À la suite du désistement de notre historien, retrouvez l’intervention de Serge Barcellini, alors Inspecteur Général du Ministère des Anciens Combattants, sur la gestion du deuil par la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, présentée au colloque « Europe 1946 : entre le deuil et l’espoir », organisé par le Mémorial de Caen les 22, 23, et 24 février 1996.
Le gouvernement provisoire de la République et les premiers gouvernements de la IVème République doivent faire face à une double obligation. D’une part, ils doivent gérer les «survivants» de la Seconde Guerre mondiale. Les politiques de ravitaillement, de reconstruction, de reconnaissance (création du statut de combattant volontaire de la Résistance, attribution du statut de combattant aux prisonniers de guerre, création du statut de déportés et d’internés), d’épuration (les procès, les révocations de fonctionnaires…) voire de «réconciliation» (les amnisties) traduisent cette première obligation. D’autre part, ils doivent gérer les «disparus» de cette Seconde Guerre mondiale.
Si la gestion des survivants a été amplement étudiée par les historiens, tel n’est pas le cas de la gestion des disparus. C’est donc à cette politique du deuil, cette gestion des disparus que je m’intéresserai dans ma communication.
Dans les premières années de l’après-guerre, cette politique du deuil doit prendre en compte trois données fondamentales :
La politique du deuil mis en place à partir de 1944 combinera ces trois éléments fondamentaux dans le cadre d’un triptyque : compter, rendre hommage, héroïser.
A – Compter
Toute gestion du deuil repose sur un socle comptable et statistique. La politique mise en place en 1945 n’échappe pas à cette obligation. Combien de Français sont-ils décédés durant la Seconde Guerre mondiale?
En 1945 la connaissance des administrations de l’Etat est fort limitée.
Une note du ministère des Anciens Combattants du 10 novembre 1945[1] définit quelques ordres de grandeur.
Prisonniers de Guerre : | 50 000 décédés et disparus probables |
Travailleurs : | 50 000 décédés et disparus probables |
Déportés politiques raciaux, droit commun et otages : | 160 000 décédés et disparus probables |
Déportés militaires (Alsaciens, Mosellans, Malgré nous) : | 50 000 décédés |
Population transplantée : | 10 000 décédés et disparus probables |
Le 16 juin 1946, François Mitterrand, ministre des Anciens Combattants publie une première statistique officielle.
Combattants 1939-1940 : | 92 223 |
Combattants des Armées de la Libération 1940-1945 : | 57 221 |
Combattants des FFI : | 24 400 |
Incorporés de force dans la Wehrmacht : | 27 000 |
Disparus des catégories précédentes : | 30 000 |
Déportés : | 150 000 |
Victimes civiles pour causes diverses : | 97 000 |
Victimes civiles par bombardement : | 55 000 |
Victimes civiles (dossiers à ouvrir) : | 36 000 |
Fusillés : | 30 000 |
Total : | 620 000 |
Ces chiffres sont obtenus de manières très diverses. Pour un certain nombre d’entre eux, en particulier les Combattants et les Prisonniers de Guerre, ils correspondent aux dossiers ouverts au ministère des Anciens Combattants, bureau de l’état-civil et des recherches pour régularisation d’état-civil et attribution de la mention « Mort pour la France ». Pour les victimes civiles dites « passives » tuées par bombardements ou explosions d’engin de guerre, ils résultent d’un recensement effectué auprès des mairies et des demandes formulées par les familles.
L’établissement des actes de décès et la recherche des non-rentrés vont permettre d’affiner ces statistiques. Dans le cadre de la loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation générale de la Nation pour le temps de guerre, le ministère des Anciens Combattants et Victimes de Guerre a été chargé de la direction des services de l’état-civil militaire en temps de guerre. Les actes de décès sont dressés par les officiers d’état-civil des Armées, et expédiés pour transcription au ministère des Anciens Combattants. Par suite de la rapidité du repli des armées françaises, le service de l’état-civil aux armées n’a pu fonctionner que dans des conditions très défectueuses en mai et juin 1940. Un nombre important de décès a été porté de ce fait à la connaissance du service d’état-civil par la Croix-Rouge et par des camarades des militaires décédés. Le service central de l’état-civil du ministère des Anciens Combattants a donc été autorisé à se substituer aux officiers de l’état-civil aux armées. Une loi officialise cette autorisation le 24 avril 1941. Au 3 mars 1945, 26 317 actes de décès avaient été établis dans le cadre de cette loi de circonstance.
Afin de sortir de cette imprécision, une ordonnance est publiée le 30 octobre 1945, dans le but de redéfinir les responsabilités de chaque ministère en matière d’état-civil[2] :
« Article 87. – Lorsqu’il n’aura pu être dressé d’acte de décès d’un Français ou d’un étranger mort sur un territoire relevant de l’autorité de la France, ou d’un Français mort à l’étranger, le ministre compétent prendra, après enquête administrative et sans formes spéciales, une décision déclarant la présomption de décès. »
« Le ministre compétent pour déclarer la disparition et la présomption de décès sera :
1° À l’égard des militaires des armées de terre et de l’air et des civils disparus à la suite de faits de guerre, le ministre chargé des services relatifs aux anciens combattants ;
2 ° À l’égard des marins de l’Etat, le ministre chargé de la marine ;
3° À l’égard des marins de commerce et des passagers disparus en cours de navigation, le ministre chargé de la marine marchande ;
4° À l’égard des personnes disparues à bord d’un aéronef, autrement que par faits de guerre, le ministre chargé de l’aéronautique ;
5° À l’égard de tous les autres disparus, le ministre de l’Intérieur si la disparition ou le décès sont survenus en France ; le ministre des colonies, s’ils sont survenus sur un territoire relevant de son département, et le ministre des Affaires étrangères s’ils sont survenus au Maroc ou en Tunisie, dans un autre territoire relevant de l’autorité de la France ou à l’étranger. »
Ce texte introduit une importante novation. Jusqu’en 1945 en effet, seul le ministère de l’Intérieur était compétent en matière d’état-civil des civils disparus à la suite de fait de guerre. En 1945, le ministère des Anciens Combattants se substitue au ministère de l’Intérieur en particulier dans le cas des déportés et des STO. Le 2 mai 1946, la compétence dudit ministère est élargie à l’état-civil des Français morts en Espagne dans les rangs de l’armée républicaine espagnole.
