Tous les mois, cette rubrique est dédiée à un article d’un historien spécialisé sur la thématique du mois.
Maude Williams est chercheuse en histoire contemporaine à l’Université de la Sarre (Allemagne). Sa thèse, soutenue en 2016 à Sorbonne-Université et à l’Université de Tübingen portait sur « La communication dans les sociétés en temps de guerre à l’exemple des évacuations dans la région frontalière franco-allemande 1939/40 ». Elle s’intéresse depuis au vécu de guerre des soldats français et allemands, notamment pendant la « drôle de guerre », et a contribué en 2020 à l’exposition temporaire du Musée de l’Armée « Comme en 40 ». Elle travaille actuellement à un projet de recherche concernant les multiples impacts des fortifications militaires européennes aux XIXe et XXe siècles.
Si les fraternisations durant la Première Guerre mondiale se sont fait connaitre du grand public depuis le début des années 2000, notamment à travers le film « Joyeux Noël » de Christian Carion, le phénomène est moins connu pour ce qui est de la Seconde Guerre mondiale. De manière générale, les fraternisations ont été peu étudiées par les historiennes et historiens. Cela tient en partie au fait qu’il n’est pas aisé de retrouver leurs traces et de reconstruire leur déroulement afin de les analyser. En effet, les fraternisations, pas ou peu médiatisées, ne se trouvent que rarement dans les archives qui ont été conservées. Cependant, grâce aux archives du fond privé (lettres, carnets de guerre) mais aussi grâce aux rapports des autorités militaires sur les sanctions appliquées ou encore, comme c’est le cas pour l’armée allemande de 1940, grâce aux rapports des troupes de propagande, il est possible d’aborder ce phénomène et d’en dégager les traits caractéristiques.
Les fraternisations au front peuvent être définies comme des interactions fraternelles entre des combattants de camps ennemis dans les zones de combat. Elles sont le résultat de facteurs divers (front figé, identification mutuelle entre les soldats, lassitude), apparaissent de manière spontanée ou orchestrée, répondent à une nécessité de survie ou sont le fruit d’un rapprochement dû à des événements particuliers, notamment religieux.
Nous allons nous attarder ici sur les fraternisations aux armées entre les troupes françaises et allemandes lors du premier et du second conflit mondial. Il sera question d’analyser les contextes favorisant leur essor, la manière dont elles s’expriment, leur récurrence, ainsi que leur répression, leur médiatisation et leur place dans le discours mémoriel actuel. Tout au long de cette démarche, nous reviendrons sur les caractéristiques communes aux deux conflits mais relèverons également les différences, spécificités et transferts qui ont pu se produire d’une guerre à l’autre.
1 – Facteurs d’apparition des fraternisations
– Proximité géographique et absence de combats
Le premier facteur dans l’apparition de fraternisations au front est la proximité géographique prolongée entre les soldats des deux armées, rendue possible par la stabilité du front et la rareté d’offensives importantes. Avec la guerre des tranchées, la Première Guerre mondiale constitue l’exemple par excellence de ce type de situation. Séparés parfois d’un no man’s land de quelques mètres seulement, les soldats des deux tranchées vivent dans une proximité qui facilite les rencontres entre soldats. On retrouve également cette configuration lors de la « drôle de guerre » le long de la ligne Maginot de septembre 1939 à mai 1940. Après une courte offensive française en Sarre rapidement interrompue et repoussée par les Allemands, le front se voit de nouveau repoussé le long de la frontière franco-allemande. D’octobre 1939 à mai 1940 les soldats de l’armée française et de l’armée allemande (Wehrmacht) attendent en vain les ordres d’attaque. Pendant donc environ huit mois, ce sont plus de 5 000 000 d’hommes qui se font face, séparés de quelques kilomètres, voire de quelques mètres dans certains cas, sans qu’aucun coup de feu ne se fasse entendre (à l’exception de quelques escarmouches en Moselle et de l’explosion de mines de défense).
Dans la zone située entre la ligne Maginot et la ligne Siegfried (Westwall), appelée le no man’s land, ne vivent pratiquement que des soldats. Les civils, de part et d’autre de la frontière, ont été évacués dès le 1er septembre 1939 vers l’intérieur de leur pays respectif. L’espace entre les deux lignes de défense est devenu un lieu exclusivement militaire.
