L’œil de l’Historien

3 septembre 2024

Abderahmen Moumen

Abderahmen Moumen, est historien, docteur en histoire de l’Université de Provence, chercheur associé à TELEMMe (AMU-CNRS), chargé de mission nationale à l’ONaCVG « Histoire et mémoires de la guerre d’Algérie » et membre du conseil scientifique du Mémorial du camp de Rivesaltes. Spécialiste de la guerre d’Algérie, des mouvements migratoires entre l’Algérie et la France et de l’histoire des rapatriés et des « Harkis », il a publié ou co-édité de nombreux ouvrages.

Les Harkis, histoire et mémoire (1954-2024)

« Aux combattants abandonnés, à leurs familles qui ont subi les camps, la prison, le déni, je demande pardon, nous n’oublierons pas ». C’est par ces mots que le président de la République Emmanuel Macron rend hommage aux Harkis et à leurs descendants le 20 septembre 2022, allant au-delà des discours de ses prédécesseurs à leur endroit, et en prononçant le mot de pardon. Soixante-dix ans après le début de la guerre d’Algérie, les résonnances mémorielles de cette dernière se font encore entendre. La question des anciens supplétifs de l’armée française, recrutés durant le conflit, se pose de manière récurrente lorsqu’est évoqué le sujet de cette guerre. Ceux que l’on nomme encore par le terme générique de « Harkis » constituent néanmoins un groupe social largement hétérogène dont les trajectoires en Algérie puis en France nous amènent à appréhender la complexité du contexte colonial, de la guerre d’Algérie et de ses enjeux mémoriels après 1962[1].

Harkis, un mot qui cache un monde

Le terme « Harki », stricto-sensu, désigne un Algérien « musulman »[2], pour reprendre la catégorie coloniale de l’époque, ayant servi comme supplétif de l’armée française dans une harka durant la guerre d’indépendance algérienne entre 1954 et 1962. Etymologiquement, le terme « Harki » (la personne physique) et « harka » (l’unité supplétive) proviennent de l’arabe. Ce terme signifie l’activité, le mouvement ; le verbe « harak » bouger ou se mouvoir, sans aucune connotation politique. L’utilisation à des fins militaires d’unités de supplétifs, et plus particulièrement de harkas (unités en mouvement, expédition militaire) ne date pas de la guerre d’Algérie, et n’est en rien une création française. Le terme est attesté durant la période médiévale et moderne dans l’histoire des différents royaumes berbères ou arabo-berbères, de l’Empire Ottoman ou du royaume alaouite, et ce jusqu’au début du vingtième siècle.

Avec le déclenchement de la guerre d’Algérie le 1er novembre 1954, l’état-major de l’armée française, fort de son expérience en Indochine et des techniques de la guerre contre-révolutionnaire face aux maquis du Viêt-Minh, décide de la constitution de troupes supplétives face aux maquis de l’Armée de Libération Nationale. Cinq catégories de formations supplétives civiles ont ainsi contribué au « maintien de l’ordre » durant ce que l’on nommera pendant longtemps « les événements » :
– les groupes mobiles de police rurale (GMPR) créés en 1955, renommés groupes mobiles de sécurité (GMS) en 1958 et liés au ministère de l’Intérieur ;
– les moghaznis des groupes maghzens chargés de la protection des Sections Administratives Spécialisées (SAS) du ministère des Affaires algériennes ;
– les auxiliaires des unités de réserve nommés aassès ;
– les groupes d’autodéfense composés de bénévoles (hormis les chefs de groupes) et seulement armés pour moitié d’entre eux ;
– et enfin, les Harkis, sous la tutelle du ministère des Armées.

