L’œil de l’historien

2 juillet 2025

Raphaël Spina, Les « STO »

Raphaël Spina, né le 25 octobre 1981 à Clermont-Ferrand, est normalien, agrégé d’histoire, habilité à diriger les recherches. Il enseigne à l’Ecole de l’Air et de l’Espace. Co-auteur de La France en chiffres de 1870 à nos jours (Perrin, 2015), auteur notamment de « Histoire du STO » (Perrin, 2017) et « Yves Farge, le résistant aux mille vies » (Fondation OVE, 2025).

Le STO est l’inconnu le plus célèbre des années noires, et il y a encore plus inconnu que lui : ses victimes. La plupart des Français savent dès l’école qu’il y eut un exil forcé de main-d’œuvre au profit de l’Allemagne nazie. Ils savent moins bien les étapes, les modalités, les mécanismes des prélèvements. Souvent le STO n’intéresse que comme facteur de l’évolution de l’opinion et du discrédit définitif de l’Etat français. Ou parce que le réfractariat engendra les maquis – quoique seul un réfractaire sur quatre les ait rejoints, les autres se cachant en ferme ou à domicile, sans compter les centaines de milliers de ceux qu’il faudrait qualifier de refusants, qui se sont soustraits au voyage forcé sans devenir clandestins (faux certificats médicaux, exemptions, entrées dans les emplois protégés). Les 600 000 à 650 000 victimes du STO, quant à elles, ont été largement des oubliées de la mémoire nationale, voire des parias.

Dès le début de l’Occupation, après avoir mis au travail les prisonniers français dans l’agriculture, l’Allemagne réclame de la main-d’œuvre plus industrielle et urbaine. La guerre s’avère longue, et il lui faut remplacer ses mobilisés. Les 200 000 à 250 000 volontaires français sont les moins nombreux d’Europe en proportion de la population. Ce sont rarement des « collabos » idéologiques, hors sur la fin, en 1944, quand il est grand temps de mettre le Rhin entre les futurs libérateurs et soi-même. Ce sont surtout des étrangers, des marginaux, des déclassés, des manœuvres, des filles-mères, tout un prolétariat flottant fuyant la misère et le chômage, mêlé de petits délinquants et de repris de justice soucieux de se faire oublier. Aucun entourage structuré n’est là pour dissuader leur aventure, et ils ont une médiocre conscience des enjeux géopolitiques, idéologiques et moraux, comme du risque à aller séjourner « dans la gueule du loup ». Les civils allemands qu’ils croisent dans le Reich – la masse des jeunes hommes est au front – ne leur paraissent ni vindicatifs ni différents du Français moyen. Et ils ne voient pas bien la différence entre travailler en France pour les Allemands, comme le fait directement ou non la masse de leurs concitoyens, et aller chercher chez eux de meilleurs salaires et rations, pour survivre eux et leurs familles. Ils ne sont pas forcément moins patriotes que les autres, et certains ont fait leur devoir en 1940, ou vont perdre la liberté ou la vie en Allemagne, réprimés à la moindre protestation.

Il n’empêche que d’emblée, la société française est unanime à les mépriser. Elle les assimile à la lie de la terre, et les 70 000 femmes volontaires, systématiquement, à des « prostituées ». Dans un pays réputé casanier, sans grande tradition d’émigration, on n’emporte pas la patrie à la semelle de ses souliers. Encore moins si c’est pour aller travailler chez l’ennemi héréditaire et actuel occupant. Et le corps de la femme reste assimilé à celui de la nation : partir chez l’ennemi, surtout seule, c’est lui livrer la France même. Inversement, faire sur place la conquête d’une Allemande est presque perçu comme une revanche symbolique sur la défaite de 1940. Quoi qu’il en soit, l’obsession première des victimes du STO va être de ne surtout pas être amalgamés aux volontaires honnis. En vain, tant le préjugé va se révéler tenace pendant des décennies.

Au printemps 1942, avec le retour au plein-emploi, favorisé par les commandes allemandes, le volontariat s’effondre. Aussi parce que maints volontaires déçus des promesses mensongères se hâtent de quitter le Reich – avant d’y être retenus de force – et de dissuader bruyamment autrui d’imiter leur erreur. Mais les besoins allemands n’ont jamais été si forts, et Fritz Sauckel, nommé le 21 mars 1942 plénipotentiaire au recrutement de la main-d’œuvre, entend bien faire partir le plus d’ouvriers de France, premier réservoir de main-d’œuvre qualifiée du continent occupé.