La proximité des deux armées se fait surtout sentir le long du Rhin, où les soldats français et allemands peuvent facilement se voir et s’entendre sur les rives opposées. Cette proximité sans combats constitue l’un des prérequis principaux aux fraternisations entre soldats des deux armées.
On constate également dans les journaux intimes et les lettres des soldats que ceux-ci se font les mêmes réflexions de part et d’autre de la frontière. Le silence qui règne sur le front et les conditions de vie difficiles sont un motif de plainte pour les soldats. Durant la « drôle de guerre », les soldats allemands et français attendent en vain l’ordre d’attaque. Les extraits de correspondance relevés par le contrôle postal reflètent ces doutes, comme ici dans une lettre d’un soldat français à ses parents :
« La vie monotone que nous menons depuis 6 semaines que nous sommes ici continue, toujours rien à faire, on attend et c’est vraiment long il faut recommencer tous les jours à chercher de quoi occuper sa journée. » (SHD, 27 N 69, Ambulance chirurgicale, Maréchal des Logis à ses parents, III° Armée, Contrôle postal, Note pour le commandement, 09.11.1939)
Du côté allemand, la situation n’était pas différente :
« Si je dois rester plus longtemps, je pense avoir atteint le fond de ma vie intérieure. La stupidité jusqu’à l’abrutissement mental ! Soit nous sommes des soldats, et ils doivent nous mettre au champ de bataille, là où est notre place, soit nous ne sommes pas des soldats et ils doivent nous démobiliser ». (BZG Willy P. (FP 19279), 18.04.1940, cité dans : Jasper, Andreas: Zweierlei Weltkriege? Kriegserfahrungen deutscher Soldaten in Ost und West 1939-1945, Paderborn, Ferdinand Schöningh, 2011, p. 48)
L’ennui joue un rôle important dans l’émergence de la fraternisation, comme ce fut déjà le cas pendant la Première Guerre mondiale. On constate en effet l’accroissement substantiel du nombre de cas de fraternisations au fil des mois, notamment dans les espaces du front particulièrement stables.
– Reconnaissance mutuelle des soldats : le partage des mêmes conditions de vie
Cette proximité aussi bien géographique que mentale mène au second facteur déterminant pour l’émergence des fraternisations : celui de la reconnaissance mutuelle des soldats qui, ennemis, ne s’en trouvent pas moins des points communs. Cette reconnaissance a pour conséquence d’apaiser les sentiments d’hostilité entre les deux camps et de laisser place à une attitude pacifique réciproque. Ce processus est observable très clairement lors de la Grande Guerre, lorsque les soldats constatent qu’ils partagent les mêmes conditions de vie difficiles. Ils entendent les soldats de l’autre côté du no man’s land parler, rire, pleurer, et ils les voient fumer, creuser les tranchées et enlever l’eau des boyaux inondés. L’ennemi perd alors les attributs qui lui sont assignés par la propagande officielle et redevient humain. Un rapprochement fraternel et solidaire s’établit dès lors entre des soldats qui se considèrent comme égaux :
« Ça va mal, pour la revanche ! Ça va mal pour la guerre ! Les « ennemis », tellement semblables ! se flairent, se frôlent, se scrutent, se révèlent les uns aux autres. Des fantassins, des clochards, des bonshommes, des pauvres types : voilà ce que nous sommes, eux et nous, sous le même uniforme : la boue ; contre un même ennemi : le cambouis glacé ; dans un même tourment : les poux ; un même crucifiement : par le canon. Ah ! le canon qui tape partout ! Le canon ! Ce fouet génial des maîtres pour parquer ou pousser les troupeaux ! » (Camille Rouvière, 1914)
Un autre exemple de ces rapprochements dûs aux conditions de vie difficiles et au partage de la même souffrance peut être également cité pour l’hiver 1915. Stationné sur le front près d’Arras, au 280ème Régiment d’infanterie, Louis Barthas, tonnelier de profession, écrit dans son journal en décembre 1915 :
« Transis de froid, que n’aurait-on pas donné pour se réchauffer autour d’un bon feu, s’étendre sur un peu de paille, mais ces douces choses étaient pour nous rêves irréalisables. On acheva de passer la nuit à nettoyer l’abri inondé par l’eau, à racler la carapace de boue qui couvrait nos chaussures, nos pantalons, nos capotes. […] Notre principale occupation était de maintenir en état le boyau Mercier jusqu’à la Tranchée du Moulin. Nouveau supplice des Danaïdes, nous n’étions pas condamnés à remplir un tonneau sans fond mais à sortir de l’eau et de la boue qui revenaient aussitôt à cause des averses quotidiennes. […] Dans cette période la situation des troupes en ligne était lamentable. En certains endroits, boyaux et tranchées avaient complètement disparu sous l’eau, presque tous les abris s’effondrèrent et notre section fut privilégiée d’avoir un abri qui tînt bon et où nos heures de travail finies nous pouvions nous réfugier et nous étendre bien entendu sur la terre humide. » (Barthas, 1915)