Dans le cadre de l’application de ces textes législatifs, le bureau de l’état-civil mit dès lors en place une chaîne de traitement des dossiers.
Les clés d’ouverture des dossiers furent redéfinies. Les dossiers sont ouverts pour effectuer des opérations de régularisation d’état-civil, soit au vu de l’expédition d’un acte de décès envoyé par un officier d’état-civil militaire ; soit à la réception d’états nominatifs de pertes ou documents assimilés ; soit à la demande des familles ou de toute personne intéressée.
Les décédés furent «catégorisés». Les pertes qui donnent lieu à ouverture de dossiers sont celles qui se sont produites à partir du 2 septembre 1939, soit lors d’opérations de guerre en 1939-1949 (y compris les pertes en captivité de guerre), soit lors d’opérations de libération du territoire (FFL, FFI, Armée de Libération, y compris les pertes de ces formations en captivité de guerre), soit en déportation (Résistants et Politiques), soit à l’occasion d’activité salariale non volontaire en Allemagne, soit dans le cadre de l’incorporation de force dans l’armée allemande (Alsaciens – Mosellans), soit enfin lors des opérations d’Indochine. Dans l’état-civil géré par le ministère des Anciens Combattants, la guerre d’Indochine n’est, en effet, considérée que comme le prolongement de la Seconde Guerre mondiale.
Des dossiers peuvent être ouverts pour les internés résistants ou politiques, lorsque l’acte d’état-civil n’a pas été dressé au moment du décès, si la famille n’a pas fait procéder, par la suite, à une déclaration judiciaire de décès. La régularisation de l’état-civil des « victimes civiles de faits de guerre» est toujours du ressort de la procédure de déclaration judiciaire de décès, et relève de ce fait, des Tribunaux judiciaires.
Cette chaîne de traitement exige des délais longs que les familles de disparus (cas de nombreux déportés) refusent. Le 30 avril 1946, les délais de présomption de décès des personnes disparues pendant la guerre sont réduits[3].
« Lorsqu’un Français mobilisé, prisonnier de guerre, réfugié, déporté ou interné politique, membre des forces françaises libres ou des forces françaises de l’intérieur, requis du service du travail obligatoire ou réfractaire, aura, en France ou hors de France, dans la période comprise entre le 3 septembre 1939 et le 1er juillet 1946, cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence sans qu’on ait eu de ses nouvelles à la date précitée du 1er juillet 1946, toutes personnes intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de son domicile ou de sa dernière résidence afin de faire prononcer judiciairement son décès, suivant les formes et conformément aux dispositions du présent article, sans qu’il soit nécessaire de recourir à la procédure de présomption de décès prévue aux articles 87 et 89. Le conjoint du disparu dont le décès aura été ainsi déclaré judiciairement ne pourra contracter un nouveau mariage avant l’expiration du délai d’un an à partir du jugement déclaratif de décès. »
Le dernier paragraphe de cette loi conforte l’article 92 de l’ordonnance du 30 octobre 1945 qui prévoit le cas du retour des décédés déclarés par erreur.
« Article 92. – Si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au jugement déclaratif, il sera admis à rapporter la preuve de son existence et à poursuivre l’annulation dudit jugement. Il recouvrera ses biens dans l’état où ils se trouveront, ainsi que le prix de ceux qui auront été aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son profit. Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprendra son cours. S’il avait été procédé à une liquidation des droits des époux devenue définitive, le rétablissement du régime matrimonial ne portera pas atteinte aux droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes autres que le conjoint, les héritiers, légataires ou titulaires quelconques de droits dont l’acquisition était subordonnée au décès du disparu. Mention de l’annulation du jugement déclaratif sera faite en marge de sa transcription. »
Le lieu et la forme de la transcription sont également précisés dans le détail. L’acte transcrit est adressé avec motif de l’envoi, au maire de la commune du dernier domicile du défunt, détenteur des registres sur lesquels doit être effectuée la transcription. Si le lieu du dernier domicile du défunt est inconnu ou situé à l’étranger, la transcription est faite à la mairie du premier arrondissement de Paris (article 94 nouveau du Code civil).
« Un avis de mention de décès est, d’autre part, adressé à la mairie du lieu de naissance, aux fins d’apposition de la mention de décès en marge de l’acte de naissance, conformément aux dispositions de l’article 79 du Code Civil, complété par l’ordonnance n° 45-509 du 29 mars 1945. »
Les circonstances de la mort ne doivent, en aucun cas, être relatées dans l’acte de décès. Néanmoins, chaque fois que le décès est survenu dans des conditions ouvrant droit à la mention « Mort pour la France», cette mention doit figurer soit dans le texte même, soit dans la marge de l’acte de décès. Enfin, s’il appartient au maire de notifier le décès à la famille, la date de celui-ci est fixée en tenant compte des présomptions et, à défaut, au jour de la disparition, c’est-à-dire au jour des dernières nouvelles.
L’organisation de cet état-civil induit de fortes différences dans la précision obtenue. Pour les soldats morts au combat, la précision est totale car c’est l’armée qui gère l’état-civil, pour les victimes civiles la précision est faible voire très faible pour le cas des déportés juifs dont la famille a souvent totalement disparu. Personne ne fait la démarche d’inscription. Pour les victimes «volontaires» (exemple : les travailleurs volontaires), les démarches administratives sont laissées à la seule appréciation des familles. Pour les déportés juifs enfin, le raccourcissement des délais (la mort définitive est déclarée le 1er juillet 1946) favorise une solution de facilité. La date du décès devient celle du départ du convoi, le lieu du décès celui du camp d’internement. En 1946, le nom de plusieurs dizaines de milliers de déportés non-rentrés est inscrit sur les registres d’état-civil de Drancy.