Le 15 mai 1942, Sauckel et Laval conviennent d’un détour par une « relève » volontaire, avant de passer à un recrutement forcé inéluctable : le départ de trois ouvriers spécialistes fera revenir un prisonnier paysan. Un moyen de faire payer aux ouvriers d’avoir été souvent, pendant les deux guerres, des « affectés spéciaux » maintenus à l’arrière dans les usines d’armement, et de satisfaire les paysans, réputés la base sociale du régime. Le 22 juin, à la radio, Pierre Laval annonce la Relève, assortie d’une petite phrase mûrement pesée : « Je souhaite la victoire de l’Allemagne, parce que sans elle, demain, le bolchevisme s’installerait partout. » Liée à un tel vœu explicite, la Relève est mal partie, et suscite une vague de protestations, encouragées par la Résistance et la BBC. Seuls 50 000 volontaires dont 17 000 spécialistes s’engagent en deux mois et demi, un regain net, mais insuffisant.

Signée le 4 septembre 1942, malgré le refus initial sans précédent de quatre ministres, la loi n° 869 « sur l’orientation et la direction de la main-d’œuvre » permet désormais de désigner d’office les partants pour la Relève. Plus d’une feuille peut titrer à raison sur l’institution d’un « Service du Travail Obligatoire ».

La loi est française, cas unique en Europe occupée. Elle est censée rendre à leur famille des prisonniers qui n’ont que trop attendu. Le gouvernement met sur le pied de guerre ses préfets, son inspection du travail, plus tard ses forces de l’ordre. Même indignée, la société ne va pas se solidariser activement avec les ouvriers, seuls concernés pour l’heure. Les paysans apprécient que les « affectés spéciaux » acquittent leur part de souffrance. Au sein des usines, ceux qui ont fait la guerre ou qui ont des proches prisonniers poussent souvent les jeunes à partir. Dans les petites et moyennes entreprises – l’écrasante majorité du tissu industriel -, tout le monde se connaît. Dès que le patron affiche la liste de ceux qu’il a dû désigner, chacun sait quel père de famille peut être convoqué si tel célibataire se soustrait, et c’est l’heure des cas de conscience aigus, du regard culpabilisant des autres et de la pression du groupe. Toute la France semble communier dans le cliché incantatoire du mythique vieux travailleur « ancien-combattant-père-de-famille-de-quatre-enfants », censément forcé à partir à la place du jeune célibataire « égoïste » qui ne fait pas son « devoir ». Les familles des partants ne voient pas pourquoi leur fils ou leur mari devrait partir et pas celui du voisin. Et l’opinion de s’indigner contre les jeunes « planqués » qui restent, davantage que contre les Allemands et Vichy qui forcent à partir. Censée unifier la nation autour d’une œuvre de solidarité, la Relève exacerbe les tensions, ce qui affaiblit toute riposte collective.

Et lorsqu’un ouvrier est convoqué sous 48 ou 72 heures, où irait-il se cacher à l’improviste, en plein mauvaise saison, sans argent ni carte d’alimentation, avec souvent des proches à charge, et alors que la campagne reste méconnue et réputée pétainiste ? Il n’y a aucun précédent à l’exil contraint de la main-d’œuvre française par un Etat au service d’un occupant. Cependant, il y a l’habitude d’obéir par légalisme en période de dirigisme. La Résistance ne donne pour l’heure que des conseils vagues et peu réalistes. Et là où les Allemands sont le plus présents, la peur fait son effet, et le torrent des départs est le plus irrésistible (Nord-Pas-de-Calais, Lorraine, zone nord en général). Enfin, alors que la bataille fait rage à Stalingrad, il est commun de croire que la guerre ne peut pas durer plus d’un an, qu’on sera vite de retour, ou qu’il sera toujours temps de profiter des permissions promises pour s’échapper légalement d’Allemagne – de fait, 100 000 des 180 000 permissionnaires vont être défaillants, voire réfractaires, résistants ou maquisards en différé.