Ces conditions de vie des troupes françaises sont partagées par les troupes allemandes, situées à quelques mètres de là, et amènent les deux armées au rapprochement. Après avoir passé plusieurs jours à tenter de maintenir les tranchées qui s’effondrent à cause de la pluie, Louis Barthas, participe à un moment de fraternisation avec des soldats allemands. Tous poussés à quitter leurs tranchées inondées, soldats français et allemands se rencontrent à découvert dans le no man’s land qui les sépare. Barthas relate dans son carnet de guerre :
« Le lendemain 10 décembre en maints endroits de la première ligne les soldats durent sortir des tranchées pour ne pas s’y noyer ; les Allemands furent contraints d’en faire de même et l’on eut alors ce singulier spectacle : deux armées ennemies face à face sans se tirer un coup de fusil. La même communauté de souffrances rapproche les cœurs, fait fondre les haines, naître la sympathie entre gens indifférents et même adversaires. Ceux qui nient cela n’entendent rien à la psychologie humaine. Français et Allemands se regardèrent, virent qu’ils étaient des hommes tous pareils. Ils se sourirent, des propos s’échangèrent, des mains se tendirent et s’étreignirent, on se partagea le tabac, un quart de jus ou de pinard. Ah ! si l’on avait parlé la même langue ! » (Barthas, 1915)
Bien que cette fraternisation soit de courte durée – car rapidement réprimée par les autorités militaires –, les contacts non violents, voire amicaux entre Français et Allemands se poursuivent jusqu’à ce que le 280ème régiment soit relayé par un autre, puis dissous.
De même, lors de la « drôle de guerre », les soldats des deux côtés du Rhin se plaignent des travaux inutiles et insensés qu’ils doivent réaliser. En l’absence de combats, ils ont pour mission, outre leurs exercices militaires, de travailler à l’amélioration de leurs lignes de défense respectives. Les soldats de la Wehrmacht aident les ouvriers de l’Organisation Todt, chargés de la construction de la ligne Siegfried, à progresser plus rapidement. Ils construisent des dents de dragons, coulent du béton pour les bunkers et les casemates, posent des barbelés dans les endroits qui doivent encore être fortifiés ainsi que des mines dans les endroits situés à l’avant du no man’s land. Les Français sont également occupés à ce genre de travaux : ils construisent des casemates, des bunkers, creusent des tranchées de protection, posent des barbelés et consolident les installations déjà existantes. En hiver, ces travaux sont empêchés par le froid intense et la neige abondante et reprennent au printemps. L’hiver 1939/40 est l’un des plus froids du siècle, avec -25°C et même -30°C à certains endroits sur le front. A partir d’octobre, il commence à pleuvoir beaucoup, si bien que les soldats sont toujours mouillés et tombent rapidement malades. Pendant la « drôle de guerre », environ 6 000 soldats français meurent de maladies au front. Dans les bunkers, les soldats ont souvent de forts maux de tête à cause de la mauvaise ventilation et dans les souterrains de la Ligne Maginot, les soldats souffrent de ce que l’on a appelé la « bétonite », car sans soleil, les soldats perdent rapidement la notion du temps et leurs repères. Les conditions de vie sont donc très dures pour tous les soldats, qu’ils soient allemands ou français, aux avant-postes ou dans les bunkers, pendant la Première ou la Seconde Guerre mondiale. C’était la guerre, ils avaient le mal du pays et se languissaient de leurs parents et amis. Pour faire passer le temps et améliorer le moral des soldats, les deux armées développent des activités de loisirs pour leurs troupes lors des deux conflits mondiaux. Ils reçoivent des livres, des jeux de cartes, des ballons de football et de rugby. En outre, des concerts et des projections de films de cinéma sont organisés sur le front. Malgré ces mesures, le quotidien pèse lourd sur leurs épaules. Les soldats, des deux côtés de la frontière, aspirent à fuir cette inaction, et, bien plus encore, au retour de la paix. Ce sentiment de lassitude, partagé, facilite les échanges fraternels ponctuels ou réguliers qui s’établissent lors des deux conflits.