L’activité d’établissement des actes de décès se fait conjointement avec la recherche des non-rentrés. En 1945, cette activité est essentiellement centrée sur la question des enrôlés de force Alsaciens-Mosellans «disparus» en territoire soviétique. Le 29 juin 1945, un accord bilatéral est signé à Moscou entre les autorités françaises et soviétiques. Une Mission française de rapatriement est créée. En 1948 la Délégation du ministère des Anciens Combattants installée en Allemagne (et qui travaille essentiellement sur le regroupement des archives) prend la suite de cette Mission. À la date du 30 novembre 1948 un document précise que 18 259 Alsaciens-Mosellans sont considérés comme disparus en URSS. Ce nombre est ramené à 18 221 après le retour de 38 rapatriés en 1955, retour qui rouvre le dossier. Une commission de coordination est mise en place. Une liste de 296 noms d’Alsaciens-Mosellans non rentrés est fournie aux autorités soviétiques en mars 1960 sans résultat. Le dossier des Alsaciens-Mosellans disparus a donné naissance à une abondante littérature[4].
La recherche des non-rentrés et l’ouverture des dossiers permettent d’affiner les statistiques.
Trois catégories de chiffres sont déterminées :
Des chiffres très fiables :
Les militaires morts en 1940 : | 85 310 |
Les militaires et résistants FFL morts entre 1940 et 1945 : | 54 928 |
Les Alsaciens-Mosellans incorporés de force dans la Wehrmacht : | 30 979 |
Décès constatés : | 16 912 |
Disparus dont l’état-civil a été régularisé judiciairement : | 13 463 |
Disparus dont le décès n’a pas été régularisé en l’absence d’accord des familles : | 604 |
Ce sont tous des victimes militaires dont l’état-civil était connu et qui tous vont bénéficier de la mention « Mort pour la France ».
Des chiffres moyennement fiables :
Les prisonniers de guerre morts en camp : | Entre 45 000 et 51 000 |
Les victimes civiles de bombardement : | 117 473 |
Les résistants FFI et FFL : | Entre 19 681 et 25 000 |
Pour la première statistique, la raison de la faible fiabilité réside dans le problème des prisonniers de guerre qui se « sont mal conduits » et dont l’état-civil n’a pas été pris en compte par le ministère des Anciens Combattants. Pour les victimes civiles de bombardement et pour les résistants, ces chiffres correspondent aux dossiers traités sans que l’on sache avec précision si toutes les familles de victimes ont effectué une démarche. L’absence de démarches familiales fait disparaître une catégorie. Tel est le cas des résistants d’origine étrangère.
Des chiffres peu fiables :
Les victimes étrangères en France (civils et résistants) : | 6 663 dossiers de civils |
Les STO non rentrés : | Nombre évalué à 40 000 |
Les déportés (Pour ces derniers, jusqu’à la publication du Mémorial de Serge Klarsfeld, le ministère des Anciens Combattants affichait les statistiques suivantes) : | 182 000 |
Déportés résistants et « politiques » : | 65 000 |
Déportés raciaux : | 117 000 |
Le Mémorial a fortement fait diminuer ce dernier chiffre[5].
En 1996, on peut estimer à 550 000 les victimes de la Seconde Guerre mondiale en France. La marge d’incertitude reste particulièrement importante. Cette marge permet depuis 1946 diverses exploitations politiques. Les 40 000 décès de travailleurs STO permettent à l’association des «déportés du travail» de revendiquer le titre de déportés. D’après ces chiffres, les STO ont eu plus de morts que les déportés résistants ! Le nombre de fusillés est depuis 50 ans une référence permanente. En 1945, le parti communiste revendiquait 75 000 fusillés. En 1995, l’association «fils et filles de déportés juifs de France» rectifie l’image de la participation des juifs à la Résistance à partir de la statistique des fusillés juifs au Mont Valérien[6]. Les décès des 30 000 Alsaciens-Mosellans sous uniforme allemand permettent de surdimensionner les morts dans les camps russes et par là-même d’atténuer la responsabilité allemande[7]. L’absence de chiffres fiables pour les morts étrangers en France, enfin, ouvre la voie à toutes les utilisations. Dans la décennie 1970, les Soviétiques ont revendiqué 20 000 morts en France c’est-à-dire plus que les morts américains. Pour arriver à ce chiffre, ils comptabilisèrent tous les combattants russes des armées allemandes, morts en France dans les rangs supposés de la Résistance. Dans la décennie 1990, une seconde utilisation qui tend à surdimensionner le nombre des résistants étrangers est apparue[8].
B – Rendre hommage
L’hommage est le second élément du triptyque fondamental de la politique de gestion du deuil. En 1945, l’Etat hérite de deux outils: la mention «Mort pour la France» et la sépulture perpétuelle.
La mention « Mort pour la France » a sa propre histoire. Le 22 décembre 1914, le député Joseph Thierry dépose une proposition de loi afin que « l’état-civil enregistre à l’honneur du nom de celui qui a donné sa vie pour le pays un titre clair et impérissable à la gratitude et au respect de tous les Français ». À cette fin, le mot «décédé» serait remplacé par la mention « Mort pour la Patrie » pour les militaires tués sur le champ de bataille ou morts des suites de blessures. Le débat parlementaire permet de corriger le texte. On substitue la mention « Mort pour la France » à celle de « Mort pour la Patrie » et on étend le statut aux «civils tués à l’ennemi ou morts dans les circonstances se rapportant à la guerre, aux indigènes d’Algérie, des colonies ou pays du protectorat et aux engagés au titre d’étranger ou morts dans les mêmes circonstances». Le texte est voté le 2 juillet 1915. Le 28 février 1922 l’hommage est étendu aux prisonniers de guerre, militaires ou civils morts en pays ennemi ou neutre.
Parallèlement à cette création, des droits sont définis et lui sont rattachés.