La plupart des requis font leurs valises, touchent la prime d’engagement, et s’en vont en serrant les poings. Les refus souvent collectifs de signer les contrats de travail (l’inspecteur du travail le fait alors à votre place, et vous perdez toute compensation matérielle pour vous et votre famille), les huées aux propagandistes de la Relève, les cris et les chants séditieux, tout cela vise surtout à se démarquer des volontaires honnis. Hors de question d’essuyer l’opprobre ni les possibles sanctions qui attendent ceux-ci après la guerre – en vain, vu l’amalgame mémoriel fréquent jusqu’à nos jours entre requis et volontaires. Sur les quais des gares, régulièrement, la foule et les partants vouent Laval « aux chiottes » plus souvent qu’aux gémonies. Elles maculent les wagons d’inscriptions protestataires, et entonnent l’Internationale. Sans que les Allemands s’émeuvent : qu’ils chantent, pourvu qu’ils partent… Et ils partent, de rage impuissante.

Le 16 février 1943, après déjà 300 000 départs forcés, une nouvelle loi institue le STO stricto sensu, par classe d’âge, mobilisant les jeunes gens nés de 1920 à fin 1922, sur le vieux modèle du service militaire. L’opinion apprécie le caractère plus égalitaire du recrutement, encore que l’exemption initiale des paysans et des étudiants l’irrite. Du 16 février au 31 mars partent 165 000 personnes. Le rythme effréné des départs laisse la masse des victimes stupéfaite, abattue, sans la force ni le temps ni les soutiens pour trouver une solution. Au-delà de la surprise, de l’attentisme ou du légalisme, au-delà de l’absence d’alternative matérielle, les individualismes et les jalousies sociales continuent à pousser au départ, au nom de l’égalité. Les rancœurs sévissent toujours entre personnes, entre professions, entre entreprises, d’un département ou d’une région à une autre.

Le débat fait particulièrement rage entre militants ouvriers ou étudiants de l’Action catholique ; faut-il rester par refus d’une loi inique, ou partir avec ses camarades pour ne pas les laisser seuls face au paganisme nazi, et aussi pour que les ouvriers ne soient pas seuls à partir ? Peut-on risquer qu’ils soient perdus pour la foi, et l’Eglise accusée d’avoir été absente de leur épreuve ? Ne serait-ce que faute de moyens de se soustraire, de nombreux militants ou séminaristes donnent au moins un sens spirituel à l’épreuve : « je ne pars pas comme déporté, je pars comme missionnaire », explique aux siens Marcel Callo, typo jociste de Rennes, mort à 23 ans à Mauthausen. Dès mars 1943, l’Eglise envoie discrètement des prêtres-ouvriers avant l’heure assister spirituellement les requis, dans des circonstances inhabituelles, informelles et prosaïques : la soutane cède au bleu de chauffe, la messe se célèbre dans les bois avec des valises-chapelles, les bancs publics et les cabines téléphoniques servent de confessionnal. Renforcée de prêtres prisonniers transformés en travailleurs civils, de séminaristes, de scouts, de militants de l’Action catholique, il se structure au cœur du Reich une aumônerie semi-clandestine, en lien avec l’archevêque Suhard et l’abbé Rodhain à Paris. Elle va compter par dizaines ses membres laïcs et religieux exécutés ou morts en déportation, sans oublier les concentrationnaires rescapés, les emprisonnés, les expulsés, ou les prêtres transformés renvoyés au stalag. Si les requis n’ont accordé qu’une audience variable aux missionnaires, la crise du STO comme l’expérience ressentie d’une moderne « Eglise des catacombes » nourrissent, après-guerre, aussi bien le mouvement des prêtres-ouvriers que la réflexion liturgique et ecclésiale menant à Vatican II. En 1987, l’Eglise béatifie Marcel Callo, et le 19 juin 2025, elle annonce la béatification de cinquante autres « martyrs du STO ».

Concession en échange du STO : la transformation (Umwandlung, Beurlaubung) en travailleurs libres de 250 000 prisonniers (198 131 seulement, au final), soit un quart environ des captifs encore aux mains du Reich. Ils ne sont certes qu’en congé de captivité, renvoyables en stalag à la moindre incartade, et c’est autant d’économisé en gardes, autant qu’on peut employer en usines de guerre sans contrevenir à la convention de Genève. « Pour certains STO, le transformé n’est qu’un volontaire déguisé ; pour d’autres, c’est un pauvre diable qui ne pouvait plus supporter d’être derrière les barbelés . » Très souvent, en fait, la transformation se fait d’autorité, en bloc, par kommandos entiers, sans souci de l’avis des intéressés. Après la guerre, quoi qu’il en soit, les transformés sont exclus sinon des associations, du moins de tout poste de responsabilité.