2 – Une pratique quotidienne et/ou conjoncturelle : spontanée ou orchestrée ?
– « Vivre et laisser vivre »
Lors de la « drôle de guerre », à partir d’octobre 1939, les premiers gestes et appels pacifiques sur le Rhin entre Allemands et Français ont lieu, comme le rapporte ce soldat français dans une lettre à sa famille :
« On est tout près des copains qui sont en face de l’autre côté du Rhin, on se voit, on se regarde travailler, les matins on se dit bonjour avec des mouchoirs, ils ne sont pas trop méchants, ils ne tirent pas. » (SHD, 27 N 69, 8ème armée, Note pour le commandement. » (Dépouillement des rapports de Contrôle Postal reçus les 21, 22 et 23 octobre), 24.10.1939)
Tant qu’aucun combat réel n’est prévu, les soldats allemands et français font tout pour préserver cette situation de cohabitation pacifique.
Au-delà de cette cohabitation, se met en place un système cohérent dans lequel les soldats ritualisent la violence de leur quotidien afin d’en réduire l’impact. L’historien Tony Ashworth a théorisé ce phénomène pour la Grande Guerre sous le nom du « vivre et laisser vivre » (live and let live system). En 1914-1918, les soldats établissent par exemple des horaires réguliers d’attaque et s’avertissent mutuellement de leurs habitudes afin de réduire les pertes ennemies. Une communication solidaire a donc lieu de façon spontanée entre les deux armées. Elle s’effectue par exemple lors de missions de reconnaissances ou lors de la relève des morts pendant lesquelles les soldats veulent éviter de s’entretuer. Parallèlement aux « ententes tacites », des « combats ritualisés » se développent également au fil du temps afin d’éviter la violence inutile et épargner des vies. Ces phénomènes se retrouvent également lors de la « drôle de guerre » entre les deux armées, comme en témoigne cet exemple :
« En ce moment, notre chantier est sur les bords du Rhin à 20 mètres de l’eau. Le béton est fait à la machine camouflée par des toiles. De leur côté, les fritz en font autant. Pendant le jour, il y a un commun accord, celui qui se fait trop voir reçoit un coup d’avertissement, avant le tir réel… Nous les voyons travailler auprès de leurs casemates, devant nous, il y en a six à 50 mètres les unes des autres, sur la principale, flotte le drapeau hitlérien, chez nous, juste en face, flotte le drapeau français. » (SHD, 27 N 69, 237e RI, SFBR, 5e armée, Contrôle postal, Note pour le commandement, 15.04.1940.)
La proximité des deux lignes de défense permet ainsi aux soldats des deux armées de développer des stratégies visant à une cohabitation pacifique, voire amicale et fraternelle à certains moments.
Si certaines fraternisations font partie du quotidien du front comme nous l’avons vu, elles peuvent aussi dépendre d’événements ponctuels et conjoncturels, tels que les fêtes religieuses, si toutefois celles-ci sont vécues et donc partagées par les deux camps ennemis. Lors de la Grande Guerre, c’est surtout à Noël et à Pâques que les fraternisations ont lieu. Sur le front occidental, elles prennent une grande ampleur en décembre 1914. Elles concernent deux tiers du front germano-britannique et sont aussi présentes sur le front franco-allemand et le front russe. Sur ce dernier, elles deviennent de plus en plus fréquentes et atteignent leur paroxysme en 1917. Un deuxième événement, politique celui-là, renforce cette tendance : la révolution d’Octobre en Russie et les négociations de paix avec l’Allemagne. Les soldats russes et allemands dansent ainsi ensemble entre les tranchées en 1917 ; les soldats anglais et allemands jouent, eux, au football lors de la trêve de Noël en décembre 1914.
– L’échange de biens comme moyen non verbal de communication pacifique
Qu’elles soient conjoncturelles ou quotidiennes, les fraternisations entre les armées se traduisent majoritairement par des échanges de biens (nourriture, tabac, boisson, objet) et par une tentative de communication, souvent réduite du fait de la barrière linguistique. Les gestes, la musique ainsi que les jeux et la danse demeurent les vecteurs principaux de communication.
