L’œil de l’historien

28 mars 2022

Guy Pervillé, La mémoire de la guerre d’Algérie soixante ans après

Guy Pervillé, professeur émérite des universités françaises, est spécialiste de la guerre d’Algérie, du nationalisme algérien et de la politique algérienne de la France.

Quelques semaines avant le soixantième anniversaire des accords d’Evian et de l’accession de l’Algérie à l’indépendance, on ne peut deviner comment cet anniversaire sera commémoré. Cela n’est pas sans précédent, puisque déjà il y a dix ans, pour le cinquantième anniversaire, la France et l’Algérie en attente d’élections s’étaient entendues pour éviter toute initiative susceptible de provoquer des incidents entre elles, ce qui avait entrainé le caviardage des quatre cinquièmes d’un article sur les accords d’Evian commandé par « Les commémorations nationales » à un historien français. Mais cette fois-ci, c’est l’actualité internationale dominée par l’invasion russe en Ukraine et le risque de guerre en Europe qui risque d’escamoter la commémoration de la fin de la guerre d’Algérie, plus encore que l’élection présidentielle française.

Et pourtant, il y a un an et demi, chacun s’attendait à ce que le soixantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie et de l’indépendance du pays soit l’occasion d’importantes initiatives mémorielles.

Du côté français, le candidat Emmanuel Macron avait suscité une méfiance durable des militants de la mémoire française d’Algérie en déclarant à Alger le 15 février 2017 que la colonisation avait été un « crime contre l’humanité » ; mais le président Macron avait ensuite déçu l’attente des Algériens en définissant son attitude par la formule « ni repentance ni déni » lors de sa visite officielle à Alger du 6 décembre 2017. Le président avait néanmoins ravivé la méfiance des défenseurs de l’Algérie française en reconnaissant officiellement la mort de Maurice Audin, « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile », et la responsabilité d’un « système légalement institué qui a favorisé les disparitions et permis la torture à des fins politiques », le 14 septembre 2018. C’est pourquoi la déclaration qu’il avait faite devant plusieurs journalistes le 25 janvier 2020 – « Je suis très lucide sur les défis que j’ai devant moi d’un point de vue mémoriel, et qui sont politiques (…). La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique. Je le sais depuis ma campagne. Il est là, et je pense qu’il a à peu près le même statut que la Shoah pour Jacques Chirac en 1995 » – avait ranimé leurs pires craintes.

Du côté algérien, le président Abdelmadjid Tebboune avait créé la surprise, dans une interview publiée par le quotidien économique français L’Opinion le 13 juillet 2020, en annonçant que les différends mémoriels algéro-français étaient sur le point d’être réglés par une commission mixte dans laquelle figureraient Benjamin Stora et une haute personnalité algérienne (le directeur des archives nationales Abdelmadjid Chikhi).

A la suite de nombreux échanges de vues, un « collectif des Français rapatriés d’Algérie et leurs amis contre la repentance » s’était mis d’accord sur le texte d’une lettre commune au Président de la République datée du 15 novembre 2020, approuvée par 34 associations ou organes de presse et proposée à la signature de tous ceux qui voudraient la signer. Ils lui déclaraient que « les Français d’Algérie sont attentifs à votre démarche tournée vers l’avenir, sachant qu’elle n’est possible que dans le respect de leur mémoire et le refus catégorique de toute repentance. Une intervention forte de votre part le 5 décembre 2020, journée nationale aux morts pour la France et aux victimes de la guerre d’Algérie pourrait être de nature à les rassurer ».  