Le 5 juin, ultime accès de zèle, Pierre Laval envoie intégralement la classe 1922 en Allemagne, toutes exemptions supprimées, au nom de l’égalité chérie. Ainsi les paysans sont-ils sommés de laisser partir 80 000 de leurs fils, à quelques semaines de la moisson – moins de la moitié vont obtempérer, et leurs pères les remplacer par des réfractaires. Les jeunes des Chantiers de la Jeunesse sont sacrifiés : du 28 mai au 14 juillet, leur chef, le général de La Porte du Theil, en envoie froidement au moins 16 200 dans le Grand Reich, plus de la moitié des effectifs, souvent partis en uniforme – quitte à les faire accompagner par une centaine de chefs comme Georges Toupet à Auschwitz et François Bertrand à Heydebreck, dont l’encadrement, l’aide et la protection vont s’avérer souvent très efficaces pour ne pas dire remarquables.

En juin-juillet, l’organisation Todt rafle soudain sa propre main-d’œuvre sur ses propres chantiers, pour l’envoyer d’autorité réparer les dégâts causés par la destruction des barrages de la Ruhr, due le 17 mai à la Royal Air Force. 10 000 victimes partent, d’autres se hâtent de fuir. Jusque-là, les chantiers du Mur de l’Atlantique et autres étaient vus comme un refuge contre le départ en Allemagne, même si de l’aveu général, les conditions de vie et de travail y sont systématiquement pires que dans le Reich. Ils ne sont plus qu’une contrainte insupportable de plus. Généralement, les services y envoient les requis du STO ni inaptes ni assez costauds pour l’Allemagne. Le chantier du Mur ne va pas avancer bien vite avec cette main-d’œuvre faiblarde, inexpérimentée, mal traitée et mal motivée, qui travaille au ralenti. Elle s’entasse dans des camps aux abords desquels sévissent le marché noir, les vols et les cambriolages, et qui déstabilisent les sociétés locales. Qui s’étonnerait dès lors que le Mur soit inachevé au jour J. 

126 000 exilés forcés partent encore de juin à août. Malgré les discours sur l’égalité devant le fardeau, et les rééquilibrages légaux, sur les 600 000 à 650 000 victimes totales du travail forcé, 70 % ont moins de 25 ans, autant sont célibataires. La classe 1922 voit exiler la moitié de ses natifs, fournit un tiers des victimes – comme des réfractaires. Les ouvriers restent à eux seuls un peu plus de la moitié des exilés forcés, pour 20 % d’employés, 8 % de paysans, et moins de 1 % d’étudiants – ces derniers rédigeant la nette majorité des témoignages.

Puis l’effondrement des départs est soudain, définitif et irréversible. Les ressources humaines prélevables sont taries, le sabotage de la Résistance arrivé à maturité, Vichy et la majorité des services allemands décidés à privilégier la production sur place à celle en Allemagne (accords Speer-Bichelonne, 18 septembre 1943). Et l’inertie ou la désobéissance deviennent des phénomènes de société comme le fut l’obéissance.

Pour des centaines de milliers de victimes, au cœur du Grand Reich, le mal est fait. Loin des siens et du pays natal, le « cafard » est omniprésent, le « dépaysement » dur à subir dans un pays où climat, langue, alimentation, tout est trop différent. Certes, la vie chez l’ennemi n’a pas que de mauvais côtés : meilleures rations et salaires en moyenne, grandes usines propres et modernes, protection sociale développée, patrimoine séduisant – tant qu’il n’est pas anéanti par les airs. Les relations sont en général correctes avec les habitants, les liaisons amoureuses pas rares et tolérées avec des Allemandes. Le travail en usine est surtout dur pour les étudiants, paysans, employés qui n’en ont pas l’expérience, et les ouvriers sont surtout surpris d’horaires longs et de cadences étonnamment faibles et ennuyeuses. Sans faire de zèle, les requis sont trop nombreux, trop surveillés et trop habitués à travailler correctement pour que leur productivité ne reste pas tout à fait satisfaisante aux yeux des Allemands. Quant à la qualité de la nourriture et de l’habitat, elle varie d’un camp d’hébergement à un autre, tout comme l’intensité des bombardements, cauchemar permanent.

