Denis Peschanski est directeur de recherche émérite au CNRS. Président du conseil scientifique et d’orientation de la Mission du 80ème anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire. Historien de la Seconde Guerre mondiale, il a publié de nombreux travaux sur le régime de Vichy, la propagande d’Etat, la Résistance en France, mais aussi sur la mémoire et la mémorialisation. Denis Peschanski a publié en novembre 2023 aux éditions Textuel, avec Claire Mouradian et Astrig Atamian : Manouchian.
« Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement »
Le 18 juin 2023, une double annonce du président de la République, Emmanuel Macron, a marqué un tournant mémoriel. On retient souvent, à juste titre, la panthéonisation de Missak Manouchian, accompagné de Mélinée et, grâce à une plaque, de ses camarades des Francs-Tireurs et Partisans de la Main d’œuvre Immigrée (FTP-MOI) exécutés au Mont Valérien et, pour la seule femme du procès, Golda Bancic, guillotinée à Stuttgart. C’est la première fois qu’un résistant étranger a droit à cet honneur – « Aux grands hommes la Patrie reconnaissante » – mais aussi la première fois pour un résistant communiste. La cérémonie du 18 juin vient comme compléter la volonté de convergence mémorielle : c’est la première fois qu’un président de la République descend à la clairière un 18 juin pour rendre hommage aux fusillés ; la date était captée par la mémoire gaullienne et centrée sur la crypte et le parvis. Le double effacement doit beaucoup aux aléas de la vie politique nationale et à la force des groupes de pression qui s’y opposaient.
Le choix de Manouchian n’est pas le fruit du hasard : la symbolique était forte et la décision relève du volontarisme, mais le choix du chef militaire des FTP-MOI entre août et novembre 1943 doit aussi beaucoup à la place que ce poète-résistant occupait déjà dans la mémoire collective des Français, grâce à d’autres poètes, Aragon bien sûr et ses « Strophes pour se souvenir » écrites en 1955 et, quelques années plus tard, à Léo Ferré qui a composé la musique d’une chanson qui va traverser le temps, reprise par tant d’artistes, sous le nom de « l’Affiche rouge ».
Si l’on résume en une simple formule : Missak Manouchian est entré dans la mémoire collective de la Seconde Guerre mondiale en France bien avant d’être honoré au Panthéon.
Mais qu’il s’agisse de ceux qui ont initié le projet, l’Unité laïque de Jean-Pierre Sakoun et, dans la suite, le comité qui s’est structuré, dépassant tous les clivages, ou de celui qui a pris la décision, le président de la République, le message est le même : inscrire ce geste symbolique majeur et tant attendu dans une perspective universaliste.
On dit moins que le 18 juin 2023 est marqué par un autre geste mémoriel qui ne peut qu’être sensible au Souvenir français et à son action. Emmanuel Macron y annonce que 92 résistants et otages étrangers fusillés au Mont Valérien sont reconnus, enfin, « Morts pour la France ». L’histoire mérite d’être contée. Membre de la délégation du comité pour la panthéonisation reçue par deux conseillers à l’Élysée le 30 mars 2022, j’étais retenu à la fin par le conseiller mémoire, Bruno Roger-Petit, qui me confiait une mission : trouver des survivants, résistants étrangers, à qui remettre la Légion d’Honneur. Il avait un nom en tête, et ce fut concrétisé, mais à 80 ans de distance je voyais peu de candidats possibles et, pour les rares survivants, on pouvait penser que cela devait être chose faite. Toujours est-il que les contacts avec deux premières associations furent sans résultat. Un troisième allait changer la donne, venant d’une association des familles de fusillés : « Tu sais, ce n’est plus trop notre problème », me dit en substance Claudie Bassi, « ce qui nous mobilise c’est la reconnaissance des étrangers « Morts pour la France » ». Je n’avais pas creusé la question et, apprenant ce qu’il en était, je tombais de l’armoire. Le résultat pour le Mont Valérien est vite tombé quand la question est remontée à l’Élysée qui a souhaité que l’affaire soit traitée sans délai. Pas moins de 92 étrangers fusillés au Mont Valérien n’étaient pas dits « Morts pour la France », soit la moitié des quelques 185 étrangers qui y furent fusillés, ce qui, au passage, témoignait d’un engagement spectaculaire des étrangers dans la Résistance.