Les premiers droits sont «honorifiques». L’inscription de la mention « Mort pour la France » est rendue obligatoire, non seulement dans l’acte de décès de la personne mais encore dans tous les actes de l’état-civil où cette personne est dénommée, postérieurement à l’attribution de la mention, en particulier dans les actes de mariage de ses enfants. Un diplôme d’honneur destiné aux familles est créé. Le droit le plus essentiel par sa visibilité est cependant celui qui consiste à inscrire le nom du « Mort pour la France » sur le monument aux Morts de la commune d’habitation du défunt. La loi du 25 octobre 1919 prévoit, dans son article 1er que « les noms des combattants des armées de terre et de mer ayant servi sous les plis du drapeau français et morts pour la France, au cours de la guerre de 1914-1918, seront inscrits sur des registres déposés au Panthéon». L’article 2 de la même loi étend cette mesure aux « non combattants qui auront succombé à la suite d’actes de violence commis par l’ennemi, soit dans l’exercice de fonctions publiques, soit dans l’accomplissement de leur devoir de citoyen ». L’Etat devait remettre à chaque commune un «Livre d’or» sur lequel seraient inscrits les noms des combattants des armées de terre et de mer «Morts pour la France», nés ou résidant dans la commune. Les monuments élevés ultérieurement dans les communes françaises se sont substitués d’une façon plus apparente à ces «Livres d’or». Dans cette opération d’inscription, une distinction est faite entre les soldats et les victimes civiles. Si les noms de toutes les victimes de la guerre doivent figurer sur les registres déposés au Panthéon, seuls ceux des combattants sont inscrits sur les «Livres d’or» communaux. Bien que sur le fond aucun texte ne cite expressément les obligations qu’il convenait de suivre en matière d’inscription, deux lignes de force servirent de base à la politique d’inscription durant l’entre-deux-guerres: l’inscription du nom concerne les seuls combattants (victimes militaires) dont le décès est survenu au cours de la guerre.
La seconde catégorie de droits concerne l’adoption par la Nation des orphelins dont le père ou le soutien de famille, de nationalité française, est « Mort pour la France » ; les avantages réservés à certains ayants-cause des « Morts pour la France » dans les bénéfices de la Régie des Tabacs et la bonification accordée par certaines caisses mutualistes.
Parallèlement à cet héritage de la Première Guerre mondiale, le Gouvernement de la Libération doit prendre en compte l’héritage de Vichy. Ce dernier gouvernement a, en effet, attribué de 1940 à 1944 des mentions à des soldats tués sur le champ de bataille en Syrie, à Diégo Suarez, au Maroc, etc… Mais également à l’amiral Darlan, assassiné en 1942 à Alger et aux policiers et aux miliciens tués par les résistants de 1941 à 1944.
À partir de 1945 des modifications sont apportées à ce double héritage.
L’héritage de Vichy est faiblement modifié. Aucune mention « Mort pour la France » n’est retirée aux combattants tués sur les champs de bataille. Les mentions attribuées à des personnes tuées par les résistants posent plus de problèmes et certaines associations d’anciens résistants demandent dès la Libération que toutes les mentions attribuées entre 1940 et 1944 soient réétudiées. Après de longues tergiversations une commission consultative est mise en place en 1954. Elle est composée de quatre personnes : le directeur du cabinet du ministre, le directeur des Statuts, le directeur des Pensions et un déporté ou interné résistant, membre de la Commission Nationale des déportés, internés et résistants. Entre 1954 et 1972, cette commission se réunit 18 fois (11 fois de 1954 à 1959, et 7 fois de 1960 à 1972). Elle étudie 232 dossiers et décide 83 maintiens de la mention et 139 retraits. Aucun de ces dossiers ne concerne la police parisienne. C’est pourquoi en 1996, sur la plaque des policiers « Morts pour la France » apposée dans la cour de la Préfecture de police de Paris, cohabitent les noms des policiers morts en 1940, ceux tués de 1941 à 1944 par les résistants, et ceux morts en 1944 dans les combats de la Libération. Les faibles retouches de l’héritage sont cependant masquées par une forte décision d’affichage. En 1944, la mention « Mort pour la France » est retirée à l’ Amiral Darlan[9].
Les modifications apportées aux textes originaux sont en revanche importantes. Une ordonnance du 2 novembre 1945 adapte la législation de 1915. Cette législation prévoyait d’accorder le bénéfice de la mention « Mort pour la France » en ce qui concerne les civils, aux seuls civils ayant succombé à la suite d’actes de violence commis par l’ennemi. Appliqué à la lettre, ce texte excluait pour la Seconde Guerre mondiale les personnes civiles ou militaires victimes de bombardements aériens postérieurs au 25 juin 1940 du fait d’avions alliés ; les personnes membres de la résistance qui ont été tuées non par l’ennemi, mais par d’autres Français ; les personnes condamnées à la peine capitale par des juridictions d’exception agréées par le Gouvernement dit de l’Etat français ; enfin, les travailleurs requis et les déportés.
L’ordonnance élargit le cadre des bénéficiaires de la mention « Mort pour la France » aux personnes décédées en combattant pour la libération de la France ou en accomplissant des actes de résistance ; aux déportés et internés de la Résistance, aux déportés et internés politiques, aux prisonniers de guerre, et aux personnes requises par l’ennemi, qui ont été exécutées par l’ennemi ou décédées en pays ennemi ou occupé par l’ennemi des suites, soit de blessures ou mauvais traitements, soit de maladies contractées ou aggravées du fait de leur déportation, de leur captivité ou de la contrainte subie, soit d’accidents du travail survenus dans les mêmes circonstances, à condition que le décès n’ait pas eu lieu au cours d’un travail volontaire à l’étranger pour le compte de l’ennemi. De nouveaux bénéficiaires sont également définis : les réfractaires décédés des suites d’accidents, maladies ou blessures, consécutifs à leur position hors-la-loi et pour le service du pays ; les personnes décédées à la suite d’actes de violence constituant une suite directe de faits de guerre, à condition que le décès ne soit pas en relation avec une activité volontaire au service de l’ennemi ou avec une lutte contre les forces françaises de libération ; les Alsaciens et Mosellans incorporés de force dans l’armée allemande, qui sont décédés au cours de la guerre de1939-1945.
Parallèlement à ces modifications, de nouveaux droits honorifiques sont créés parmi lesquels un insigne spécial pour les mères, veuves et veufs des « Morts pour la France » (loi du 30 avril 1946) qu’il est prévu de remettre le jour de la fête des mères dans les mairies[10].
