Tous les mois, cette rubrique est dédiée à un article d’un historien spécialisé sur la thématique du mois.
Docteur en histoire de l’université de Paris 1-Sorbonne, spécialiste de la répression et des déportations au départ de la France occupée, Thomas Fontaine est aujourd’hui le directeur des projets du musée de la Résistance nationale de Champigny-sur-Marne. Il est également l’auteur d’une série d’ouvrages consacrée à des fusillés du Mont Valérien, écrits grâce à leurs dernières lettres.
Le 27 janvier 1945, les Soviétiques entrent dans le complexe d’Auschwitz-Birkenau, à la fois le plus grand camp de concentration jamais créé et le plus important des centres de mise à mort des Juifs d’Europe. Ils découvrent un site largement abandonné, l’essentiel des détenus ayant été transférés dans d’autres camps. Durant leur avancée vers le cœur du Reich, les troupes alliées découvrent ainsi, sans véritablement l’avoir anticipé, les centres de mise à mort du génocide des Juifs d’Europe et le système concentrationnaire installé par les nazis depuis 1933, qui recouvrait toute l’Allemagne et l’ensemble des territoires annexés. Ce dernier se composait de plusieurs grands camps de concentration (Konzentrationslager, KL) et de centaines de Kommandos extérieurs, où des centaines de milliers de détenus venus de toute l’Europe travaillaient et mouraient dans des conditions inhumaines, selon les règles d’un système codifié où les droits de l’homme et la notion même « d’individu » avaient disparu. À l’Est, sur le territoire polonais conquis, les nazis avaient mis en place les centres de mise à mort dotés de chambres à gaz pour y exterminer la population juive d’Europe. Ils les avaient fait fonctionner au maximum de leurs capacités, avant de les détruire pour masquer leur crime.
En janvier 1945, les camps de l’empire SS réunissent près de 715 000 détenus, un chiffre encore jamais atteint. À cette date, le système concentrationnaire et génocidaire nazi était entré dans sa dernière phase, celle de sa décomposition, marquée par les nombreux transferts massifs de la plus grande partie de sa population famélique. Les SS avaient pris la décision d’évacuer les détenus dans les zones encore non conquises du Reich, pour qu’ils travaillent jusqu’au bout, dans d’autres camps, et pour échapper aux Alliés et à l’Armée rouge alors engagés dans une double poussée militaire décisive. Dans cette phase de délitement du système, entre janvier et mai 1945, plus de trois cent mille détenus – hommes, femmes et enfants – perdirent la vie dans les KL et lors de ces terribles « marches de la mort », comme les survivants les appelèrent dans leurs témoignages d’après-guerre.
Ainsi, lorsque les troupes alliées découvrent les premiers camps en avril 1945, la mort y règne. « Les portes de l’enfer sont ouvertes » écrit en mai 1945 le journaliste américain John Berkeley. L’horreur résume la découverte des camps nazis par les armées alliées. Si l’événement servit de point d’appui à plusieurs récits, mettant notamment en avant le cas pourtant exceptionnel de Buchenwald où des détenus prirent les armes pour se libérer et chasser leurs gardiens SS ; si une minorité de détenus eurent la chance d’être libérés dans le cadre d’accords passés par la SS avec la Croix-Rouge et d’échapper ainsi aux évacuations meurtrières des camps ; les réalités les plus marquantes demeurent celles de détenus exécutés ou abandonnés à bout de force au bord des routes et de mouroirs découverts sans combat et par hasard par les troupes alliées.
Dès avril 1945, les images de l’horreur font le tour du monde et le rapatriement des survivants s’organise. Dans ces conditions, son organisation fut forcément largement improvisée. Les visions de ces charniers, de ces corps émaciés vont durablement marquer les sociétés occidentales et d’abord masquer les objectifs du système concentrationnaire nazi et du génocide des Juifs d’Europe. Toutefois, même s’il faudra des années pour cerner l’horreur de « l’univers concentrationnaire », selon l’expression forgée d’emblée par David Rousset, et celle du génocide, un premier savoir sort des camps dès l’immédiat après-guerre.
L’effondrement du système concentrationnaire et génocidaire nazi
Les premiers ordres d’évacuation sont donnés par les chefs de la SS dès septembre 1944 à l’Ouest : le 5 et le 6 septembre, ils font partir les 3 500 détenus du camp de Herzogenbusch aux Pays-Bas et, entre le 2 et le 19 septembre, les 6 000 du camp principal de Natzweiler-Struthof, en Alsace annexée. Les Kommandos de la rive gauche du Rhin sont également évacués, provoquant le déplacement de 4 500 autres détenus. L’administration du camp se réinstalle alors dans le Reich, où elle continue de fonctionner : le complexe compte encore 22 500 détenus en janvier 1945.