Les premières harkas sont constituées en deux étapes. Dans une première phase officieuse, l’ancrage des premiers maquis du FLN dans les Aurès en novembre 1954 entraîne la mise sur pied de premiers groupes d’auxiliaires. Ceci s’effectue sous l’impulsion de Jean Servier, ethnologue et spécialiste des populations de l’Algérie, qui joue ainsi sur les rivalités claniques de la région d’Arris avec l’assentiment du Général Gaston Parlange. En avril 1956, une circulaire du ministre-résident Lacoste fixe ensuite officiellement les règles de création, d’organisation et d’armement des harkas, considérés comme des « formations temporaires dont la mission est de participer aux opérations de maintien de l’ordre ». Le 20 mai 1957, le général Salan précise que les harkas, « formations levées pour des opérations déterminées et pour un temps limité devaient être rattachées à une unité régulière qui en assure le recrutement et l’encadrement et incorporées dans le dispositif de ces unités ». Avec les grandes offensives de l’armée française à partir de 1957, leur nombre ne cesse d’augmenter pour atteindre un maximum de 60.000 personnes en 1960. En 1961, avec la perspective de désengagement militaire de l’Algérie et en premier lieu des formations supplétives, le statut des Harkis est finalement précisé par le décret du 7 novembre 1961 créant des contrats mensuels d’un, trois et six mois, et leur ouvrant droit à la sécurité sociale. Ainsi, les Harkis ne sont qu’une composante dans l’ensemble des formations supplétives mises sur pied pour suppléer l’Armée française. À partir de l’indépendance, l’emploi de ce terme est étendu à l’ensemble des supplétifs qui s’est progressivement imposé du fait de l’importance numérique des Harkis au regard des autres unités, voire pour désigner, maladroitement tant les statuts diffèrent, l’ensemble des Algériens qui ont soutenu l’Etat ou l’armée française durant la guerre (appelés, engagés, fonctionnaires, élus). Durant le conflit, les indépendantistes et la population utilisent quant à eux les termes de goumiers ou de Harkis pour désigner les auxiliaires de l’armée française, ce n’est qu’à partir de la fin de la guerre, avec la victoire du FLN, que le terme devient synonyme de traitre dans l’Algérie indépendante.

Quelques chiffres nous permettent de saisir que l’emploi des supplétifs a été un phénomène massif au sein de la paysannerie algérienne. En février 1961, le nombre d’Algériens rangés du côté de l’armée française est estimé à environ 250.000 personnes répartis entre 217.000 personnes dans l’armée régulière (65.600 appelés du contingent et engagés) et dans les formations supplétives (57.000 Harkis, 9.100 GMS, 19.450 moghaznis, 65.850 gardes d’autodéfense dont seulement 29.270 armés répartis en 2.107 groupes). Il est fort probable qu’entre 200.000 et 250.000 hommes (et quelques femmes), peut-être plus, auraient été, à un moment ou un autre, supplétifs durant toute la période de la guerre. 33.000 autres sont aussi inscrits dans la vie politique et l’administration (46 députés, 22 sénateurs, 350 conseillers généraux, 11.550 conseillers municipaux, 20.000 fonctionnaires, un ministre, un préfet et plusieurs sous-préfets)[3].

Les Harkis, incarnation des fractures de la société algérienne durant la guerre

C’est dans un contexte socio-économique et de violence déterminant durant la guerre d’Algérie, et au sein d’une société coloniale, dont les « musulmans » sont détenteurs d’une nationalité française dénaturée et avec une diffusion inégale du sentiment national algérien, que se profilent les engagements et enrôlements au sein de l’armée française.

L’augmentation des effectifs des auxiliaires de l’armée française s’inscrit dans les bouleversements de l’Algérie rurale, si bien décrits par Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad ou Germaine Tillion : crise de l’agriculture, chômage endémique dans les campagnes, sous administration flagrante, quasi-inexistence de la scolarisation, des familles voire des villages ne subsistant que par l’intermédiaire des subsides de l’émigration… La guerre d’Algérie prend dès le départ comme enjeu la population. Autant du côté de l’Armée française que de l’Armée de Libération Nationale (ALN), la population rurale est un objectif à conquérir, de gré ou de force, et par le 5ème bureau de l’armée française et par le nidham (organisation) du FLN. Les chemins qui mènent aux maquis ou dans une harka ne sont d’ailleurs pas si différents que cela, voire même surprenants par certains parallèles. La violence de l’armée française jette dans les bras du FLN de nombreux Algériens mais en contraindront aussi d’autres à devenir supplétif. Réciproquement, la violence des maquis du FLN contraint nombre d’Algériens à rejoindre les maquis (sans toutefois minimiser les convictions idéologiques pour l’indépendance), mais aussi d’autres à devenir Harkis. Mohamed Harbi, traitant du comportement de certains combattants, dit ainsi que « les exemples sont nombreux où se manifeste une absence de retenue, des brutalités engendrant une violence en retour et, d’une façon générale, un manque d’intelligence politique dans la conduite de la guerre »[4]. Avec une arme, ceux qui « s’habillent » (elbess, c’est par ce terme populaire que sont nommés ceux qui s’engagent dans l’armée française), en portant l’uniforme, se protègent, eux et leurs familles, à la fois des exactions du FLN et de la répression de l’armée française.