Dans le domaine de l’inscription sur les monuments aux morts, une évolution beaucoup plus visuelle apparaît. Une circulaire signée conjointement par le ministre de l’Intérieur et par le ministre des Anciens Combattants (François Mitterrand) à destination des préfets stipule, en effet, de façon explicite que « l’inscription d’un nom ne peut, en règle générale, être refusée sur un monument commémoratif si la mention « Mort pour la France» figure sur l’acte de décès du dénommé. »
Les conséquences de ce texte sont importantes. En effet, dès lors que la mention « Mort pour la France » peut être attribuée aux personnes qui décèdent en 1996 lorsque le décès est reconnu comme étant directement consécutif d’un fait de guerre le nom de ces décédés peut donc être légalement inscrit sur le monument aux morts de sa commune[11].
Au-delà de cette forte évolution, l’élargissement des catégories de bénéficiaires rend nécessaire une modification des modalités d’attribution de la mention. Les intervenants sont redéfinis. Seule l’autorité militaire, l’autorité administrative (le bureau de l’état-civil du ministère des Anciens Combattants) et la famille lorsqu’il s’agit d’un ancien militaire décédé après son renvoi dans ses foyers, ou d’une victime civile dont le décès serait survenu à la suite d’acte de violence constituant une suite directe de fait de guerre peuvent demander l’attribution de la mention. Dans le cas des déportés décédés de maladie, il appartient à la Commission consultative médicale d’examiner les relations de cause à effet entre la maladie et la mort et donc de se prononcer sur la mention.
Cette redéfinition a un effet pervers. Comme pour l’état-civil, en effet, l’absence de démarches des familles en particulier pour les déportés et les fusillés entraîne une très forte sous-estimation du nombre de « Morts pour la France » dans la catégorie des résistants juifs et des déportés juifs. Une partie importante des juifs fusillés au Mont Valérien ne sont pas déclarés comme « Morts pour la France ». Pour les déportés juifs cette minoration se combine avec la décision d’inscrire sur les actes de décès un lieu et une date approximative.
La correction de ces effets pervers a été tentée quarante ans plus tard dans un contexte de mémoire obsessionnelle[12]. Elaborée par le cabinet du Garde des Sceaux, ministre de la Justice, Robert Badinter, une loi est publiée le 15 mai 1985, dans le cadre du 40ème anniversaire de la libération des camps. Elle porte création de la mention « Mort en déportation ». Cette mention doit être portée sur l’acte de décès de toute personne de nationalité française, ou résidant en France ou sur un territoire antérieurement placé sous la souveraineté, le protectorat ou la tutelle de la France, qui ayant fait l’objet d’un transfert dans une prison ou un camp de concentration, y est décédée. Cette loi se présente comme une réponse aux négationnistes. Elle doit permettre d’inscrire avec précision dans les registres de l’état-civil, la trace du génocide[13].
La sépulture perpétuelle est le second outil dont dispose l’Etat pour rendre hommage aux victimes des guerres.
En 1945, en matière de sépulture perpétuelle, l’héritage est très important. Il est d’abord d’ordre législatif. Des textes successifs ont défini « la voie française » à la sépulture perpétuelle. Elle présente trois caractéristiques : seuls les « Morts pour la France » ont droit à la sépulture perpétuelle ; la restitution des corps est possible ; et les familles peuvent la demander. Un droit au pèlerinage est ouvert en faveur des familles qui ont un des leurs inhumé dans une sépulture perpétuelle. Il est ensuite organisationnel. Le réseau des nécropoles est le résultat d’une politique de regroupement de tombes. En 1945 il existe en France 248 nécropoles nationales et 3 200 carrés communaux de 14-18[14].
À partir de 1945, ce cadre va subir une série de modifications.
Elles portent d’abord sur les bénéficiaires du droit. En 1918, tous les « Morts pour la France » ont droit à la sépulture perpétuelle. Ces morts sont tous des militaires. En 1945, la diversité des statuts des victimes civiles introduit une forte turbulence. Un texte législatif du 27 août 1948 tente d’y répondre : « Les dispositions concernant les sépultures perpétuelles militaires sont applicables aux tombes des personnes civiles décédées en France ou hors de France entre le 2 septembre 1939 et la date légale de cessation des hostilités lorsque la mort est la conséquence directe d’un acte accompli volontairement pour lutter contre l’ennemi et que la mention « Mort pour la France » a été inscrite sur l’acte de décès »[15]. Quatre années plus tard, le 20 février 1952, un décret portant règlement d’administration publique pour l’application de la loi de 1948 fixe avec plus de précisions les bénéficiaires civils de la sépulture perpétuelle en liant reconnaissance statutaire et décès. Trois groupes de bénéficiaires sont individualisés : les déportés ou internés de la Résistance « Morts pour la France » et qui ont obtenu une carte de déporté ou d’interné à titre posthume; les résistants « Morts pour la France » qui ont obtenu à titre posthume une carte de combattant volontaire de la Résistance ; les résistants « Morts pour la France » ayant bénéficié d’une pension militaire fondée sur le décès ou l’invalidité.
Ces modifications introduisent une double rupture entre le droit à la mention « Mort pour la France » et le droit à la sépulture perpétuelle ; un déporté et interné politique, un travailleur requis, un « Malgré Nous » peuvent bénéficier de la mention « Mort pour la France » mais ne peuvent pas bénéficier de la sépulture perpétuelle ; et entre le droit à la sépulture perpétuelle et le droit à l’inscription sur les monuments aux morts ; le nom d’un « Mort pour la France » est nécessairement inscrit sur un monument aux morts même s’il n’a pas droit à la sépulture perpétuelle.
Les modifications portent en deuxième lieu sur le droit à restitution.