Un oublié sur deux, la proportion était impressionnante. Et le constat était clair : un étranger avait une chance sur deux d’obtenir la mention, quand le Français l’avait systématiquement. Au moins sur ce site. La mention fut attribuée aux 92 le 18 juin 2023, 80 ans après leur exécution ! Ou plus exactement 91, le 92e, Samuel Grzywacz, juif polonais, l’ayant obtenue symboliquement par anticipation lors d’un colloque tenu au Sénat le 18 février de la même année. C’est avec beaucoup d’émotion que la secrétaire d’État aux combattants et à la mémoire, Patricia Mirallès, très active avec son cabinet dans cette affaire, signa le document officiel honorant… le dernier du procès de l’Affiche rouge à avoir été oublié.
La raison principale d’une telle anomalie mémorielle est apparue rapidement : la Mention a été instituée en 1915 et prévoyait, dans les conditions d’obtention, qu’on soit de nationalité française. C’était aisé pour la Première Guerre mondiale. La situation était autrement plus complexe avec la Seconde Guerre mondiale. Plutôt que de changer la loi, on laissa l’administration décider au coup par coup. Pour prendre le seul cas des condamnés à mort du procès dit de l’Affiche rouge, on relèvera qu’une petite moitié reçut la mention dans les suites de la Libération, mais une autre moitié en 1971 et 1972, dont… Missak Manouchian lui-même qui était donc déjà entré dans la mémoire collective, mais n’était pas dit « Mort pour la France » avant 1971 !
Les raisons d’une chute
Revenons donc à son rôle. On pensait tout savoir et, de fait, on savait beaucoup. Contre les bruits et les rumeurs habituels quand les passions idéologiques ou personnelles tentent de se faire entendre, les obstacles sont nombreux pour faire entendre une démarche scientifique. Mais, comme souvent, l’accès aux archives va étouffer nombre de polémiques.
1- Comment s’explique la chute du groupe en novembre 1943 ? On savait depuis la guerre qu’un des membres de la direction, Dawidowicz, avait beaucoup parlé. Mais cela ne suffisait pas, à juste titre au demeurant, comme on le verra. Une volonté du PCF de se débarrasser d’étrangers ou a minima de les sacrifier ? Imaginer que Boris Holban, celui qui avait constitué les FTP-MOI en avril 1942, remplacé par Manouchian début août 1943, puis reprenant la suite après la chute du groupe en novembre 1943, était le bras armé de ce complot ou d’être celui qui les « avaient vendus », mots utilisés sans précision par Manouchian dans sa dernière lettre ? Avant même de voir les archives, il suffit d’un peu de réflexion : ces combattants étaient pratiquement les seuls à mener la lutte armée à Paris intra-muros, argument de poids pour le PCF dans les discussions internes à la Résistance enfin unifiée grâce à Jean Moulin. Pourquoi s’en priver ? Et, en constatant que Manouchian avait été arrêté en compagnie de son supérieur, le chef des FTPF parisiens, Joseph Epstein, on voit l’évidence : si Epstein avait donné la moindre indication sur l’échelon supérieur, c’est la direction des FTP jusqu’à Tillon qui chutait et, avec elle, celle du PCF jusqu’à Duclos. Quant aux derniers mots de Manouchian qui pardonne à tout le monde « sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau » – donc Dawidowicz – et à « ceux qui nous ont vendus »… ? Difficile de cibler Holban ou le PC, déjà, par ce pluriel. Mais ce sont évidemment la police française et, derrière, Vichy, qui sont visés. C’est bien dans la rhétorique de l’époque et, surtout, raisonnons un peu : si ce n’est pas l’Etat français et sa police, cela voudrait dire que Manouchian leur pardonne, puisqu’il pardonne à tous les autres ?