À l’échelle des individus, les éléments déclencheurs de l’engagement sont multiples et variés : des engagements suites à l’assassinat d’un proche par des membres de l’ALN ; des engagements par solidarité familiale et clanique comme le fut la première harka officieuse de l’agha Merchi dans les Aurès qui s’appuie ainsi sur le clan des Touabas ou comme les Beni Boudouanes dans l’Ouarsenis qui s’engagent par fidélité au Bachagha Boualam ; des engagements dits économiques comme le décrit Brahim Sadouni, ancien Harki, dans son ouvrage[5] ; des engagements forcés ou enrôlements comme l’évoque Said Ferdi alors âgé de seulement 14 ans[6]. Faire défiler dans le village les futurs supplétifs, dans des véhicules militaires français, n’est qu’une technique pour les compromettre aux yeux des maquisards et de leurs soutiens. Les engagements des supplétifs par « fidélité patriotique » à l’Armée française demeurent, le plus souvent, circonscrits au cercle des anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale ou d’Indochine. Les convictions idéologiques ne sont réellement décisives que parmi une partie de l’élite francisée.

Cependant, cette classification des motivations d’engagements/enrôlements ne constitue en aucune manière un schéma monolithique monofactoriel. Il faut comprendre la complexité des situations, dans le contexte historique, socio-économique et politique, comme pouvant inclure une combinaison de différents facteurs non exclusifs les uns les autres, et très variés selon les réalités locales.

1962 : Algériens et/ou Français ?  

À partir des Accords d’Evian et du cessez-le-feu, les évènements s’accélèrent pour les Algériens de l’armée française dont les supplétifs. La perspective d’une fin de guerre conclue par des accords qui garantissent les droits de toutes les parties est largement diffusée. Pour les formations supplétives, la question est claire tant pour le gouvernement que pour l’Etat-major des forces françaises en Algérie. N’étant pas de statut militaire, ils doivent être rendus à la vie civile, désarmés et renvoyés dans leur foyer. Seule une minorité, les anciens supplétifs et certains civils réellement menacés ont la possibilité d’être transférés en métropole.

Pour les Harkis plus spécifiquement, le décret du 20 mars 1962 leur offre trois solutions : l’engagement dans l’armée régulière, revenir à la vie civile avec primes de licenciement et de recasement ou reconduire un contrat de six mois pour leur laisser un temps supplémentaire de réflexion. Une diffusion restreinte et les mesures financières proposées doivent permettre d’éviter un afflux massif en France non souhaité par les pouvoirs publics. Du fait de la recrudescence des désertions, souvent avec armes, depuis le début de l’année 1962 et surtout les mois de mars et avril, le licenciement – et non la démobilisation – des derniers supplétifs s’accélère. Si certains désertent individuellement ou en petits groupes pour rejoindre les maquis de l’ALN afin de « se dédouaner » à leurs yeux, d’autres n’ont pour seules perspectives que de se défendre d’éventuelles représailles, ayant perdu tout espoir d’une protection de l’armée française.

Face à cette situation, le ministre des Armées demande le désarmement immédiat de tous les Harkis. Pour obéir aux ordres et éviter une sédition, une « révolte des cipayes », des supplétifs sont parfois désarmés subrepticement. Les Harkis et leurs familles ne doivent ainsi être évacués que dans le cadre d’un plan de transfert, élaboré assez tardivement, minimaliste et imprécis du reste. Néanmoins, s’il est avéré que les Harkis qui ont souscrit un contrat dans l’armée sont rapatriés avec leurs familles, ainsi que certains moghaznis, souvent sous la pression des responsables militaires ou des SAS, le gouvernement s’évertue à limiter les transferts en France. Dès le mois de mars 1962, il est demandé à ce que les dossiers de transfert ne comprennent que les « cas critiques exigeant une solution discrète et urgente », malgré la connaissance que « de nombreux FSNA risquent, en raison de leurs sentiments pro-français déclarés ou de leur engagement aux côtés des forces de l’ordre, d’être l’objet de représailles du FLN »[7].

Sous le prétexte d’une récupération, qui s’avère illusoire finalement, des anciens supplétifs par l’OAS, des mesures coercitives sont prises par le ministère des Armées, Pierre Messmer, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey et le ministre d’Etat Louis Joxe, en charge des Affaires algériennes, pour empêcher leur installation en France par le biais de filières clandestines. Filières mises en place par des responsables de formations supplétives (en activité ou qui ont démissionné pour ne pas contrevenir aux ordres), craignant pour la vie de leurs anciens « compagnons d’armes » et leurs familles, ils utilisent tous les moyens pour les exfiltrer en France.