En 1920, la création du droit à restitution des corps aux familles suscita un important débat dans le monde combattant. De nombreuses associations et de nombreuses personnalités dont les fils étaient « Morts pour la France » (Maréchal Foch, Général de Castelnau, …) se firent les protagonistes du maintien dans les nécropoles nationales de tous les combattants « Morts pour la France ». Ce débat freina le nombre de restitutions. Seuls 30 % des corps furent restitués. La situation est bien différente en 1946 du fait de la rupture intervenue entre l’attribution de la mention « Mort pour la France » et la sépulture perpétuelle. L’Etat favorise les restitutions. Une loi du 16 octobre 1946 en fixe avec précision le cadre[16]. Huit catégories de victimes dont le corps peut être restitué sont définies : combattants, prisonniers de guerre, déportés et internés politiques et raciaux, victimes de bombardement, civils décédés à la suite d’une mesure d’expulsion ou d’éloignement prise par les autorités françaises ou par l’ennemi, civils ayant rallié ou tenté de rallier des forces françaises de résistance en dehors du territoire métropolitain, Français incorporés de force dans l’armée allemande, travailleurs requis. Le résultat est concluant. Entre octobre 1946 et le 31 décembre 1948, 144 724 corps sont restitués aux familles contre seulement 240 000 pour la Première Guerre mondiale.
Les modifications portent, en troisième lieu, sur la politique de regroupement. Le 31 décembre 1948, le droit à restitution est considéré comme forclos, le ministère des Anciens Combattants peut dès lors mettre en œuvre une politique de regroupement des tombes et de création de nécropoles. En France, entre 1950 et 1970, 60 000 tombes sont regroupées dans 24 nécropoles nationales créées à cet effet: Cambronne-lès-Ribécourt (Oise) ; Chasseneuil (Charente) ; Colmar (Haut-Rhin) ; Condé-Folie (Somme) ; Fleury-les-Aubrais (Loiret) ; Floing (Ardennes) ; Haubourdin (Nord) ; Le Cerdon (Ain) ; Leffrinckoucke (Nord) ; Lyon-la-Doua (Rhône) ; Montauville (Meurthe-et-Moselle) (nécropoles des prisonniers de guerre) ; Mulhouse-Tiefengraben (Haut-Rhin) ; Retaud (Charente-Maritime) ; Rougemont (Doubs) ; Sainte-Anne-d’Auray (Morbihan) ; Saint-Nizier-du-Vercors (Drôme) ; Ferme de Suippes (Marne) ; Vassieux-en-Vercors (Drôme) ; Villy-la-Ferté (Ardennes) ; Boulouris (Var) ; Sigolsheim (Haut-Rhin) ; Struthof (Bas-Rhin), et dans 35 cimetières nationaux de la guerre de 14-18.
Parallèlement une vaste politique de regroupement de tombes des deux guerres fut entreprise dans la région du sud et du sud-ouest. Ainsi la nécropole de Luynes (Bouches-du-Rhône) est le lieu de regroupement des corps des combattants des deux guerres mondiales en provenance de dix départements des Alpes-de-Haute-Provence, Alpes-Maritimes, Bouches-du-Rhône, Var (sauf opérations du Débarquement), Vaucluse, Aude, Gard, Hérault, Lozère, Pyrénées-Orientales. La même politique de regroupement fut conduite à l’étranger avec la création de vastes nécropoles : Carthage (Tunisie) ; Petit-Lac près d’Oran (Algérie) ; Alep et Dmeir (Syrie) ; El Alamein (Egypte) ; Tobrouk (Lybie) ; Brockwood (Grande-Bretagne) ; Narvik (Norvège) ; Kapelle (Pays-Bas) ; Rome, Naples et Venafro (Italie) ; Gdansk (Pologne) ; Casablanca (Maroc) ; Beyrouth (Liban).
Cette active politique de restitution et de regroupement a brouillé la relation entre l’histoire et la mémoire. Les morts inhumés dans une nécropole n’ont souvent plus rien à voir avec les combats qui se sont déroulés dans la région d’inhumation et l’importance de certaines catégories de tombes n’a aucune valeur indicative. En France et en Italie par exemple, la place des tombes musulmanes est surdimensionnée car les restitutions aux familles musulmanes furent peu nombreuses.
Enfin, les différentes catégories de victimes ne sont pas représentées de manière similaire dans les sépultures perpétuelles. Alors que les combattants de 1940 comme ceux de 14-18 sont à plus de 70 % inhumés dans ce type de sépultures, moins de 1 500 résistants sur les 30 000 « Morts pour la France » sont inhumés en sépulture perpétuelle.
Une quatrième série de modifications a été apportée dans le domaine des pèlerinages. Le droit au pèlerinage est un sous-produit du droit à la sépulture perpétuelle. Ce droit est ouvert aux familles qui se rendent sur la tombe d’un parent inhumé dans une sépulture perpétuelle. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ce droit est confirmé. Cependant il ne prend pas en compte la question de la disparition des corps dans les fours crématoires des camps de concentration. Cette question sera abordée quelques années plus tard à l’occasion du vote des deux statuts de déportés résistants (loi du 6 août 1948) et de déportés politiques (loi du 9 septembre 1948). Dans les deux cas, un droit au pèlerinage sur le camp dans lequel a disparu le déporté est ouvert pour les familles[17]. Dans le cas des déportés politiques, ce droit est d’ailleurs en parfaite contradiction avec la loi du 27 août 1948, votée 13 jours avant, qui ne prévoit pas l’ouverture d’un droit à la sépulture perpétuelle pour les déportés politiques !
Les initiatives d’hommage mises en œuvre à partir de 1945 apparaissent de ce fait complexes et très souvent incohérentes. Les actions d’héroïsation peuvent donc apparaître comme des moyens imaginés pour répondre à ces incohérences.
C – Héroïser
À la Libération, la politique d’héroïsation doit prendre en compte l’héritage et la diversité des catégories de victimes.
L’héritage c’est le Soldat Inconnu. C’est sur son tombeau que depuis le 25 août 1944 ont lieu les principales cérémonies qui tendent à légitimer le nouveau pouvoir. L’idée d’héroïser un Soldat Inconnu fut émise le 20 novembre 1916 par François Simon, président de la section locale du Souvenir Français de Rennes qui proposa d’inhumer au Panthéon un « combattant ignoré, mort bravement pour la Patrie » avec deux mots seulement pour inscription sur sa tombe — «Un Soldat» et deux dates : «1914-19..». En 1918, l’idée fut reprise par le député de l’Eure-et-Loir, Maurice Maunoury et par la presse française. Le 12 novembre 1919, la Chambre des Députés avalisait le projet alors même qu’une contestation commençait à s’élever quant au choix du Panthéon. Cédant aux pressions associatives, le président du Conseil Georges Leygues faisait voter le 8 novembre 1920 une nouvelle loi proposant l’Arc de Triomphe comme lieu ultime d’inhumation. Le 11 novembre 1920, un Soldat Inconnu choisi la veille à Verdun y est solennellement inhumé. Il devient dès lors le lieu central d’une symbolique nationale; mise au tombeau le 28 janvier 1920, allumage d’une flamme du souvenir le 11 novembre 1923, création d’une cérémonie quotidienne de ravivage en 1924[18].