À l’est, l’évacuation progressive du camp de Majdanek commence dès le début de l’année 1944, jusqu’à l’arrivée des Soviétiques fin juillet. Celui de Plaszow débute dès le printemps 1944 et jusqu’en janvier 1945, vers les camps de Flossenbürg, Auschwitz, Mauthausen et Gross-Rosen. Les camps des territoires baltes doivent également être progressivement fermés dès l’été 1944 face à l’avancée de l’Armée rouge. Leurs détenus rejoignent le plus souvent en bateau le camp du Stutthof, près de Dantzig. Fait caractéristique de cette dernière phase du système concentrationnaire, la population de ce « petit camp » de 7 500 prisonniers atteint alors les 60 000 personnes. Les conditions y sont catastrophiques, et de nombreux Juifs sont assassinés. Cette situation se retrouve dans plusieurs camps ensuite, là où les évacuations de l’Est sont davantage meurtrières que celles organisées à l’Ouest.
Le 12 janvier 1945, l’Armée rouge lance une offensive décisive. Quinze jours plus tard, le 27 janvier après-midi, les Soviétiques arrivent dans le complexe d’Auschwitz, largement démantelé par la SS : les chambres à gaz étaient détruites depuis l’ordre donné en novembre 1944 ; les baraques de Canada II, où les biens des Juifs assassinés étaient stockés, avaient été incendiées ; le dernier crématoire venait d’être dynamité. Le camp était déserté par ses gardiens et seuls environ 7 500 malades s’y trouvaient encore. Les Soviétiques trouvent de nombreux objets ayant appartenu aux Juifs d’Europe exterminés. Neuf jours plus tôt, près de 60 000 détenus avaient été évacués de force lors d’une « marche de la mort » jusqu’à Gleiwitz, en Haute-Silésie, où ils avaient ensuite été emmenés en train vers différents camps de l’Ouest.
À l’Est toujours, l’évacuation du camp de concentration de Gross Rosen commence le 8 février 1945. À cette date, le système concentrationnaire entre dans sa dernière phase : celle marquée par d’incessants mouvements de détenus, pour éviter l’arrivée des troupes alliées et soviétiques, et rejoindre des camps encore loin des lignes de front, où les survivants pourront encore être utilisés au travail forcé, jusqu’à leur mort. Les conditions de ces évacuations sont terribles : en plein hiver, sans vêtements chauds, souvent sur des wagons découverts, sans nourriture, selon des trajets longs et imprévus. La mortalité est considérable.
Avec cet afflux de détenus, les camps du centre de l’Allemagne sont vite saturés. Et les conditions y deviennent abominables : la famine règne, autant que les épidémies de typhus. Même si les crématoires fonctionnent, les cadavres forment des charniers de plus en plus grands chaque jour. Certaines zones de camps sont transformées en espaces où les SS laissent les détenus mourir. Ainsi, dans le complexe de Dora, un camp spécial est créé en janvier 1945 à la caserne Boelcke près de Nordhausen, où sont parqués près de 12 000 détenus épuisés et incapables de travailler. Plus de 3 000 y meurent avant l’arrivée des Américains le 11 avril ; alors que 2 250 autres perdent la vie lors d’un dernier transfert vers Bergen-Belsen, ou à l’arrivée dans ce camp. Au total, 35 000 prisonniers décèdent à Bergen-Belsen durant les trois mois précédant sa libération, alors que le site est devenu un vaste camp-mouroir où les nazis envoient les détenus malades d’un système se rétrécissant un peu plus chaque jour. Pour ne donner qu’un autre exemple, on estime durant la même période à 45 000 le nombre de morts à Mauthausen et dans ses Kommandos, en Autriche annexée.
En avril 1945, l’étau des forces alliées s’est considérablement et définitivement refermé, à l’Est comme à l’Ouest. Berlin est encerclé. Cette double dernière poussée contre le Reich a déclenché de nouvelles évacuations de camps, dès que les troupes alliées s’en approchent.