Le ministre d’Etat Louis Joxe communique au haut-commissaire en Algérie, Christian Fouchet dans un télégramme du 12 mai 1962 : « Les renseignements qui me parviennent sur les rapatriements prématurés de supplétifs indiquent l’existence de véritables réseaux tissés sur l’Algérie et la métropole dont la partie algérienne a souvent pour origine un chef SAS… Vous voudrez bien faire rechercher tant dans l’armée que dans l’administration les promoteurs et les complices de ces entreprises et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe renvoyés en Algérie … »[8]. Ainsi, des supplétifs sont interdits d’embarquement à partir des ports algériens, voire certains auraient été refoulés en France à leur arrivée au port de Marseille. Malgré les promesses faites en février et mars 1962 par Louis Joxe, le Comité des Affaires algériennes décide le 21 juin que les « citoyens français d’Algérie de statut de droit local », en l’occurrence les « musulmans », doivent déclarer individuellement leur volonté de rester français pour ne pas perdre leur nationalité à partir du 3 juillet. L’ordonnance du 21 juillet 1962 précise que cette déclaration, qui implique la soumission au Code civil, doit se faire en territoire français, limitant ainsi drastiquement la possibilité d’un maintien massif de la nationalité française pour les anciens colonisés. Cette position rejoint celle des indépendantistes pour qui tous les anciens supplétifs sont des Algériens, qui doivent aussi rester en Algérie, mais dans la perspective de les juger.

Violences post-indépendance

Les représailles et massacres des anciens supplétifs et autres Algériens suspectés de « collaboration avec le colonialisme » débutent à partir du mois de juillet, et se généralisent sur l’ensemble du territoire durant tout l’été jusqu’en septembre 1962. Elles reprennent ensuite en octobre 1962 puis déclinent progressivement en 1963. Les unités des forces armées françaises en Algérie (FAFA) présentes jusqu’au 1er juillet 1964, recueillent ainsi une masse de plus en plus nombreuse de réfugiés fuyant les exactions, anciens supplétifs, anciens militaires engagés ou appelés, civils, seuls, accompagnés ou suivis de leurs familles. Ils sont accueillis dans des camps de regroupement comme à Tefeschoun près d’Alger ou celui de Bône (Annaba). Par crainte de coups de force d’unités de l’ALN ou de tensions sporadiques, ils sont étroitement surveillés.  

Malgré la situation politique, malgré les rapports quotidiens décrivant la réalité des massacres, des ordres sont émis pour enrayer l’accueil de ces réfugiés. Sous le motif que le temps de réflexion pour leur départ en Algérie était largement dépassé, par crainte d’accueillir des « éléments douteux » chargés de s’infiltrer dans les camps ou des personnes fuyant la situation économique, du fait de la saturation réelle des camps d’accueil et de transit en France (Le Larzac et Bourg-Lastic), les responsables politiques ou militaires édictent des ordres ne niant pas le nécessaire accueil des personnes menacées mais le restreignant au maximum et interdisant toute sortie des unités pour aller chercher des personnes menacées. Le Premier ministre Georges Pompidou demande néanmoins au ministre des Armées, le 19 septembre 1962, le transfert en France des familles réfugiées dans les camps militaires français en Algérie.

À partir de la fin de l’année 1962 et durant l’année 1963, avec la diminution des afflux de réfugiés, les ordres oscilleront entre politique d’accueil et contrôle strict des entrées par crainte officiellement des « éléments douteux ». En novembre 1962, 6.500 personnes sont cependant hébergées par l’Armée. L’action des pouvoirs publics à partir de 1963 et surtout 1964 s’oriente par la suite à une activité essentiellement diplomatique, une diplomatie le plus souvent officieuse et timorée, pour éviter une médiatisation, avec l’intermédiaire du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) pour libérer les anciens supplétifs prisonniers des prisons et camps d’internement algériens. Les libérations se poursuivent jusqu’au début des années 1970.

Près de 45.000 anciens supplétifs et membres de leurs familles parviennent à se réfugier en France par le biais de l’armée française, et près de 40.000 autres par d’autres filières, soit près de 10% du total des anciens supplétifs durant la guerre. Le recensement de 1968 précise que 140.000 Français musulmans sont établis en France, répartis entre 80.000 anciens supplétifs et leurs familles et 55.000 civils, notables, fonctionnaires et militaires.