Du côté de la présidence de la République, une lettre de mission avait été adressée à Benjamin Stora par le président Macron le 24 juillet 2020, lui demandant de « dresser un état des lieux juste et précis de ce qui a d’ores et déjà été accompli dans notre pays sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie ainsi que de la perception qui en est retenue de part et d’autre des deux rives de la Méditerranée ». Le président souhaitait « que vous formuliez très librement vos recommandations sur les gestes à effectuer et les actions à engager dans les mois et années à venir, dans notre pays comme dans ses liens avec l’Algérie, afin d’avancer dans ce travail de mémoire si difficile et pourtant si nécessaire à notre avenir ». Le rapport Stora fut remis officiellement à l’Elysée le 20 janvier 2021[1]. Il a reçu en France le soutien de plusieurs historiens et militants de gauche, mais il a été critiqué par quelques anticolonialistes lui reprochant de ne pas l’être assez, et par des partisans de l’Algérie française lui reprochant de l’être trop. J’ai formulé mon avis, personnellement et en collaboration avec mon collègue Jean-Jacques Jordi. Il nous est apparu que le rapport Stora avait eu le tort de négliger la différence fondamentale entre les mémoires et l’histoire[2], et d’attendre une réponse positive du côté algérien qui n’était pas venue.

Du côté algérien, rien ne s’était passé depuis l’interview du président Tebboune, parce que celui-ci avait été immobilisé par deux hospitalisations en Allemagne causées par le COVID-19. Après le rapport Stora, les premières réactions avaient été beaucoup plus sévères en Algérie qu’en France, et le 8 février le porte-parole du gouvernement algérien, Ammar Belhimer, avait formulé un jugement qui semblait définitif : « le criminel fait tout pour éviter de reconnaître ses crimes. Mais cette fuite en avant ne pourra pas durer ». La tentative algérienne de rapprocher les mémoires des deux peuples semblait donc avoir échoué. C’était aussi l’avis du directeur des archives nationales algériennes, Abdelmadjid Chikhi, exprimant son mécontentement sur le rapport Stora le 23 mars : « C’est un rapport franco-français. Il ne nous a pas été transmis de manière officielle pour que l’on soit dans l’obligation, au moins morale, de répondre sur son contenu. Officiellement, c’est comme si ce rapport n’existait pas. » Et il avait répété : « Peu de pays ont subi ce qu’a subi l’Algérie concernant son patrimoine historique, intellectuel et culturel. Ce qui a été pillé doit être restitué.  Comment arriver à la vérité historique quand l’intégralité de notre histoire est entreposée en France et ailleurs à l’étranger ? »

Mais le président Tebboune, enfin revenu à son poste, avait repris l’initiative à partir du 18 février 2021. Après avoir annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, un prochain remaniement ministériel et des mesures d’amnistie pour les manifestants du Hirak ayant fait l’objet de condamnations, il avait parlé des relations franco-algériennes dans sa conférence de presse du 1er mars, et « mis en avant sa relation ‘cordiale’ avec le Président français, qui a permis d’atténuer une certaine crispation dans les positions ». Il faisait état de « puissants lobbies en France, notamment un, impliquant des voisins, et qui s’emploie à parasiter les relations entre les deux pays, et un autre représentant ceux qui ont perdu leur paradis (l’Algérie) et qui leur reste en travers de la gorge ». Répondant à une question sur le dossier de la Mémoire et la reconnaissance par la France de ses crimes coloniaux en Algérie, et principalement les explosions nucléaires, il avait affirmé que « les bonnes relations de l’Algérie ne sauraient être au détriment de l’Histoire ou de la mémoire » : « Nous ne renoncerons jamais à notre mémoire qui ne peut faire l’objet de marchandage, mais les choses doivent se régler intelligemment et sereinement ». On pouvait en déduire que le président algérien avait voulu laisser la porte ouverte à un rapprochement avec la France, pour essayer de renforcer sa légitimité affaiblie au moment où elle était de nouveau contestée par la renaissance du Hirak.