Loin de profiter de l’occasion de brassage social et multinational, chaque petit groupe cultive l’entre-soi, plus confortable : dans les « piaules » ou « carrées », les Parisiens se mettent avec les Parisiens, les Méridionaux avec les Méridionaux, les instituteurs avec les instituteurs, les paysans avec, etc. Et tous de vivre repliés sur eux-mêmes, en faisant l’économie de la découverte de l’autre, voire en le méprisant. Tout comme les Français se méfient des autres travailleurs étrangers, et pas qu’à cause de la barrière linguistique ou de la peur du délateur.

La surveillance policière est constante, et le moindre mot ou geste de travers, la moindre erreur au travail peuvent envoyer à la guillotine, en camp de concentration, ou en camp de rééducation par le travail (AEL) – aux conditions de vie aussi atroces, mais pour un temps limité d’au moins trois semaines : celui qui en sort hâve et tondu est renvoyé sur son lieu de travail en un tel état que ses camarades ne risquent plus de rouspéter. Les exécutions, les accidents, les maladies pulmonaires et les bombardements tuent de 25 000 à 35 000 travailleurs civils. Et pour les 400 000 requis qui ne retrouvent pas la France à temps, il va falloir vivre avec le regret inguérissable de ne pas pouvoir être des combats et des fêtes de la Libération.  

Après la libération de Paris (25 août 1944), ils s’imaginent de retour pour Noël. Mais bientôt la conscience s’impose qu’il faudra passer encore un hiver en Allemagne. Les températures sont parmi les plus rudes du siècle. Lettres et colis ne parviennent plus. L’essentiel des requis est sans nouvelle de sa famille et vice-versa. L’année 1944 a été l’année la plus dure de la guerre en France : l’année 1945 est la pire de la guerre dans l’Allemagne aux abois. Les rations baissent. Les vêtements rapiécés tombent en lambeaux. On en revient au troc, ou les cigarettes deviennent le nouvel étalon monétaire. Les STO en sont réduits à voler dans les champs les betteraves destinées au bétail, ou à dérober des patates dans les silos, au risque d’être abattus sur place s’ils sont découverts. Entre juin 1944 et avril 1945, les Alliés déversent plus d’un million de tonnes de bombes sur le Reich, deux fois plus que depuis le début du conflit. Les requis doivent déblayer des villes où les ruines fourmillent de bombes à retardement, se dévouer pour sauver les civils amis comme ennemis, enterrer des débris humains. Sur les 25 000 requis civils décédés en Allemagne, 12 000 perdent la vie après l’été 1944, soit près de la moitié, et autant que depuis octobre 1942.

La guerre totale voulue par Goebbels devient tardivement réalité : les horaires de travail augmentent pour tous, allemands ou étrangers. La discipline imposée aux Français ne cesse de se durcir, et ils semblent plus mal vus qu’avant par une population inquiète et désabusée. La répression nazie est à son apogée aussi. Elle est servie par les collaborationnistes réfugiés en Allemagne, qui multiplient les délations. Une majorité des travailleurs français arrêtés l’est après septembre 1944, quand la Libération fait des ressortissants de l’Hexagone des suspects potentiellement au service d’un gouvernement ennemi. En mars-avril 1945, les antennes locales de la Gestapo fusillent, dans la Ruhr encerclée, des milliers de travailleurs polonais et soviétiques errants. Cas exceptionnel, 35 Français du camp Loh figurent, le Vendredi Saint 1945, parmi les victimes du massacre de plus de 300 Ostarbeiter à Dortmund.

Alors que l’Armée rouge atteint les frontières orientales du Reich, de nombreux requis sont mobilisés sous la houlette de rudes gardiens SS pour creuser d’inutiles tranchées antichars (Schanzarbeiten). Sous leurs yeux, des millions de réfugiés allemands pitoyables affluent sous la neige et la bourrasque. C’est revivre en plein hiver, par – 10° ou – 20°, un juin 1940 inversé. Et il faut aussi découvrir le spectacle sidérant des marches de la mort des déportés politiques et juifs.