Pendant les huit mois de la « drôle de guerre » par exemple, la proximité géographique a souvent conduit à des rencontres spontanées et non intentionnelles dans le no man’s land entre les soldats des deux armées. Lors de telles rencontres, il semblait inutile aux soldats de se battre, comme en témoigne ici un soldat allemand :
« Par une belle journée de printemps 1940, je me suis promené avec quatre camarades officiers. Nous flânions dans le no man’s land entre la ligne Siegfried et la Ligne Maginot. Soudain, deux silhouettes se sont approchées de nous – des officiers français. Nous étions tout déconcertés. Mais aucun d’entre nous n’a pensé à sortir son pistolet. Nous avons immédiatement appelé les Français, en français. Et ils nous ont répondu gentiment. Nous nous sommes assis avec eux sur la pelouse. […] Là, nous étions assis avec l’« ennemi héréditaire » et nous bavardions. […] Dès le lendemain, c’était bon. Les Français sont venus cette fois avec un grand groupe. Ils avaient apporté du vin rouge et du cognac. Les Allemands avaient apporté beaucoup de nourriture. […] Une amitié cordiale est née pour une courte période. – Cette rencontre mémorable fut répétée à plusieurs reprises. » (Heinrich Rieker, Nicht schiessen, wir schiessen auch nicht! Versöhnung von Kriegsgegnern im Niemandsland 1914-1918 und 1939-1945, Bremen, Donat Verlag, 2007, p. 11)
Malgré le risque d’un éventuel piège, les soldats des deux armées sont prêts à se revoir et à nouer des contacts plus étroits et réguliers.
Lors de ces rencontres, outre l’absence de violence, l’échange de marchandises, notamment de denrées alimentaires (tabac, pain, chocolat, vin et bière), constitue l’expression physique des fraternisations entre soldats. Ces biens représentent le seul luxe qu’ils peuvent se permettre au front et leur échange est un signe de solidarité entre des hommes qui partagent un destin commun et poursuivent des intentions pacifiques et amicales. L’échange de marchandises constitue souvent le prélude à des conversations personnelles lorsque les connaissances linguistiques le permettent. Lors de ces discussions, ils racontent leur vie et échangent leurs expériences ainsi que leurs opinions sur la guerre. Ce sentiment d’un destin commun contribue une nouvelle fois à l’érosion de la haine envers l’ennemi.
– Une orchestration au service du renseignement militaire et de la propagande
Si ces échanges sont tout d’abord l’œuvre d’un instinct spontané de survie dans une situation particulière, il est important de signaler que lors de la « drôle de guerre », – ainsi que sur le front Est pendant la Grande Guerre (faute d’études sur le sujet, on ignore si des faits similaires sont à noter pour le front occidental) – les fraternisations ont été dans certains cas orchestrées par les autorités militaires allemandes à des fins de renseignement et de propagande. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Wehrmacht disposait en effet de compagnies de propagande (Propagandakompanien, PK), envoyées intentionnellement pour prendre contact avec les soldats français le long du Rhin. Il s’agissait de collecter des informations utiles pour les combats comme sur le stationnement des unités ennemies mais aussi sur le moral des troupes françaises.
Dans les rapports de la Wehrmacht, cette stratégie est qualifiée de « tentatives d’accommodement » ou « tentatives d’amadouement » (Anbiederungsversuche). De nombreux documents témoignent de ces activités sur le front franco-allemand et de la stratégie des PK allemandes pour obtenir des informations de la part des soldats français. Les rapports émanant de ces unités sont très détaillés. Ils rapportent les informations des soldats français et contiennent des remarques sur leur comportement pendant la fraternisation. Le soldat allemand Sachenbacher de la 7ème compagnie rend compte de son action du 31 décembre 1939 de la manière suivante:
« La troisième discussion personnelle a montré que la confiance mutuelle se renforce constamment. J’ai remarqué que les déclarations sont faites sans retenue et je pense que, par ce biais, nous apprendrons peu à peu des faits importants sur le plan tactique, pour autant que cela n’ait pas déjà été fait. […] Je pense pouvoir cultiver la relation avec notre ‘ennemi’ au point de pouvoir parler de visites mutuelles. » (BA-MA, RH/26-246/5, 1940)
Grâce à ces rencontres régulières (parfois deux fois par jour), les soldats allemands obtiennent de nombreuses informations sur les positions, le roulement, mais aussi sur la vie des soldats et leurs griefs. Ils apprennent par exemple que Strasbourg et les villages de la région frontalière ont été évacués, que les soldats français se moquent des Anglais, tout en développant une certaine méfiance et rancœur vis-à-vis de leur allié, absent de la frontière franco-allemande. Lors de ces rencontres, les soldats allemands déduisent également des uniformes et de l’écusson des soldats français à quelle unité ils appartiennent, sans même que les soldats aient besoin de le préciser.