Instrument de légitimation du pouvoir en 1944, le Soldat Inconnu de la Grande Guerre ne pouvait cependant être à terme le «héros» du second conflit. En octobre 1945, Henri Frenay, ministre des Prisonniers, Déportés et Réfugiés propose d’inhumer au Mont Valérien 15 corps de combattants identifiés. Présidée par le Général de Gaulle, cette cérémonie d’héroïsation a lieu le 11 novembre 1945. Les 15 corps sont représentatifs de la diversité de la France combattante entre 1940 et 1945. Tous les espaces géographiques, toutes les diversités statutaires, toutes les périodes chronologiques sont prises en compte. Onze des quinze combattants ont été « tués à l’ennemi ». Quatre représentent la France martyre : celle des prisonniers de guerre rebelles (le choix se porte sur un Prisonnier de Guerre fusillé pour faits de résistance) ; celle des résistants déportés fusillés et assassinés.
La crypte du Mont Valérien est la réponse novatrice apportée par l’Etat à l’héroïsation des victimes de la Seconde Guerre mondiale[19].
L’ambiguïté qui entoure cependant cette opération, dans un contexte de lutte politique et symbolique entre le Parti Communiste et le Général de Gaulle va rapidement en limiter la portée. Le Mont Valérien tient sa force du Général de Gaulle. Son départ du pouvoir va entraîner une parcellisation du souvenir.
Les premiers acteurs de cette parcellisation sont les «exclus » du Mont-Valérien. Deux grandes catégories de victimes n’ont en effet pas eu l’honneur de voir l’un des leurs inhumé parmi les 15 «héros» nationaux. Ces exclus sécrètent dès lors leur propre héroïsation. Le 22 juin 1947, la Fédération nationale des Déportés du Travail qui fédère les requis du STO procède à l’inhumation solennelle d’un déporté du travail inconnu au cimetière du Père Lachaise en présence de membres du Gouvernement. Dix années plus tard la seconde catégorie d’exclus, les incorporés de force dans l’armée allemande, inaugure à son tour son Mémorial à Obernai (Bas-Rhin)[20].
La seconde catégorie d’acteurs sont les associations d’Anciens Combattants de la «France profonde». Alors que le Soldat Inconnu de l’Arc de Triomphe unifie tous les morts français, les 15 corps du Mont Valérien ne représentent qu’eux-mêmes[21]. Face au Mont Valérien se développe dans toutes les provinces une dynamique régionale qui utilise le même instrument d’héroïsation. Des combattants inconnus sont inhumés à Notre-Dame-de-Lorette en 1950 (un soldat inconnu tué en 1940), au Cerdon en 1954 (un maquisard inconnu), aux Glières à Chasseneuil (Haute-Vienne), et dans d’autres sites français. Parallèlement à cette banalisation du «Héros Inconnu» se développe une héroïsation hiérarchique. La force symbolique du Soldat Inconnu de 1914-1918 a freiné l’héroïsation des «héros supérieurs» que sont les chefs militaires victorieux. Bien qu’admirés, les maréchaux Joffre, Foch, Pétain ne donnèrent pas naissance à un véritable culte ni de leur vivant ni après leur décès. À partir de 1946 la situation est fort différente.
Le culte des généraux « maréchalisables » et plus particulièrement le culte de de Lattre et de Leclerc ainsi que celui de Jean Moulin et de manière plus diversifié celui du Général de Gaulle s’est fortement développé. Dans de nombreuses communes, les «Héros supérieurs» se sont imposés comme les seuls héros unificateurs[22].
Enfin, c’est peut-être dans le domaine du souvenir de la déportation que l’échec du Mont Valérien est le plus significatif. Deux cercueils de déportés furent inhumés à l’origine dans la crypte. L’un contenait la dépouille de Renée Levy, professeur de lettres, résistante, décapitée à Cologne, l’autre la dépouille de Robert Bigoste. Dès 1946, l’attitude de ce dernier dans son camp de déportation fut mise en cause. Il fut donc décidé de retirer sa dépouille, et dans cette attente, de ne plus donner les noms des 15 victimes inhumées. L’attente fut longue. Le règlement de la question n’intervient que lors de la création du Mémorial de la France combattante en 1960. Sous-représentée au Mont Valérien, la déportation s’imposa sur d’autres sites et par d’autres moyens. Les urnes de cendres devinrent l’outil majeur du souvenir[23]. Par leur nombre, par leur diffusion géographique et par leur charge émotionnelle, elles se sont imposées comme l’instrument central de l’héroïsation de la Seconde Guerre mondiale en France et ont par là-même très fortement corrigé la politique du deuil imaginée au lendemain de la libération.
En conclusion
La politique de gestion du deuil mise en œuvre dans les premières années de l’après-guerre apparaît en définitive comme une politique classique, structurée autour d’un triptyque fondamental, compter, rendre hommage et héroïser. Comme toutes les politiques nationales de gestion du deuil des guerres, elle est de type « entonnoir». Dans la partie la plus évasée sont rassemblées les victimes que l’on compte, dans la partie centrale, déjà rétrécie, ceux à qui l’on rend hommage et dans le tuyau terminal enfin, le ou les héros appelés à symboliser l’ensemble des victimes.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, cette politique fut bien maîtrisée. Au sommet les « Morts pour la France », au centre les sépultures perpétuelles, au point terminal le Soldat Inconnu. Au soir de la Libération, elle fut mal maitrisée. Au sommet, des victimes diverses en nombre mal établi, au centre, des hommages inégaux et incohérents, au point terminal, 15 héros non reconnus.
