L’oeil de l’historien : Christophe Woehrlé

19 novembre 2019

Docteur en histoire contemporaine de l’université de Bamberg (D)

Chargé de mission Culture, Patrimoine et Développement de la cité Vauban de Neuf-Brisach, patrimoine mondial de l’Unesco.

Spécialiste de la captivité durant la Seconde Guerre mondiale, il a publié aux éditions Secrets de pays, en août, « La cité silencieuse » Strasbourg-Clairvivre 1939-1945, histoire de l’évacuation des Hospices civils de Strasbourg en Dordogne. En octobre paraîtra également un ouvrage sur les prisonniers de guerre français dans l’industrie du Reich.

Membre du Comité d’administration du Fonds de dotation Henri Grégoire Germain Porte

Membre du Comité d’administration du Souvenir Français de Clairvivre

L’évacuation des Alsaciens-Mosellans en 1939

Catherine Kohser-Spohn interroge, dans la préface du livre « La cité silencieuse, Strasbourg-Clairvivre (1939-1945) », à propos de la mémoire de cette évacuation, en ces termes : « Il existe des exodes méconnus. Qui sait, par exemple, en dehors de quelques Alsaciens, que lors de leur entrée dans Strasbourg le 19 juin 1940, les Allemands ont trouvé une ville entièrement vidée de ses habitants ? Que cette situation a duré des mois ? Qui sait que cette opération « ville déserte » avait été planifiée de longue date et dans le plus grand secret par l’armée française ? Que l’évacuation de Strasbourg était prévue depuis la construction de la ligne Maginot sur les hauteurs des Vosges ? Et que la plaine d’Alsace fût exclue de ce système de défense ? »

Les avant-projets de l’évacuation

Au niveau national, le projet de loi de 1927 sur l’organisation de la nation en temps de guerre prévoit déjà l’éloignement des populations du nord-est. Une nouvelle instruction du 18 juin 1935, signée par Pierre Laval dans le cadre de la construction de la ligne Maginot, évoque le déplacement de 71 villes de 17 départements du nord et de l’est vers les départements de la Savoie. Il faut attendre septembre 1937 pour que Charles Frey, maire de Strasbourg, soit informé de manière confidentielle, par le préfet, des grandes lignes d’un nouveau plan d’évacuation. Le plus important réside dans le fait que les populations de la ville de Strasbourg sont évacuées, dans un premier temps, vers des étapes intermédiaires, au pied des Vosges, avant un départ définitif vers les départements du sud-ouest.

L’évacuation

Dans la nuit du 2 au 3 septembre 1939, selon le plan défini et conformément aux instructions secrètes, est annoncée l’évacuation définitive de la ville de Strasbourg et de ses habitants ainsi que des villages se trouvant dans l’espace de défense du territoire que représente la ligne Maginot. Les gens ont obligation de se diriger, le 3 au matin, avec leurs 30 kg de bagages règlementaires, vers les stations des tramways qui débarquent les Strasbourgeois aux gares des faubourgs de Bischheim, Schiltigheim, et Lingolsheim. On évite la gare centrale de Strasbourg qui risque de devenir une cible privilégiée des bombardiers allemands. 374 000 habitants sont ainsi évacués d’Alsace vers la Dordogne et les autres départements du Sud-Ouest. Toutes les instances officielles s’installent à Périgueux. Les convois ferroviaires, qui emportent les évacués loin de chez eux, sont composés de wagons de marchandises où se retrouvent 20 à 25 personnes qui n’ont pour s’asseoir que leur valise. Le voyage dure deux jours et deux nuits et le train fait ses haltes en rase campagne. Le déplacement se fait dans le secret le plus complet et les panneaux des gares traversées sont cachés. La Croix-Rouge est présente et doit assurer le ravitaillement et donner les soins de première urgence. Le départ est brutal et les personnes âgées, pour la plupart quittant pour la première fois la région, souffrent moralement.

Le choc des cultures

Les difficultés d’accueil dans cette région, essentiellement rurale, sont nombreuses et la population citadine d’Alsace a bien du mal à trouver ses repères dans la campagne périgourdine. A cela s’ajoute la barrière de la langue, la plupart des Alsaciens évacués ne pratiquant souvent que leur dialecte germanique, ce qui les rend suspects aux yeux des locaux. Le statut particulier de l’Alsace-Moselle et son concordat, dans une région où la laïcité est fortement implantée, complique l’installation des écoles pour les petits alsaciens. Rien n’est simple au quotidien et les Alsaciens-Mosellans, qui ont tout laissé derrière eux, s’inquiètent de la situation militaire aux frontières de leur région. Les évacués touchent, dès leur arrivée, des indemnités qui leur permettent de ne pas travailler, ce qui choque particulièrement les populations locales. De nombreux Alsaciens et Mosellans travaillent toutefois dans les fermes ou l’industrie locale, parfois auprès des administrations évacuées. Vers août 1940, les rumeurs circulent à propos d’un retour imminent en Alsace, dans les mêmes conditions qu’à l’aller.

La ligne Maginot

Pour le Général Chauvineau, la ligne Maginot était un moyen de défendre une grande ligne de front avec un minimum de moyens humains. Du nom du ministre de la Guerre André Maginot, elle est édifiée entre 1929 et 1939. Ce vaste système fortifié s’inspire des réalisations de Vauban ou de Seré de Rivières, concepteur des forts de Verdun. Divers ouvrages en béton, discontinus et enterrés se succèdent des confins de la Moselle à la frontière suisse. Lors de la Bataille de France, les Allemands contournent l’obstacle par la forêt des Ardennes et prennent les Français à revers ce qui contraint à la reddition de la fortification.