L’attitude des Français décrite dans le rapport ci-dessus doit cependant être quelque peu nuancée, car tous les soldats n’étaient pas aussi familiers avec les soldats allemands. Dans les lettres des soldats français, des marques de méfiance sont lisibles :
« Dernièrement, une sentinelle de nos postes avancés s’est trouvée nez-à-nez avec des boches qui l’ont invité à trinquer avec eux et elle est rentrée les poches bourrées de tabac. Ceci sans doute pour nous faire croire qu’ils n’en veulent pas aux Français mais seulement aux Anglais. » (SHD, 27 N 69, 32° RI, 16.12.1939)
À l’instar de celui-ci, certains soldats sont conscients que ces approches ne sont pas dénuées d’arrière-pensées. Les soldats allemands font également état de ce que des prises de contact régulières sont généralement nécessaires pour établir un contact solide et finalement obtenir des informations de la part des troupes françaises.
Malgré les méfiances des Français, la méthode des troupes allemandes semble fonctionner, car ils recueillent de nombreuses informations grâce à ces rencontres, informations qu’ils peuvent réutiliser à des fins militaires et de propagande. Ils améliorent en effet leur propagande, en ciblant les sujets de plaintes des soldats français et filtrent les informations militaires à des fins stratégiques. Ainsi, les fraternisations peuvent également être comprises comme faisant partie de la stratégie militaire allemande durant la « drôle de guerre ». Du côté français il n’est pas exclu que de telles méthodes aient été employées, mais, pour le moment, aucun indice le prouvant n’a pu être trouvé. Pour leur service de renseignement, les Français semblent s’être plutôt focalisés sur les témoignages de prisonniers de guerre, mais ne semblent pas avoir entrepris de démarches délibérées pour soutirer des informations aux soldats allemands sur le front au cours des fraternisations. En outre, aucun piège allemand ou français n’a pu être relevé, par lequel les fraternisations auraient servi à capturer ou même à abattre des soldats, comme cela avait été le cas pendant la Première Guerre mondiale.
3 – Répression, médiatisation et mémoire
– Répression et technique d’évitement des fraternisations
Lors des fraternisations, les soldats et les officiers se retrouvent avec leurs pairs respectifs et seuls les soldats de la troupe et les sous-officiers présents en première ligne vivent l’expérience des fraternisations. Les membres de l’état-major, quant à eux, n’en prennent connaissance que par le biais de rapports. Elles sont à leurs yeux des actes « d’intelligence avec l’ennemi » et doivent être punies. Les sanctions peuvent aller jusqu’à la peine de mort mais sont généralement moindres : corvées ou peines de prison. Lors de la Première Guerre mondiale, les régiments ont pu être dissous et leur stationnement modifié, comme celui de Louis Barthas, afin que les faits ne se renouvellent pas. Faute d’études historiques, il n’est pas possible à ce jour de rendre compte d’éventuelles sanctions qui auraient frappé des soldats durant la « drôle de guerre ». En amont, cependant, lors des deux conflits et dans les deux armées, des mesures sont prises pour lutter contre toute forme de fraternisation. Il s’agit, d’une part, de lutter contre l’ennui et l’inaction au front considérés comme des facteurs aggravants menant aux fraternisations et, d’autre part, de maintenir, via des campagnes de propagande, une certaine animosité envers l’ennemi afin d’éviter les rapprochements. La diabolisation de l’ennemi, sa déshumanisation et sa désindividualisation doivent permettre de contrer l’inclination des soldats à considérer l’ennemi comme leur égal, leur frère d’armes souffrant des mêmes maux. La campagne de propagande sur la barbarie allemande pendant la Première Guerre mondiale et les nombreuses conférences sur les buts de guerre destinées aux soldats du front en 1939-1940 participent à cette démarche.