Comme quoi le complotisme n’est pas une invention récente…
Mais, au-delà du raisonnement rationnel dont on sait qu’il ne vaut pas toujours argument, les sources sont là qui, depuis 1989, ont permis de comprendre l’origine essentielle de la chute : pour un livre écrit avec Stéphane Courtois et Adam Rayski, j’avais pu trouver alors le compte rendu de trois filatures opérées par la Brigade spéciale n°2 des Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris qui s’étaient enchaînées de janvier à novembre 1943. Les archives policières s’étaient ouvertes au tout début des années 2000 et avaient permis de compléter le tableau. Le seul cas de Missak Manouchian résume l’affaire : il est repéré la première fois lors d’un rendez-vous avec Joseph Boczor, un ancien d’Espagne (Brigades internationales), chef du détachement en charge des déraillements opérés à quelques dizaines de kilomètres de Paris. Nous sommes le 24 septembre 1943 : voilà donc Manouchian repéré, et très vite identifié et logé, près de deux mois avant son arrestation et un mois même avant celle de Dawidowicz. Quatre jours plus tard, c’était autour de Joseph Epstein, son supérieur, qu’il rencontrait chaque mardi. C’est d’ailleurs un mardi qu’ils tombèrent tous les deux lors d’un de leurs rendez-vous, le 16 novembre 1943. L’intérêt de la panthéonisation c’est d’avoir suscité une troisième plongée dans ces archives exceptionnelles et de compléter le tableau sur la filature proprement dite, mais aussi sur les actions et leur ampleur.
2- Quelle fut l’importance des actions menées par les FTP-MOI ? On peut rapidement éviter l’écueil du mythe d’une armée levée contre l’Occupant en pleine capitale et tuant des Allemands à tous les coins de rue. Mais qu’en tirer comme conclusion ? Le pluriel convient mieux en fait, parce qu’elles sont de deux ordres. La première tient dans la signification d’actions qui ont tué moins d’une centaine d’Allemands en deux ans : l’impact de la résistance armée à Paris se mesure à l’aune de son importance politique bien plus que militaire. L’enjeu est de gagner le soutien d’une population à laquelle on montre ainsi que les combattants sont bien là, jusqu’à Paris même, annonciateurs d’une libération de plus en plus attendue. Prenons le seul exemple de l’exécution de Julius Ritter, le 28 septembre 1943, exécuté par « l’équipe spéciale » des FTP-MOI, composée de Marcel Rayman, Celestino Alfonso et Leo Kneller. Ritter était le représentant de Saückel en France, donc en charge d’organiser le Service du Travail Obligatoire (STO). C’est peu dire que la société française était traumatisée en profondeur de voir tous les jeunes nés en 1920-22 réquisitionnés pour partir travailler en Allemagne. C’est peu dire que les Français ont dû applaudir à l’action des FTP-MOI et s’étonner d’une telle audace et d’une telle efficacité.
3- Cela pourrait suffire, mais en feuilletant les « agendas » et les « répertoires » de la BS2 où, chaque jour, les attentats et les sabotages sont enregistrés, ou en lisant les très nombreuses listes élaborées là aussi par les policiers eux-mêmes, on constate bien qu’il n’y a pas ces dizaines de morts comptabilisées après chaque action dans les comptes rendus rédigés à l’époque par les résistants. Peut-être faut-il aller au-delà cependant. En effet, tous les jours – et c’est très impressionnant – on compte dans Paris deux ou trois actions avec morts et surtout blessés, explosions sans conséquences que matérielles ou plus graves, mais c’était bien entendu insupportable pour des Allemands qui avaient dès la victoire de 1940 fixé comme objectif d’assurer la sécurité des troupes d’Occupation. Insupportable aussi pour l’État français qui partageait avec les Allemands la haine du juif, du communiste et de l’étranger et dont la police se trouvait ainsi défiée alors même qu’avait été scellée la collaboration des polices. Donc, oui, l’effet militaire est quantitativement limité, mais il est loin d’être négligeable à l’aune des objectifs de l’Occupant.
Retour sur l’itinéraire de Missak Manouchian
Ainsi le tableau se précise au fur et à mesure. Il se complète avec l’éclairage sur nombre de ces combattants dont on peut reconstituer l’itinéraire, les engagements, le sort. Ce sont comme des pièces d’un puzzle qui se complète singulièrement, comme dans le cas de celui qui est panthéonisé le 21 février 2024. On pensait a priori bien connaître Missak Manouchian. On connaissait en fait surtout son nom et quelques étapes de sa vie.