Courant avril 1945, le travail et la surveillance cessent progressivement dans un Reich aux abois.  Quand tout ne sombre pas dans le chaos et le pillage, les STO prennent en main leurs lieux de travail, montent la garde, assurent l’ordre et la justice, réquisitionnent et répartissent la nourriture, y compris pour les Allemands. Puis débute une migration massive, spontanée et picaresque, avec un seul vague objectif, les troupes alliées ou la frontière, et un seul désir, revenir au pays. Seul ou en groupes, à pied, en charrettes, en camions voire en tracteurs, les STO se mettent en route et errent à travers un pays dévasté et des décors d’apocalypse, se nourrissant comme ils peuvent, volant pour survivre ou par vengeance. Bien des Français honnêtes se chargent des dépouilles prises à l’ennemi, sans fausse honte de s’auto-dédommager. Bien des STO dérobent des volailles et des cochons dans les fermes, les tuent à coups de marteaux ou d’outils rudimentaires, et les font cuire sur des feux de camp à l’air libre. Un pays industrialisé parmi les plus modernes du monde offre le spectacle d’une migration nomade digne des temps ancestraux. En revanche, il n’y a pratiquement aucun acte de violence physique envers les civils allemands. La hâte de rentrer passe avant tout, et le STO et le contact avec le totalitarisme nazi n’ont pas été une école de brutalisation. Au contraire, des Français s’interposent souvent pour protéger leurs camarades de travail, leurs patrons ou leurs hôtes des exactions soviétiques, qui laissent de mauvais souvenirs.

Les Français libérés dès janvier 1945 par les Soviétiques ne revoient la France qu’après une long détour par Odessa et la traversée jusqu’à Marseille, ou par camion et train après la capitulation allemande. A l’Ouest, seuls 38 000 requis ont droit au rapatriement par avion, les concentrationnaires ayant la priorité vu leur état, puis les prisonniers, retenus en Allemagne depuis plus longtemps. Ceux qui rentrent par le réseau ferré belge et néerlandais, intact, sont unanimes à reconnaître la chaleur et l’enthousiasme avec laquelle la population les acclame et les ravitaille tout au long de gares pavoisées aux drapeaux nationaux et français.

Enfin en France, aux centres d’accueil, ils reçoivent une douche, un examen médical superficiel, une désinfection au DDT, enfin une prime de rapatriement de 1 000 F, contre 2 000 F pour les PG et 9 000 F pour les concentrationnaires. C’est leur premier aperçu de la hiérarchie officielle des souffrances. Ils doivent déposer leurs marks contre reçus en attendant un remboursement. Ce qui va prendre une décennie de querelle pour se terminer par une déception doublée d’une renonciation officielle par leur Fédération, soucieuse de démontrer que seul leur honneur les intéresse.

À Paris, capitale du rapatriement, la gare d’Orsay reste la plaque tournante et le symbole du Retour, mais aussi les cinémas Rex et Gaumont, la piscine Molitor. Les officiels tentent de les informer de ce qui s’est passé en France pendant leur absence, mais ce n’est pas leur priorité. Les volontaires ne sont ni stigmatisés ni poursuivis, sauf s’ils ont été collaborationnistes, mais sont exclus de toute indemnité et souvent mal accueillis de la population. Les autorités s’emploient surtout à démasquer les collaborationnistes dont certains se font passer pour des STO.  Loin des légendes noires, la réception officielle et populaire est tout à fait convenable au retour en province : préfets, maires, fanfares, comités d’accueil, fêtes et vins d’honneur, foule enthousiaste, qui ne fait pas la différence entre rapatriés. Puis vient le seul moment qui compte vraiment : les retrouvailles avec la famille.

La plupart retrouvent la vie normale, refermant une parenthèse de deux ans. Ils n’ont pas à surmonter un traumatisme comparable à celui des rescapés des camps de la mort. La plupart sont plein d’énergie, avides de rattraper le temps perdu, trop jeunes pour avoir perdu des biens ou des positions sociales importants pendant leur exil. La loi leur a toujours garanti de retrouver leur emploi antérieur, à l’instar des mobilisés. Beaucoup utilisent la césure du STO pour chercher un nouveau métier qui offre la sécurité de l’emploi et une meilleure paie, dans l’administration ou dans le secteur public, élargi par les nationalisations de la Libération. Par ailleurs, les années du STO sont incluses dans le calcul de la retraite.