Au début du mois, face à l’avancée des Américains, ceux de Dora et de Buchenwald sont évacués, le premier totalement, le second partiellement. Les transports ferroviaires partis de Buchenwald arrivent à Dachau ; alors que les différents convois d’évacuation de Dora et de ses Kommandos suivent des trajets chaotiques entre les différents fronts alliés. À partir du 18 avril, c’est d’abord Neuengamme, puis Flossenbürg (le 20), Sachsenhausen (le 21) et Ravensbrück (le 24) qui sont ainsi presque totalement vidés de leurs détenus, Dachau (le 26) ne l’étant qu’en partie. Beaucoup de transports arrivent à Bergen-Belsen et à Mauthausen, deux camps non évacués. Beaucoup se disloquent en chemin. En règle générale, les SS essayent surtout de fuir l’avancée russe qui libère les camps d’Auschwitz en janvier 1945, Sachsenhausen et Ravensbrück en avril, et découvre en mai le camp abandonné de Gross Rosen. Les autres camps sont libérés par les Américains et les Britanniques.
La mortalité de cette dernière phase est énorme. Le convoi parti de Buchenwald le 7 avril arrive à Dachau le 28 seulement : sur les 5 080 partants, on ne compte plus que 816 survivants. À Gardelegen, 1 200 détenus jetés sur les routes sont assassinés dans une grange, brûlés vifs. Des évacués de Neuengamme qui avaient atteint les rives de la Baltique et qui avaient été entassés dans trois bateaux sont bombardés par erreur par l’aviation britannique le 3 mai 1945 : les morts se comptent en milliers.
Le choc de la découverte des camps
Fin juillet 1944, alors que la guerre se poursuit, les Soviétiques entrent dans le camp vide de Lublin-Maïdanek, où les installations de gazage sont encore en place. Fin novembre, les Américains et les Français libèrent le camp de Natzweiler-Struthof, déserté par ses gardiens SS et les détenus. La situation se renouvelle à Auschwitz en janvier 1945, même si une petite minorité des internés s’y trouvent encore. Ces découvertes ne marquent pas l’actualité.
En France libérée, la presse, qui ne peut vérifier les informations recueillies et qui est encore sous le coup de la censure ne publie alors pas ou très peu sur le sujet, notamment pour ne pas effrayer les familles attendant le retour d’un proche. L’Humanité consacre deux articles à la découverte des camps en décembre 1944, puis plus rien avant le 5 avril. Le Figaro publie un papier sur le Struthof le 3 mars 1945, trois mois après la découverte du camp. Et encore, ces articles ne font pas la « Une ». La discrétion est la même à la radio et dans les Actualités filmées, ce qui amplifiera la stupéfaction lorsque seront publiés récits et photographies de l’horreur.
Début avril 1945, ce sont d’abord des Kommandos de Neuengamme qui sont découverts. Le 5 avril, c’est l’entrée dans le camp d’Ohrdruf, en Thuringe, qui provoque l’effroi. Plus de 3 000 cadavres gisent là, nus et émaciés. Le 11 avril, les Américains entrent dans le « petit camp » de Buchenwald, véritable mouroir, d’où étaient partis les jours précédents des convois pour Dachau. Tant ils sont épuisés, de nombreux détenus comprennent à peine qu’ils sont libérés. La vue de la « Boelcke Kaserne » de Nordhausen, où s’entassaient les malades de Dora, est une nouvelle fois terrible : plus de 3 000 corps, 700 survivants en train de mourir. Le 14 avril est découvert le carnage de Gardelegen, petit village où plus de 1 200 détenus évacués des Kommandos de Dora ont été brûlés vifs dans une grange. Le lendemain, les Britanniques libèrent le camp mouroir de Bergen-Belsen, où des milliers de personnes sont en train de périr au milieu de nombreux cadavres. Le 29 avril, les Américains entrent dans le camp de Dachau et découvrent en gare plus de 2 300 cadavres laissés dans un train arrivé de Buchenwald. Face à l’horreur, certains soldats ne peuvent s’empêcher de tuer des gardiens SS. Au total, on estime que plus d’un tiers des détenus du système concentrationnaire décèdent lors des dernières semaines de la guerre, dans les camps ou lors des « marches de la mort ».
Le haut commandement allié est rapidement informé de ces terribles découvertes. Le 12 avril, Eisenhower, accompagné de Patton et Bradley, est à Ohrdruf. Le jour même, il décide de diffuser la nouvelle auprès de toute la presse, demandant même à ses troupes proches de venir voir ce chaos atroce : « On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat » déclare-t-il. Quelques jours après, sont organisées des visites de journalistes et de parlementaires.