Dès le lendemain 2 mars, recevant les petits-enfants d’Ali Boumendjel, le président Macron avait mis en application la politique des petits pas préconisée par Benjamin Stora, en reconnaissant au nom de la France que l’avocat et militant nationaliste Ali Boumendjel avait été « torturé et assassiné » par l’armée française le 23 mars 1957 après avoir été arrêté lors de la Bataille d’Alger. Il s’appuyait en cela sur le témoignage du général Aussaresses qui avait avoué en 2001 avoir ordonné à l’un de ses subordonnés de tuer Ali Boumendjel et de maquiller le crime en suicide. Mais celui-ci avait toujours nié avoir recouru à la torture dans son cas. Quant aux circonstances de ce crime, elles n’étaient à aucun moment éclairées par des faits historiques établis. D’autre part, on pouvait se demander si l’Algérie avait bien entendu la volonté exprimée par le président de poursuivre le travail engagé depuis plusieurs années pour recueillir les témoignages et encourager le travail des historiens par l’ouverture des archives, afin de donner à toutes les familles des disparus, dans les deux pays, les moyens de connaître la vérité, parce que « aucun crime, aucune atrocité commise par quiconque pendant la Guerre d’Algérie ne peut être excusé ni occulté ».

Puis le président Macron a déchanté. Aucune réponse encourageante ne lui vint du côté algérien, où les initiatives françaises furent sévèrement critiquées aussi bien du côté du porte-parole du gouvernement, qui répéta le 7 mai 2021 : « L’attachement de l’Algérie à l’exigence d’un règlement global du dossier mémoriel, reposant sur la reconnaissance définitive, par la France, de ses crimes contre le peuple algérien, la repentance et des indemnisations équitables, est une position de principe », que du côté des opposants partisans du Hirak[3].

Le président Macron, conseillé par Benjamin Stora et par une collaboratrice chargée des questions mémorielles, prit de nouvelles initiatives dont la principale fut l’organisation d’un colloque sur les intellectuels français et algériens organisé à l’Institut du monde arabe et à la Bibliothèque nationale de France les 21 et 22 janvier 2022[4]. J’avais conseillé de démontrer que les initiatives du président Macron n’allaient pas toutes dans le même sens en réalisant une des propositions contenues dans le rapport Stora (p 127) : « La mise en place d’une commission mixte d’historiens français et algériens pour faire la lumière sur les enlèvements et assassinats d’Européens à Oran en juillet 1962, pour entendre la parole des témoins de cette tragédie ».  Mais cette idée était difficile à réaliser sans l’accord de l’Etat algérien pour qui le 5 juillet 1962 n’est que la date de sa première fête nationale.

En fin de compte, c’est une autre initiative apparemment anodine – la réception à l’Elysée le 30 septembre 2021 d’un groupe de jeunes petits-enfants de témoins et acteurs de la guerre d’Algérie représentant une grande diversité de mémoires – qui mit le feu aux poudres, ou plutôt les libres propos du président Macron mettant en cause la ‘rente mémorielle » de l’Etat algérien et en doute le caractère national de l’Etat turc d’Alger avant 1830. S’il espérait provoquer une nouvelle intervention du président Tebboune pour calmer les tensions, son espoir fut déçu. En effet, le 2 octobre 2021, l’Algérie rappela son ambassadeur de Paris pour consultation, et interdit son espace aérien aux avions militaires français ravitaillant les troupes françaises au Sahel. Durant tout le mois suivant la tension ne fit que monter, Alger estimant que les propos de M. Macron « portent une atteinte intolérable à la mémoire des 5,63 millions de valeureux martyrs qui ont sacrifié leurs vies dans leur résistance héroïque à l’invasion coloniale française ainsi que dans la glorieuse Révolution de libération nationale », et que « cette malencontreuse intervention heurte fondamentalement les principes devant présider à une éventuelle coopération algéro-française en matière de mémoire ».  La présidence algérienne y voyait « la promotion d’une version apologétique du colonialisme », et estimait que « rien ni personne ne peut absoudre les puissances coloniales de leurs crimes, y compris les massacres du 17 octobre à Paris, que l’Algérie et sa communauté établie en France s’apprêtent à commémorer dans la dignité ».