Certes, des STO reviennent amaigris, blessés, mutilés, traumatisés, ou atteints de maladie pulmonaire. En juillet 1945, le ministère estime que 0.5 à 1.5 % sont de vrais tuberculeux, soit quelques milliers. C’est dix fois moins que les concentrationnaires en moyenne, mais il ne leur en faut pas moins un long séjour en sanatorium. Psychologiquement, les requis se retrouvent déphasés, en retard de deux ans sur l’évolution du pays, et sur celle de leur famille. Des couples ont mieux résisté à la séparation que d’autres. Plus d’un a découvert la vie réelle, le monde du travail, l’exploitation de l’homme par l’homme. Et tel le service militaire, le STO marque pour ses jeunes victimes la rupture définitive avec l’enfance, le passage à l’âge adulte. Un être nouveau est né dans l’épreuve, plus mûr, plus désabusé souvent, plus habitué à se débrouiller seul, et sorti pour toujours du cocon familial, surtout si la famille a poussé à l’obéissance au départ. Mais aussi, l’exil a aidé plus d’un à prendre conscience de toute l’importance que sa famille revêtait au plus profond de lui – ainsi que sa patrie.

Cependant, sa France libérée n’a plus besoin de victimes. Il lui faut des héros, des combattants, pour restaurer sa fierté et justifier sa place dans le monde d’après-guerre. Or sauf une poignée à rejoindre l’insurrection nationale slovaque ou les mouvements de résistance locaux, ou encore à passer au maquis pendant une permission, les ex-STO n’ont pas combattu, à l’inverse des ex-prisonniers et des résistants. A partir des années 1970, l’évolution sociétale promeut la figure de la victime : mais les STO ont moins souffert que les concentrationnaires, moins longtemps que les captifs des stalags. Quand il n’est pas indifférent à leur histoire, le public les tient au mieux pour des perdants, au pire pour des lâches, des volontaires déguisés, voire des collabos de facto¸ en tout cas des salariés honteux de l’occupant. Personne ne semble plus se rappeler la pression sociale, étatique et ennemie qui avait poussé au départ de masse, ni avoir jamais poussé autrui à obéir, ou du moins été incapable de l’aider à se soustraire.

En 80 ans, seules quatre émissions de radio et quatre documentaires télévisés sont réalisés sur le STO . Et le gouvernement ne convoque qu’en 2001 un grand colloque international à Caen sur la main-d’œuvre exploitée par le IIIe Reich . Les premières recherches historiques sont surtout menées par d’anciennes victimes comme Jacques Evrard, ou par leurs descendants. La société française néglige les ex-requis, ne demande pas à en savoir plus sur leur vécu et leur souffrance outre-Rhin. La plupart des requis gardent leurs souvenirs pour eux ou pour les réunions et cérémonies de leur Fédération. Ils en parlent peu à leurs enfants et petits-enfants, ne mettent par écrit leurs récits que sur leurs vieux jours et sur l’insistance des leurs, ou gardent dans un placard ou un coffre les papiers, les correspondances, les objets symboliques façonnés ou utilisés dans le Reich, voire pour certains en Pologne ou en Norvège.

Bons derniers, les STO patientent jusqu’au 14 mai 1951 pour que soit voté leur statut, après ceux des déportés, des résistants ou des réfractaires. Le problème est leur dénomination officielle. Sous l’Occupation, avec une parfaite unanimité, « la déportation » désignait le STO, et rien d’autre. Le ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés, Henry Frenay, introduit à la Libération la précision « déportés du travail ». Le Retour achevé, les anciens concentrationnaires s’opposent à l’officialisation définitive de ce « titre », accusé de prêter à confusion. A leurs yeux, la découverte des camps de la mort a changé à jamais le sens du mot « déporté », au moins en français de France : c’est désormais être envoyé à la mort. La Fédération Nationale des Déportés du Travail s’en tient à l’usage du temps de guerre et du procès de Nuremberg : est déporté du travail tout travailleur expatrié de force. Et l’aura du mot est à ses yeux la seule consolation des « DT ».

