirer les forces allemandes en Belgique, où le combat doit avoir lieu, afin de préserver le sol national à la différence de 1914-1918.

Mais un autre élément de compréhension de la défaite française a trop rarement été mis en avant qu’il convient d’expliquer. Durant les 6 semaines de la campagne de France, deux conceptions du temps s’affrontent au niveau des commandements.  Les Allemands sont contraints d’aller vite, car ils savent leurs ressources limitées et ne pourraient supporter une guerre qui se prolongerait.  Les Français pensent au contraire s’installer dans la durée d’une guerre longue.  Gamelin a annoncé au gouvernement français qu’il ne pourrait sérieusement passer à l’offensive avant l’été 1941. Il s’agit d’ici là de durer et de vaincre le Reich nazi par l’asphyxie économique. En changeant de regard scalaire, cette vision est parfaitement perceptible au niveau opérationnel. Contrairement à une légende solidement établie, les Français ne négligent pas le massif ardennais. Simplement, ils estiment à quinze jours le temps qu’il faudra aux Allemands pour accumuler forces et munitions pour le franchir. Guderian et Manstein estiment possible de percer en 3 jours, à condition d’y concentrer 7 des 10 divisions blindées dont disposent les Allemands.  Après le 13 mai, il faut plus de 2 jours à Gamelin pour comprendre que l’attaque sur Sedan n’est pas seulement une diversion. La lenteur de la mise en place d’une contre-attaque française –d’ailleurs trop limitée pour économiser hommes et matériels- le 14 mai est exemplaire, alors même que le moral des soldat français est magnifique.

Les paradoxes du comportement des troupes au combat

            Les soldats français de la campagne de France connaissent les affres de « combats en accordéon ».  Jusqu’au 10 juin, on se bat sur les lieux de bataille de la Grande Guerre. Stonne, dans les Ardennes, change de mains 19 fois, la Horgne voit la résistance acharnée de la 3e brigade de spahis. Mais quand les unités voisines « craquent » sous la pression des Stukas, il faut vite se replier afin de sacrifier au mythe du front continu. La tyrannie de la stratégie du « colmatage » amène, dans l’emploi des chars comme dans celui de l’aviation, l’envoi de « petits paquets » de machines là où il faudrait concentrer les forces.  En juin, la combativité n’est toujours pas entamée chez les Français, contrairement à la légende noire popularisée par des navets de type « la 7e compagnie ». Au contraire, l’intensité des combats est à son zénith. Les techniques de combat évoluent, mais trop tard. Les Français pratiquent enfin des « hérissons », points de résistance organisés, au lieu de chercher à tout prix à préserver un front linéaire. En outre, l’ambiance « Patrie en danger » est plus fort qu’en mai. Malheureusement, contrairement à 1914 et au sursaut de la Marne, il n’y a plus de réserves -ni en hommes ni en matériels- à mettre en œuvre, dilapidées qu’elles ont été en opérations de faible envergure, consommant inutilement des bataillons dans des illusions de « colmatage ». Il reste alors seulement la place aux « drames de l’honneur », selon la belle expression du général Jean Delmas, comme celui des cadets de Saumur. 65 000 morts – et non 100 000 comme on l’a longtemps prétendu- qui marquent ces combats paradoxaux de la campagne de France. Le taux de mortalité est, en tout cas, largement supérieur à celui de la Grande Guerre, aux alentours de 1500 morts par jour au lieu de 900 en moyenne durant la Grande Guerre. Mais la défaite cinglante se manifeste aussi par 1,8 ou 1,9 million de captifs, pris au combat certes, mais plus encore, capturés dans des opérations de repli sans gloire, toujours pour sacrifier au dogme du front continu. 

Plus que la qualité des matériels, plus que les doctrines d’emploi des troupes et des matériels, ce sont, sans doute, encore davantage les perceptions différentielles du temps de la guerre qui sont responsables de la cinglante défaite de 1940. La plupart des combattants n’ont pas démérité, même si certains ont « craqué » après l’ambiance déliquescente de la « drôle de guerre ». Les généraux français n’ont pas été pires que leurs homologues allemands. En revanche, ils avaient planifié une guerre dans laquelle les opérations devaient s’installer dans la durée et dans la méthode. Or les Allemands, récidivant l’expérience des stosstruppen de 1918   bousculent cette conception, les blindés en plus. Ils savent qu’il leur faut l’emporter rapidement à l’ouest afin de se tourner contre l’ennemi idéologique principal, l’URSS, provisoirement neutralisé par le pacte germano-soviétique d’août 1939. Ainsi à bien des égards, l’offensive à l’ouest de 1940 devient -presque par hasard- une « guerre éclair » qui n’a pas été programmée comme telle.

Pour aller plus loin :

-Marc Bloch : L’Etrange défaite, société des Editions Franc-Tireur, 1946.

-François Cochet : Français en guerres, de 1870 à nos jours, Paris, Perrin, 2017.

-Maurice Vaïsse (dir.) Mai-juin 1940. Défaite française, victoire allemande sous l’œil des historiens étrangers, Paris, Autrement, 2000 et 2010.

-Gilles Vergnon et Yves Santamaria (dir.) Le syndrome de 1940. Un trou noir mémoriel ? Paris, Riveneuve Editions, 2015.

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