À partir de ce moment, le verrou de la censure saute : les images de l’horreur, filmées ou photographiées, se multiplient. Il s’agit de la montrer, d’en faire une « pédagogie ». Les cameramen américains du Signal Corps reçoivent ainsi des consignes strictes pour filmer les atrocités, les camps et ceux qui s’y trouvent. Plusieurs des reporters de guerre qui découvrent ces lieux sont aussi de véritables photographes de talent : Margaret Bourke-White (de Life, à Buchenwald), Lee Miller (de Vogue, à Buchenwald et Dachau) ou Eric Schwab (un Français, à Ohrdruf, Buchenwald, Thekla, Dachau).
« Il faut que le monde entier sache » déclare Sabine Berritz dans le journal Combat du 3 mai 1945. « Doit-on raconter ces faits effroyables ? », écrit-elle. « Doit-on laisser nos enfants se pencher sur cet amas de crimes ? Naguère, nous aurions dit non. Nous nous élevions contre la diffusion de documents atroces. […] Mais à présent il faut que revues et journaux, ici et dans le monde entier, publient ces récits et ces photos. C’est pourquoi il faut, malgré notre répulsion, les montrer à nos enfants, à tous les enfants. Ces abominables souvenirs doivent marquer leur mémoire […] ». Les images des bulldozers, qui poussent les corps dans des fosses communes de Bergen-Belsen, sont alors largement diffusées. La presse française qui, jusque-là, ne parlait presque pas des camps se saisit du sujet dans la seconde quinzaine d’avril 1945 : trois-quarts des articles sont consacrés à leurs découvertes entre mi-avril et mi-juin.
Toutes les images publiées sont celles de l’horreur absolue. Elles marquent nos consciences, pour longtemps. Par leur force et leur nombre, elles constituent un véritable seuil, celui de la représentation de la mort de masse. Comme l’a montré Clément Chéroux, si la Première Guerre mondiale avait montré la mort, celle-ci était demeurée « individuelle » et c’était essentiellement « celle de l’ennemi ». « Rien d’équivalent avec la mort massive et collective des camps, avec ces monceaux de cadavres qui emplissent les images » en 1945.
Vie et mort dans les camps libérés
Le déroulement et le ressenti des « libérations » lors des semaines qui suivent ont beaucoup varié selon les déportés. Mais, pour la plupart d’entre eux, ces jours sont avant tout difficiles, meurtriers tant leur état de santé est précaire et les conditions sanitaires catastrophiques. À Dachau par exemple, les épidémies prolifèrent. Une semaine après la libération du camp, tous les cadavres n’ont pas encore été ensevelis, malgré la réquisition des habitants voisins. En mai, malgré les mesures prises par les troupes américaines, plus de 2 200 personnes y meurent encore.
Toutefois, ces premières heures et ces premiers jours de liberté sont aussi intenses. En témoignent les extraordinaires photographies que les internés espagnols du camp de Mauthausen prennent aussitôt. Ils le font d’abord pour enregistrer l’événement, à l’instar des reporters qui arrivent pour témoigner de l’horreur. Des détenus se font ainsi photographier montrant des éléments caractéristiques des camps. Mais c’est surtout la soif de vivre et l’air d’une liberté retrouvée que montrent ces clichés. Ils saisissent des groupes d’amis, qui posent parfois les armes à la main, symboles de la victoire d’une communauté de survivants. De nombreux clichés concernent des hommes photographiés seuls, qui se réapproprient ainsi leur individualité volée.
Les signes de leur déshumanisation passée ont disparu – ils portent de nouveaux vêtements civils, le numéro de matricule a été arraché – ou, au contraire, ont été détournés – certains imitent ainsi les anciennes photographies d’identité prises dans les camps, mais à côté des chiffres de leur matricule figurent dorénavant, ostensiblement, leur nom.
Beaucoup pense alors à l’avenir et aux sociétés à reconstruire, en tirant les premiers enseignements de la tragédie qui vient de se terminer. Le 16 mai 1945 à Mauthausen, comme dans la plupart des camps libérés, un Serment international de reconnaissance envers les libérateurs, de fraternité et d’espérance est prononcé. La déclaration du Comité français de libération du camp en appelle à la communauté des « citoyens du grand peuple allié devant laquelle s’ouvre l’étonnant avenir de la société collective, de l’élévation nationale et du perfectionnement individuel ». Des journaux au titre évocateur, comme Liberté (celui des Français de Dachau) sont créés.