Combien de personnes ont été victimes de ces massacres ? Les chiffres varient d’environ 10.000[9] à 150.000 personnes, s’appuyant sur le rapport du sous-préfet d’Akbou. Entre ces deux estimations extrêmes, d’autres estimations les plus diverses sont avancées. Peu d’historiens s’aventurent à donner des chiffres. Néanmoins, si les violences à l’endroit des anciens supplétifs ne peuvent être niées, les modalités de celles-ci sont diverses : massacres, assassinats, tortures, emprisonnement, internement, travaux forcés, contraints de déminer, jusqu’à la marginalisation sociale (interdiction de certains emplois et aides de l’Etat) et politique (perte des droits civiques). Le nombre de victimes sera sûrement difficile, voire impossible à établir avec précision, et demeure (avec le nombre de civils algériens tués durant la guerre) un chantier encore ouvert.

La France des camps

En France, le Gouvernement sollicite le ministère des Armées pour aménager des camps militaires en camps de transit et de reclassement initialement pour seulement quelques milliers de personnes, familles d’anciens supplétifs. Les prévisions des pouvoirs publics envisageaient le règlement de cette question en un été, avec peu de « réfugiés musulmans » au reclassement rapide. Le camp du Larzac (Aveyron) ouvre ses portes le 15 juin 1962 (jusqu’au 15 octobre), mais devant l’afflux de réfugiés, un deuxième camp est ouvert à Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme, 24 juin – 25 septembre). Très rapidement, c’est plus de 10.000 réfugiés qui sont regroupés dans ces camps.

La fermeture des camps ne se déroule pas selon les prévisions du secrétariat d’Etat aux Rapatriés. Les flux de réfugiés sont continuels, et surtout le reclassement s’effectue lentement du fait des tensions avec l’immigration algérienne dans certains bassins d’emploi, les réticences des employeurs ou de certains syndicats, les difficultés de logement, l’afflux massif des « rapatriés européens d’Algérie » mettant au second plan celui des « rapatriés musulmans ».

Ainsi, ne pouvant maintenir des milliers de famille sous l’hiver rigoureux de l’Auvergne ou de l’Aveyron, les camps du Larzac et de Bourg-Lastic ferment leurs portes en septembre 1962. Les réfugiés sont transférés à Rivesaltes (Pyrénées-Orientales, septembre 1962 – 31 décembre 1964) et Saint-Maurice l’Ardoise (Gard, 29 octobre 1962 – 1er décembre 1963) pour les familles d’anciens supplétifs. Les civils non-supplétifs sont envoyés au camp de La Rye Le Vigeant, dans le département de la Vienne. Enfin, en 1963, le camp de Bias (Lot-et-Garonne, janvier 1963-1964) ouvre ses portes pour accueillir les anciens supplétifs célibataires, en formation professionnelle puis ceux difficilement reclassables.

Devant les réticences préalables du ministère des Armées à prêter une partie de son domaine militaire au secrétariat aux Rapatriés, les mesures d’urgence ne sont pas prises dans l’immédiat pour accueillir des réfugiés par milliers. Au camp de Rivesaltes, c’est sous les tentes qu’une partie des familles doit affronter l’hiver et les bourrasques de la tramontane. Une véritable ville de près de 10 000 personnes pousse en quelques jours à proximité de Perpignan, devenant la deuxième « ville » du département. Près de 22 000 personnes transitent par un camp entre septembre 1962 et décembre 1964.

Les conditions de vie durant ce premier hiver dans les camps de transit sont effroyables, avec un taux de mortalité infantile important, non seulement par le fait des afflux continus mais aussi de l’impréparation des pouvoirs publics et d’une gestion approximative de la situation. Des conditions de vie qui entraînent des ordres d’empêcher toute médiatisation. La presse est interdite de séjour dans les camps par Matignon. Cette interdiction est levée en principe le 15 février à Rivesaltes et le 1er mars à Saint-Maurice-l’Ardoise, ouverture plus tardive du fait des séquelles d’épidémies.

Outre des conditions de vie précaires surtout par manque de logements décents (les baraquements du camp de Rivesaltes ne sont achevés qu’au premier semestre 1963), les familles d’anciens supplétifs demeurent dans un contexte militaire – l’environnement s‘y prêtant d’ailleurs déjà : encadrement des compagnies de camp, barbelés, miradors – tant pour éviter des incidents avec des militants du FLN, mais aussi par les craintes suscitées par les villageois aux alentours devant cette masse de réfugiés dont la présence est souvent contestée et accusée de toutes les déprédations.