À celui qui n’a rien, on enlève même le peu qu’il a : le titre censément provisoire de Personne Contrainte au Travail en pays ennemi (PCT) reste provisoire pendant 57 ans. Sous la IVe République, l’Assemblée nationale vote à quatre reprises en faveur du Titre de déporté du travail – avec un nombre de voix décroissant. A chaque fois, le Conseil de la République (Sénat) refuse de suivre, avec un nombre de voix croissants. Sous la Ve République, jamais l’exécutif n’inscrit la question à l’ordre du jour du Parlement, malgré des dizaines de propositions de lois et de questions au gouvernement. Les tribunaux tranchent à sa place : en 1979, la Cour de cassation oblige la FNDT à devenir la FNVRCNTF : la Fédération Nationale des Victimes et Rescapés des Camps Nazis du Travail Forcé. Le 10 février 1992, un arrêt de la Cour de cassation consacre définitivement la défaite de la Fédération, suivie de celle de la plupart des associations locales. L’en-tête du papier à lettre officiel doit changer après sommation, de même que les plaques officielles sur les portes, les titres des bulletins. L’organe fédéral, Le DT, devient Le Proscrit, tout un âpre symbole. Les anciens noms des associations et des sections doivent être arrachés des drapeaux : plus souvent, ils sont recouverts d’une pièce de tissu tricolore, ou d’un crêpe noir. Seule l’inscription sur le monument du Déporté du Travail inconnu, au carré sacré du Père-Lachaise, échappe à un grattage sacrilège que nul n’ose exiger.

En 2008, le dernier président de la Fédération, Jean Chaize, négocie avec Simone Veil et le gouvernement Fillon un compromis historique : la Fédération renonce à sa revendication de toujours en échange d’un titre définitif, celui de « victimes du travail forcé en Allemagne nazie ». L’Association pour la mémoire du travail forcé, qui reprend le flambeau à la disparition des derniers témoins, s’en tient au même sage pragmatisme, et nombre de vétérans se satisfont de recevoir enfin une carte définitive. 

Faute de place dans la mémoire nationale, les requis du STO en ont trouvé une dans les deux Allemagnes, paradoxalement. En République Fédérale d’Allemagne, la municipalité et la population de Dortmund, depuis 1958, réservent toujours un accueil chaleureux aux pèlerins. La République Démocratique Allemande marque profondément aussi l’histoire de la Fédération. Son siège parisien au 6, rue Saint-Marc voit, dans chaque pièce, ses étagères crouler sous les cadeaux des cités de RDA, offerts à l’occasion des pèlerinages bisannuels mené à partir de 1965 sur les lieux de martyrs de Grossbeeren (un AEL où périrent 1200 travailleurs de 24 nations dont 162 Français) et Brandenburg (où furent décapités à la hache 11 cheminots pour quelques paroles d’aigreur, le 13 septembre 1944). Les ex-requis ont aussi la satisfaction d’intéresser davantage les historiens, musées et citoyens allemands que français. Et de se vivre en précurseurs et contributeurs de la réconciliation européenne.

En revanche, si l’Autriche a versé sur le tard des indemnisations, l’Allemagne réunifiée s’y est refusée, au prétexte que les requis ont été exilés par leur propre Etat (mais à la demande de qui ?). En juin 2025, à 102 ans, le vigoureux Albert Corrieri, ancien STO marseillais – qui porte encore au bras la marque de l’éclat de bombe qui faillit le tuer ou l’amputer à Ludwigshafen -, poursuit encore l’Etat français pour obtenir réparation. Il est pratiquement le dernier visage du STO.

Articles récents

2 juillet 2025

Sous les projecteurs

La mémoire des requis du STO Pour sauvegarder la mémoire des requis du STO, Le Souvenir Français apporte son soutien aux initiatives mises en place par l’Association nationale pour la mémoire du Travail Forcé. Retrouvez leur programme commémoratif dans l’interview de Nicole Godard, Présidente de l’ANMTF, accessible ici. Autres initiatives Comme tous les ans depuis […]

Voir l'article >

Nos partenaires

Dans cette rubrique sont présentées les initiatives mémorielles des associations qui œuvrent en partenariat avec le Souvenir Français. Le Souvenir Français et la disparition des associations d’Anciens Combattants Le temps est venu de gérer la disparition des associations d’Anciens Combattants. La génération des associations de la Grande Guerre a disparu dans le silence. Il ne […]

Voir l'article >

Agenda de l’été 2025

Retrouvez dans cette rubrique toutes les initiatives du mois à venir au niveau national et local. 1 – Les publications de nos délégations et comités 1 – À la mémoire de Teriieroo a Teriierooiterai (1875-1952), Délégation Générale de Polynésie Française Plus d’infos : souvpf@gmail.com 2 – PAROLES d’ENFANTS GRENADOIS, 13 juin 1944, 80 ans après, Délégation […]

Voir l'article >
  • Ce champ n’est utilisé qu’à des fins de validation et devrait rester inchangé.