Durant ces premiers jours de liberté, dans la plupart des camps, des organisations de détenus se mettent en place, pour organiser la vie quotidienne avant le rapatriement et préparer celui-ci. À Dachau, un International Prisoners Committee (IPC) a la lourde tâche d’épauler l’armée américaine dans la gestion d’une enceinte contenant encore plus de 30 000 personnes, qu’il faut nourrir et vêtir. De nombreuses formalités administratives sont nécessaires pour, d’abord, redonner à tous des papiers d’identité. C’est l’IPC aussi qui rédige les premières listes des morts. Les Américains demandent qu’un strict service d’ordre se mette en place pour maintenir la quarantaine sanitaire – et donc l’interdiction de quitter le camp – et imposer le respect de règles : pas de cuisine dans les Blocks, pas de dégradation des bâtiments pour allumer du feu… Beaucoup de détenus ne comprennent pas toutes ces interdictions, et surtout de devoir attendre plusieurs semaines avant d’être rapatriés.
Le rapatriement
À Alger, dès novembre 1943, la France libre met en place un commissariat pour s’occuper des personnes déplacées. Celui-ci est confié à Henri Frenay, fondateur du mouvement de résistance Combat. Il devient à la Libération le ministère des prisonniers, déportés et réfugiés, chargé d’organiser les retours en France de tous les « Absents ». Près de 950 000 prisonniers de guerre, 600 000 requis du travail et des dizaines de milliers de déportés sont en Allemagne, en attente d’un rapatriement. Des documents et d’importantes archives des camps et prisons qui avaient été installés en zone occupée sont récupérés pour compléter une information jusque-là largement lacunaire. À partir de février 1945, des missions françaises de rapatriement facilitent également la localisation des victimes. Pour connaître le nombre de rapatriés à gérer, le 3 novembre 1944, un décret ordonne officiellement le recensement des victimes de la guerre.
Mais, à l’heure du rapatriement, le ministère Frenay est largement dépendant du Commandement suprême des forces alliées (Supreme Headquarter Allied Expeditionnary Forces, SHAEF) et sa marge de manœuvre est finalement réduite. De lourdes contraintes pèsent ainsi sur l’organisation même des retours : les prisonniers de guerre sont privilégiés par les Anglo-Saxons ; une quarantaine est imposée aux personnes qui, dans l’attente, doivent rester sur place ; des contrôles sanitaires et des vérifications d’identité interviennent aux frontières. Ainsi, selon les lieux de libération, les « scénarios » du rapatriement peuvent être très différents : s’ils se passent relativement bien pour ceux qui reviennent de Buchenwald, c’est plus compliqué pour les anciens déportés de Dachau, de Flossenbürg ou de Bergen-Belsen.
Les premiers retours de prisonniers de guerre et de déportés libérés par les Soviétiques ont lieu en mars 1945 à Marseille, par bateau depuis Odessa. Les premières femmes de Ravensbrück arrivent en gare de Lyon le 14 avril, accueillies par le général de Gaulle. Leurs camarades libérées grâce à l’intervention de la Croix-Rouge suédoise transitent de leur côté par la Suède. C’est à Paris que l’essentiel des retours sont centralisés : à la gare d’Orsay pour ceux qui arrivent par train, à l’aéroport du Bourget pour ceux qui reviennent par avion (les déportés les plus malades et des personnalités). Face à l’état physique et moral des déportés revenus et à la suite des révélations dans la presse sur la découverte des camps, un grand centre d’accueil est installé à l’hôtel Lutétia fin avril, avec des services médicaux et administratifs. Cependant, nombre de déportés critiquent les lourdeurs et les maladresses d’une administration qui n’a pas pris en compte selon eux les particularités de ce qu’ils viennent de subir.
Pourtant, comme le souligne Robert Belot, selon Bilan d’un effort, la synthèse présentée par Frenay à son départ du ministère, « le dispositif semble avoir été efficace puisqu’en moins de quatre-vingt-dix jours, les deux tiers des libérés sont rapatriés. Au cours de l’année 1945, dans un pays complètement désorganisé, plus de 1 500 000 hommes, femmes et enfants ont été rapatriés en moins de cent jours. Les rapatriés reçoivent pécules et vêtements […] et bénéficient de soins gratuits. L’effort financier global du pays a été considérable : 20 % des dépenses civiles pour l’année 1945 selon les chiffres du Bilan. » Le 1er juin, on fête le millionième rapatrié : Jules Garron, un prisonnier de guerre.