L’absence de maîtrise de cette politique du deuil a donné naissance depuis 50 ans à toutes les politiques de mémoire partisane et sectorielle et à toutes les obsessions. Résultat plus étonnant encore, elle a engendré une véritable inversion héroïque. Les urnes de cendre des déportés ont relégué dans l’ombre du souvenir les 15 héros de la France combattante.
Mais cette absence de maîtrise ne traduit-elle pas tout simplement une impossibilité ? Face à cette guerre de division et d’éclatement que fut la Seconde Guerre mondiale en France, une politique de gestion du deuil pouvait-elle être maîtrisée ?
[1] Sur l’inhumation du Mont Valérien des 15 corps de combattants « héroïques » le 11 novembre 1945 voir Serge Barcellini Le Mont Valérien — colloque de Caen 1995.
[2] Ordonnance n° 45-2561 du 30 octobre 1945 (J.O. du 31 octobre) modifiant les dispositions du code civil relatives à la présomption décès et autorisant l’établissement de certains actes de décès.
[3] Loi n° 46-855 du 30 avril 1946 tendant à réduire les délais de présomption de décès des personnes disparues pendant la guerre.
[4] Voir sur ce thème les ouvrages de Pierre Rougoulot — Des Français au Goulag, Fayart 1984, – La tragédie des Malgré-Nous, Horvath 1987, – Les paupières lourdes, Editions Universitaires 1992.
[5] La publication du Mémorial de Serge Klarsfeld prend en défaut le ministère des Anciens Combattants. Ce dernier doit réviser ses statistiques. Cette « révision » est mal vécue par les fonctionnaires qui vont développer une politique de fermeture- face aux historiens et chercheurs. L’affaire du (faux) fichier juif est l’une des conséquences lointaines du Mémorial de Serge Klarsfeld.
[6] Les 1007 fusillés du Mont-Valérien parmi lesquels 174 juifs par Serge Klarsfeld et Léon Tsévery édité par l’association «les fils et filles de déportés juifs de France » en mars 1995.
[7] Deux associations entretiennent le souvenir du camp de Tambow. Leur rivalité est source d’émulation. En isolant le camp de Tambow, ces associations et particulièrement l’une d’entre d’elles (le Comité d’action régionale des anciens de Tambow) tend à développer un langage beaucoup plus critique contre les soviétiques (qui ont interné) que contre les Allemands (qui ont enrôlé de force).
[8] Cette dérive a été clairement illustrée lors d’un colloque médiatique organisé à Lyon en octobre 1992. La lutte clandestine a été présentée comme ayant été principalement le fait des étrangers ou des « juifs» qui auraient ainsi affronté une «France éternelle» supposée intrinsèquement pétainiste (cf. la publication des actes: Résistance et Mémoire d’Auschwitz à Sarajevo — Lyon. Passages/Hachette 1993).
[9] La mention « Mort pour la France » a été retirée sur l’acte d’état-civil de l’Amiral Darlan par décision du ministre de la Marine le 8 septembre 1947.
[10] Des mesures de soutien en faveur des ayants-cause sont également mises en œuvre, exonération d’impôts, prolongation de la limite d’âge de la retraite d’un an par enfant «Mort pour la France» pour les agents dispensés du service national et pour les jeunes gens dont deux frères, sœurs, ou ascendants du 1er degré sont « Morts pour la France » (loi du 18 avril 1952).
[11] De nombreux élus municipaux refusent d’appliquer (dans un premier temps) cette directive, en soulignant que l’inscription sur le monument aux morts communal du nom de personnes décédées dans «leur lit» cinquante ans après la guerre est très difficilement acceptée par l’opinion publique.
[12] Sur le concept de mémoire obsessionnelle voir Henri Rousso, Le syndrome de Vichy (1944-198.) Seuil 1987.
[13] La mention « Mort en Déportation » a été créée par la loi n° 85-528 du 15 mai 1985 (J.O. du 18 mai, page 5543) sur «les actes et jugements déclaratifs des décès des personnes mortes en déportation ».
[14] Sur l’histoire des sépultures de guerre, voir Marie-Sophie Bloquert-Lefevre, Les sépultures militaires sur le territoire national 1914-1918, Mémoire de maîtrise inédit 1992, ainsi que les diverses publications de la Délégation à la Mémoire et à l’information historique.
[15] Loi n° 48-1332 du 27 août 1948 relative aux sépultures perpétuelles des victimes civiles de guerre (J.O. du 28 août 1948, p. 8466) et le décret n° 56.357 du 21 mars 1950 portant règlement d’administration publique pour l’application des dispositions de la loi du 27 août 1948 (J.O. du 24 mars p. 3273).
[16] Loi du 16 octobre 1946 relative au transfert à titre gratuit et à la restitution aux familles des corps des Anciens Combattants et victimes de guerre (J.O. du 17 octobre 1946).
[17] Concernant le statut des déportés, loi n° 48.1404 du 9 septembre 1948 définissant le statut et les droits des déportés, internés politiques (J.O. du 10 septembre 1948 – p. 8946), loi n° 48-1251 du 6 août 1948 établissant le statut définitif des déportés, internés, résistants (J.0. du 8 août 1948 p. 7810).
[18] Marcel Dupont — L’Arc de Triomphe de l’Etoile et le Soldat Inconnu. Les éditions françaises — Paris 1958.
[19] Sur le Mont Valérien, communication de Serge Barcellini au colloque de Caen (cité) et Annette Wieviorka — Serge Barcellini Passant Souviens-toi (Plon 1995) : les lieux du souvenir de la Seconde Guerre mondiale en France) (le Mont Valérien et la Croix de Lorraine) p. 166 et suivantes.
[20] Sur la mémoire des STO et des incorporés de force voir Passant Souviens toi p. 147 et suivantes et p. 437 et suivantes.
[21] Sur l’inhumation de « victimes inconnus » voir Passant, Souviens-toi p. 20.
[22] Sur l’héroïsation du Général de Gaulle et de Jean Moulin, voir Passant souviens-toi p. 163 et suivantes et p. 203 et suivantes.
[23] Sur les urnes de cendres, voir Passant souviens-toi, p. 381 et suivantes.
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