– Médiatisation et mémoire : du silence à la mise en discours
Dans les deux pays, que ce soit en 1914-1918 ou en 1939-1940, les médias se concentrent sur la défense de la nation, offrent une image combattante des soldats et dans ce discours, ne relatent pas les fraternisations au front entre les deux armées. Seule l’Angleterre autorise, ou du moins tolère, les reportages sur ce thème, car les médias britanniques subissent une censure beaucoup moins sévère que ceux des autres belligérants. En Russie, ces événements sont tout d’abord passés sous silence puis, en 1917, les révolutionnaires russes les utilisent dans leur propagande afin de promouvoir l’arrêt des combats. Cependant, on peut supposer que les opinions publiques en ont partiellement connaissance. Nombreuses sont les lettres de soldats qui évoquent ces rencontres entre les lignes de combat aussi bien en 1914-1918 qu’en 1939-1940. Si une partie est censurée, beaucoup de récits passent à travers les mailles du filet. Les canaux de communication personnels ainsi que les soldats en permission s’occupent ensuite de diffuser l’information à un large public.
Durant les années d’après-guerre, ces événements sont passés sous silence et il faut attendre le début des années 2000 pour que le sujet fasse son apparition sur la scène publique. C’est avec le film de Christian Carion Joyeux Noël, évoqué en introduction, que le phénomène des fraternisations au front pendant la Première Guerre mondiale est révélé au grand public. Dans les années qui suivent la sortie de ce film, des monuments commémorant les fraternisations sortent de terre comme à Liverpool en 2014 ou à Neuville-Saint-Vaast un an plus tard. De l’érection d’un monument en hommage aux fraternisations franco-allemandes de 1915, Louis Barthas en avait rêvé un siècle plus tôt, lorsqu’il écrivait dans son carnet de guerre :
« Qui sait ! Peut-être un jour, sur ce coin de l’Artois on élèvera un monument pour commémorer cet élan de fraternisé entre des hommes qui avaient l’horreur de la guerre et qu’on obligeait à se tuer malgré leur volonté. » Cette idée fut réalisée en 2019 sur le site même des fraternisations qu’a pu vivre Barthas, où un site archéologique a été mis en valeur et sert maintenant de lieu de mémoire. Cette politique actuelle s’intègre dans un discours politique européen, visant à façonner une « communauté mémorielle européenne » afin de renforcer le sentiment d’appartenance à cette même communauté.
SOURCES
ASHWORTH Tony: Trench warfare, 1914-1918: the live and let live system, New York, NY: Holmes & Meier 1980.
BARTHAS Louis, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-1918, Paris : La Découverte, 2013.
BROWN, Malcolm, FERRO Marc, CAZALS Rémy, MUELLER Olaf, Frères de tranchées, Paris : Perrin 2005.
BOHN Anna, FOMBARON Jean-Claude, „Vom Feind zum Bruder. Zu medialen Inszenierung der Verbrüderung n der Ostfront im Ersten Weltkrieg“, dans: Tanja Zimmermann (Hrsg.), Brüderlichkeit und Bruderzwist: Mediale Inszenierungen des Aufbaus und des Niedergangs politischer Gemeinschaften in Ost- und Südosteuropa, Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 2014
JÜRGS Michael, Der kleine Frieden im Großen Krieg: Westfront 1914: Als Deutsche, Franzosen und Briten gemeinsam Weihnachten feierten, Originalausgabe. München: C. Bertelsmann Verlag, 2003.
ROUVIÈRE Camille Arthur Augustin, Journal de guerre d’un combattant pacifiste, Biarritz, Atlantica, 2007
RIEKER Heinrich, Nicht schiessen, wir schiessen auch nicht! Versöhnung von Kriegsgegnern im Niemandsland 1914-1918 und 1939-1945, Bremen, Donat Verlag, 2007
WILLIAMS Maude, WILKIN Bernard, French Soldiers’ Morale in the Phoney War, 1939-1940, New York: Routledge, 2019
WILLIAMS, Maude, « Fraternisations aux armées pendant les deux guerres mondiales », Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe [en ligne], https://ehne.fr/fr/node/12327
WILLIAMS, Maude, DUBSLAFF Etienne, MAURICE Paul, Fraternisations franco-allemandes en temps de guerre. Perspectives interdisciplinaires des fraternisations lors des conflits franco-allemands contemporains (1799-1945), Stuttgart : Franz Steiner Verlag, 2019
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