Le premier savoir sorti des camps
Les images de la découverte des camps sont la première « source » permettant de révéler l’existence de « l’univers concentrationnaire ». Mais, l’horreur montrée, en nombre, emporte toute analyse détaillée. Ces photographies sont finalement peu précises, et illustrent mal la réalité des camps. L’Humanité du 24 avril 1945 présente, par exemple, en Une un article sur Birkenau avec une image de Bergen-Belsen légendée « Ohrdruf ». Ces photographies fixent l’image d’un système concentrationnaire en pleine décomposition : beaucoup de détenus ont été jetés sur les routes face à l’avance alliée, lors des meurtrières « marches de la mort ». Ces clichés ne traduisent pas son ordre habituel : la discipline, les humiliations, le travail forcé… La finalité des déportations se résume aux charniers découverts, ne rendant pas compte notamment du génocide des Juifs d’Europe. Le discours du ministère Frenay autour du retour des « Absents » favorise également une approche globale des « déportés », contribuant à brouiller les spécificités des politiques nazies.
Toutefois, même s’il ne faut pas perdre de vue sa faible diffusion, un savoir est produit dès les premiers mois après la découverte des camps nazis. À cet égard, le génocide des Juifs, souvent résumé à un « grand silence », est significatif. Il illustre les formes de ce premier savoir sur les camps, variables, et sa faible audience encore.
Il provient d’abord des déportés eux-mêmes : près de 210 témoignages sont publiés entre 1944 et 1947. Ceux de Juifs, peu nombreux à revenir, sont évidemment rares. De plus, ces récits sont peu lus par une société qui, globalement, n’est pas prête à écouter leur contenu.
Les associations de victimes qui se mettent en place débutent un travail de transmission qui se poursuit aujourd’hui. Dans le cas du génocide, Annette Wieviorka note que, malgré des imprécisions, les associations juives font un « progrès considérable vers la vérité ». Des extraits du rapport Vrba et Wetzel sur Auschwitz sont édités par leurs journaux. Par ailleurs, le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) entame un travail impressionnant de connaissance du génocide, grâce notamment à une collection d’ouvrages scientifiques.
La recherche et le jugement des criminels de guerre nazis permettent aussi de rassembler des éléments essentiels. Les premières synthèses du Service de recherche dépendant du ministère de la Justice ou celles des Renseignements généraux sont, dans plusieurs cas, déjà précises. Au procès international de Nuremberg, dans son réquisitoire inaugural, le procureur Robert Jackson évoque l’assassinat de 60 % des Juifs d’Europe, soit 5,7 millions de morts, avant de présenter dans les séances suivantes le « plan nazi » pour anéantir « tout le peuple juif ». « L’Histoire n’a jamais enregistré de semblable crime, perpétré avec une telle cruauté préméditée et contre tant de victimes », conclut-il en citant par exemple un rapport de l’Einsatzgruppe A du 15 octobre 1941 sur l’extermination de Juifs en Lituanie.
Dans ce tableau, en France, l’État fait souvent figure de grand absent, n’ayant rien perçu ni voulu voir de la spécificité du génocide. Pourtant, les missions du ministère Frenay de rapatriement et de recensement, puis de réparation et de reconnaissance des victimes, impliquent de mieux les connaître, dans toutes leurs spécificités. Au sein d’une sous-direction des Renseignements – puis des Recherches – et de la Documentation, une section des « Israélites déportés », dirigée par un ancien interné de Drancy, François Rosenauer, travaille dès l’automne 1944 à recenser les déportés juifs et les convois de la « solution finale ». Grâce notamment à la partie retrouvée du fichier de Drancy, les résultats sont rapides et justes : le 23 juillet 1945, le ministère Frenay annonce par exemple le chiffre de 66 576 déportés de Drancy, un bilan quasiment exhaustif. Or, à cette date déjà, le ministère sait que la grande majorité de ces personnes sont des Juifs, assassinés à Birkenau.
Une des salles de l’exposition « Crimes hitlériens », qui s’ouvre à Paris en juin 1945, s’appuie sur ce travail en proposant une chronologie de la persécution et des déportations. Le livre de Roger Berg, La persécution raciale, dans la série lancée par l’État des « Documents pour servir à l’histoire de la guerre », en est une autre illustration.
Ainsi, s’il faudra encore des années pour cerner avec précision l’ampleur de la criminalité qui s’est déployée dans le système concentrationnaire et la spécificité du génocide des Juifs d’Europe, un premier savoir sort des camps dès l’immédiat après-guerre. Derrière le choc, des sources et des analyses commencent à irriguer notre réflexion sur un phénomène majeur que l’Occident découvre avec horreur en 1945.
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