Son origine ? Le génocide, la protection dans une famille kurde, l’hébergement dans un orphelinat. On savait qu’il était parti en France avec son frère Garabed, mais en 1924 pas en 25. Là c’est du détail. Et l’on découvre bientôt qu’ils sont en fait trois frères, que le plus âgé, Haïk, né en 1900, venu en France après le génocide, reparti en Arménie soviétique en 1936 pour y mourir jeune, en 1939. Et c’est bien la mort qui marque dans l’histoire de cette famille : celle des parents, morts dans le génocide ; celle de Garabed qui décède d’une tuberculose dès 1927 ; celle d’Haïk donc en 1939, avant celle de Missak cinq ans plus tard. Une mort toujours présente, comme est présent, évidemment, le sort des Arméniens dont l’histoire est indissociable d’un génocide organisé par les Turcs en 1915, après, déjà, de nombreux massacres, et qui ne laissa que 800.000 survivants sur une population de 2 millions.
Une autre question cruciale dans la vie de Manouchian, c’est le rapport à la France. La découverte de deux documents l’éclaire singulièrement. Toujours les archives. Elle date du printemps 2023. Au détour du dossier d’étranger à la préfecture de Police puis du dossier de naturalisation des Archives nationales, nous découvrons deux demandes de naturalisation effectuées par Missak, l’une en août 1933, l’autre en janvier 1940. C’est important dans l’absolu : le signe est clair d’un attachement renouvelé à la France, celle des Lumières et de la Révolution française bien entendu. Conjoncturellement, celle de 1933 est trop tardive (les années 1920 si libérales pour les immigrés et apatrides ont été balayées par la crise mondiale ; et il n’avait pas de revenus réguliers, a-t-on argué) et celle de janvier 1940 bute sur la guerre, alors que dans les deux cas la demande était soutenue par les autorités. Au passage, à défaut d’avoir, à ce jour, le moindre jugement de sa part sur le pacte germano-soviétique scellé en août 1939, on relèvera au moins un indice : demander alors à être naturalisé afin de pouvoir combattre l’ennemi en première ligne n’était pas sans signification alors que le PCF auquel il avait adhéré considérait alors – tournant stratégique soviétique oblige – que les ouvriers n’avaient rien à faire avec cette guerre dite inter-impérialiste.
Autre précision par là-même : les archives nous permettent de repérer que Missak est entré dans la mouvance communiste dès la fin de 1931, moment où il entre pour deux ans dans une sorte de communauté communiste dans la banlieue de Paris. On écrit depuis toujours que la prise de conscience est consécutive aux émeutes du 6 février 1934. C’était donc antérieur. Sa décision même d’adhérer au PCF est même antérieure au 6 février, le 17 janvier pour être exact, comme il l’écrit dans ses Carnets (« Notes » et « Agendas »).
Je ne vous avais pas parlé de ces Carnets ? Et pour cause. On n’en connaissait pas l’existence jusqu’à la présentation d’extraits à l’automne 2023 par Katia Guiragossian, la petite nièce de Mélinée. Conservés dans un musée, en Arménie, ils recèlent sans aucun doute d’autres pépites qui permettront d’éclairer l’engagement dans les années 1930 de ce militant de l’émigration arménienne, à la demande du PCF et de sa branche la Main d’œuvre Immigrée (MOI), son rapport à son passé mais aussi sa passion pour la littérature et la poésie puisqu’il était aussi poète. Ce qui frappe dans l’itinéraire de Missak Manouchian, comme, au demeurant, dans celui de tous ses camarades de combat, c’est une forme de convergence qui contraste avec l’assignation à résidence identitaire si caractéristique de notre temps présent. Il meurt communiste et internationaliste, arménien marqué par le génocide, universaliste, étranger mais profondément attaché à la France de la Révolution française. Comme d’autres meurent le 21 février 1944 aussi parce que Juifs marqués par les persécutions et les déportations, Italiens profondément antifascistes ou Espagnols qui ont combattu contre le coup d’État franquiste, aux côtés de nombreux Juifs d’Europe centrale qui peuvent s’appuyer sur cette expérience du combat. La promesse universaliste : tel est bien le sens de leur combat comme celui de la reconnaissance officielle au Panthéon de la mémoire nationale.
Denis Peschanski
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