Durant tout le mois d’octobre, la tension persista et s’exprima dans les commentaires sévères de la presse algérienne. En même temps, l’idée de criminaliser la colonisation française en Algérie par une loi, lancée en 2009 par plus d’une centaine de députés non soutenus par le gouvernement d’alors, et relancée en mai 2020 à la suite de nouvelles tensions algéro-françaises, prit la forme d’une proposition de loi lancée par le parti islamiste Mouvement de la société pour la paix (MSP) et soutenue par le sénateur FLN Abdelwahab Benzaïm. La proposition remise au bureau de l’Assemblée nationale populaire le 29 octobre 2021 par une centaine de députés visait à « contraindre les autorités françaises à présenter les excuses au peuple algérien pour les préjudices qu’il a subis durant le période coloniale », préconisait « de ne conclure aucun accord avec le France tant que les conditions de reconnaissance de ses crimes coloniaux ne sont pas réunies », et prévoyait une peine allant de 6 mois à 2 ans de prison « pour tout Algérien qui glorifierait le colonialisme français par quelque moyen d’expression que ce soit ». Mais cette proposition était loin de faire l’unanimité.

Le 6 novembre, le président Tebboune déclara qu’il ne ferait pas le premier pas pour apaiser la tension : « Sinon je vais perdre tous les Algériens, il ne s’agit pas de moi, mais d’un problème national ». (…) « Aucun Algérien n’accepterait que je contacte ceux qui nous ont insultés ». Puisle 9 novembre, un communiqué du président Macron fit savoir qu’il « regrette les polémiques et les malentendus » et assure avoir « le plus grand respect pour la nation algérienne, pour son histoire et pour la souveraineté de l’Algérie ». Et le ministre des Affaires étrangères algérien lui répondit favorablement : « Contrairement aux déclarations à l’origine de la crise, celles-ci sont raisonnables et comportent des idées montrant du respect pour l’Algérie, son histoire, son passé, son présent et aussi pour la souveraineté algérienne ». Ainsi, la crise semble s’être dissipée aussi vite qu’elle s’était nouée.

Depuis, le président Macron a continué la mise en œuvre de sa politique mémorielle visant à donner satisfaction aux revendications de toutes les victimes et pas seulement aux victimes algériennes : après avoir reçu le 20 septembre 2021 à l’Elysée des anciens harkis et leurs descendants et leur avoir demandé pardon, il reconnut le 26 janvier 2022 la responsabilité de la France dans la fusillade de la rue d’Isly (26 mars 1962) et le massacre d’Oran du 5 juillet 1962, et enfin rendit hommage le 8 février aux neuf victimes de la charge policière au métro Charonne (8 février 1962). Il a montré ainsi sa volonté d’apaiser toutes les mémoires dans une perspective de réconciliation nationale. Il s’est situé dans la continuité de ses trois prédécesseurs, mais il a également démontré la profonde contradiction qui rend la politique mémorielle française de plus en plus incompatible avec la politique mémorielle algérienne.

Guy Pervillé est l’auteur d’un ouvrage « Histoire de la mémoire de la guerre d’Algérie ». La préface a été rédigée par Serge Barcellini, qui dirige la collection….dans laquelle a été édité cet ouvrage.

Pour en savoir plus sur cet ouvrage, cliquer ICI


[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/01/20/remise-du-rapport-sur-la-memoire-de-la-colonisation-et-de-la-guerre-dalgerie .

[2] Voir sur mon site : « Réponse au rapport de Benjamin Stora ( http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=458 ), et « Analyse critique  du rapport de Benjamin Stora par Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé » (http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=460).

[3] Voir mes deux récapitulations successives, datées du 8 avril 2021 (« La relance de la guerre des mémoires », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=469 ) et du 8 mai (« Signification et limites du rapport Stora », http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=472 ).

[4] « Oppositions intellectuelles à la colonisation et à la guerre d’Algérie », colloque international, Institut du Monde arabe et Bibliothèque nationale de France, 21-22 janvier 2022.

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