L’annexion de fait et le retour en Alsace occupée

L’Alsace et la Moselle se situent au cœur des zones de contact et de conflit. Une fois de plus, après la défaite, les territoires sont annexés par le vainqueur. Dès lors, le régime nazi impose une politique brutale de germanisation et d’intégration idéologique de la population dans le Reich. Si une minorité d’Alsaciens et de Mosellans rejette dès le début cette situation, la majorité de la population ne sait pas encore comment réagir. Il faut dire que l’histoire commune avec l’Allemagne est encore bien présente. On y parle un dialecte germanique, les habitudes religieuses, la proximité territoriale et les anciens de 1870 avaient, jusqu’en 1918, fortement ancré ces départements dans le paysage politique germanique. Tous ces éléments expliquent la situation conflictuelle qui apparaît au sein de la population en ces temps troublés. Toutefois, la violence avec laquelle se met en place la politique de germanisation imposée par les autorités d’occupation, conjuguée à l’attachement de l’Alsace à la France, entraîne une résistance de la population à la tentative d’endoctrinement.

Les Alsaciens réfugiés en Dordogne sont invités à rejoindre leur foyer dès le 13 juillet 1940, par le gauleiter Wagner, à grand renfort de propagande. Le même jour, il décrète l’interdiction du retour en Alsace, des Alsaciens francophiles et des juifs, les coloniaux sont également concernés par ces décrets. D’autres dispositions permettent aux autorités occupantes de confisquer les biens des Alsaciens non-rentrés après le 31 juillet 1941. Le 6 août 1941, le premier train de rapatriés réfugiés entre en gare de Strasbourg, pavoisée aux couleurs du Reich pour l’occasion et au son de l’orchestre de la police allemande. Les gares alsaciennes accueillent les évacués-rentrés au son de « Deine deutsche Heimat grüβt dich ». Certains habitants découvrent leur maison en triste état suite aux combats de juin 1940.

Par contre, quelques 40 000 strasbourgeois refusent de réintégrer l’Alsace et décident de demeurer dans la région qui les a accueillis. À la date du 30 octobre 1940, les autorités du Reich estiment que 180 000 Alsaciens et Lorrains ne sont pas rentrés.

Le temps des expulsions

La germanisation de l’Alsace et de la Moselle est déjà fortement engagée lorsque les derniers réfugiés reviennent du sud-ouest de la France et des autres zones d’évacuation. La « Gleichschaltung[1] » de l’Alsace, annoncée par le gauleiter Wagner dès le 20 octobre 1940, prévoit dans un plan nommé Aktion Elsaβ, une remise en état rapide de l’économie alsacienne, un retour rapide des réfugiés et l’assimilation des Alsaciens au grand Reich. Cette germanisation radicale s’accompagne d’un nettoyage ethnique, et tout ce qui n’est pas considéré comme assimilable en est exclu. Entre juillet et août 1940, ce sont quelque 22 000 Alsaciens qui sont expulsés : juifs, tziganes, asociaux, Français, Alsaciens francophiles, étrangers…

La Gestapo est chargée d’expulser les indésirables vers les régions d’où revenaient ceux qui avaient été évacués. Le SD (Sicherheitsdienst, police de sécurité et police politique) sous l’autorité du Docteur Scheel, qui reçoit ses ordres directement de Wagner, enquête et repère tous les indésirables : les juifs, les romanichels, les étrangers, les anciens des brigades internationales en Espagne, les criminels récidivistes, les mendiants, les vagabonds, les étrangers naturalisés Français arrivés en Alsace depuis 1918, les opposants politiques.

Après avoir rassemblé les 30 kilos de bagages et les 500 reichsmarks autorisés, les expulsés ont une heure avant d’être transportés vers la ligne de démarcation. Le gauleiter Wagner agit toujours sous couvert du Führer et si des différences d’application apparaissent entre les expulsions d’Alsace et de Lorraine, elles sont toujours justifiées par Hitler lui-même. Bürckel, gauleiter de Moselle et du Luxembourg, fait expulser ceux qui ne parlent pas allemand. Wagner, quant à lui, pense que les non-germanophones n’ont besoin que d’un peu d’éducation. Grâce aux mesures qu’il a mises en place, il reste persuadé qu’il pourra mener la jeunesse alsacienne dans les bras du Reich.

Ce sont 45 000 expulsés qui déferlent en zone libre

La Résistance des Alsaciens-Mosellans

La diaspora alsacienne et mosellane s’engage dans la Résistance dès 1940 et les maquis du sud-ouest comptent de nombreux évacués non rentrés, expulsés des régions de l’Est. Nombre d’entre eux donnent leur vie pour la défense de leurs idéaux, pour la paix et le retour de l’Alsace-Moselle à la France.

Le cas des Juifs d’Alsace-Moselle

Depuis l’annexion de fait, l’Alsace et la Moselle sont épurés des juifs. Les expulsés se retrouvent dans le sud-ouest où sont déjà regroupés les évacués juifs non rentrés. Leur déportation et celle des Juifs étrangers réfugiés en Alsace-Moselle depuis 1933 se fait alors depuis la France par les autorités d’occupation et le soutien du Régime de Vichy. Ce sont près de 3000 Juifs alsaciens et mosellans raflés et morts dans les camps d’extermination.

© Christophe Woehrle 08/09/2019

Pour acheter la cité silencieuse : http://les-editions-secrets-de-pays.fr/

[1] Mise au pas

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