La plupart de ces familles d’anciens supplétifs transitent quelques jours, quelques semaines ou quelques mois dans ces camps, les arrivées et les sorties étant journalières en 1962-1963. Ainsi, les effectifs des camps entre 1962 et 1965 sont assez bien connus : 21.000 en 1962, 15.000 en 1963 et 5.340 en 1964-65. Environ 40.000 personnes seraient arrivées individuellement ou auraient rejoint des régions où ils avaient de la famille, un emploi ou un logement, sans passer par des camps.

Les camps de transit ferment officiellement avant la fin de l’année 1964, néanmoins, le camp de Rivesaltes compte encore quelques centaines de personnes dont le ministère des Rapatriés ne sait que faire : handicapés physiques, mutilés, paraplégiques, invalides, veuves et orphelins… Qualifiés, sans tact, de personnes « inclassables » voire « irrécupérables », François Missoffe, ministre des Rapatriés, demande ainsi en mai 1964 que « les déchets existant dans ce camp et dont le reclassement s’avèrera impossible » (SHD 19 T 257/2. Ministre des Rapatriés au ministre des Armées, 15 mai 1964) soient envoyés dans les camps de Bias et de Saint-Maurice-l’Ardoise, transformés pudiquement en cités d’accueil jusqu’en 1975. La pérennité des camps et l’imposition d’une tutelle sociale sont constitutifs de l’émergence d’une « question Harkis ».

La fabrication d’une « question Harkis »

En 1975, l’opinion publique prend conscience de la situation des familles d’anciens supplétifs avec la révolte des habitants des camps de Bias et de Saint-Maurice-l’Ardoise. Face à cette situation insurrectionnelle, les pouvoirs publics adoptent des mesures d’urgence et à court terme pour apaiser le mécontentement généralisé des anciens Harkis et leurs familles, sans régler véritablement le problème et maintenant une forme de tutelle sociale sur certaines de ces familles. Durant l’été 1991, les enfants de Harkis, désignés par l’expression « seconde génération », s’insurgent une nouvelle fois dans toute la France. Une loi « relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie » est votée en 1994 qui n’empêchent pas la multiplication des grèves de la faim et autres actions revendicatives qui jalonnent les années 1990. A partir de la fin des années 1990, parmi les porte-paroles du groupe social Harkis, un changement d’objectif et de stratégie s’opère. D‘un combat orienté essentiellement vers des revendications d’ordre matériel (indemnités, aides à l’emploi, au logement…), les associations axent désormais leurs efforts vers l’obtention d’une reconnaissance officielle de leur histoire (l’abandon, les massacres, la relégation dans les camps). S’effectue aussi une réappropriation des premiers espaces d’accueil des familles d’anciens Harkis, dont en premier lieu les camps de transit et/ou cités d’accueil comme Bourg-Lastic, Le Larzac, Rivesaltes, Saint-Maurice-l’Ardoise et Bias. Des stèles ou plaques sont inaugurées dans ces lieux qui deviennent l’objet de « pèlerinages de mémoire », à l’instar d’autres acteurs de la guerre d’Algérie dorénavant préoccupés par la transmission de leur mémoire.

Les pouvoirs publics, craignant de nouvelles tensions, dans un contexte de crispations mémorielles autour de la guerre d’Algérie, de tensions diplomatiques sur la question coloniale entre la France et l’Algérie, prend toute une série de mesures symboliques à l’intention des familles d’anciens supplétifs, devenues aussi une clientèle électorale à séduire. C’est ainsi que naquit l’hommage aux Harkis le 25 septembre 2001, qui devient annuel à partir de 2003, et le vote de la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, dont les anciens supplétifs. Mais cette dernière relance au contraire la « guerre des mémoires » par son article 4 où les programmes scolaires devaient reconnaître en particulier le rôle positif de la présence française en Outre-Mer, notamment en Afrique du Nord.

Enfin, en France, les Harkis deviennent une thématique des campagnes présidentielles.  Les campagnes présidentielles de 2007 et 2012 voient ainsi les candidats Ségolène Royal, Nicolas Sarkozy et François Hollande prendre position officiellement pour une reconnaissance par l’Etat de « l’abandon des Harkis ». Par crainte de renforcer les demandes de réparations financières, de raviver des revendications de reconnaissance de la part d’autres porteurs de mémoire liés à la guerre d’Algérie, et de relancer des crispations mémorielles avec l’Algérie avec laquelle un rapprochement s’est opéré durant son quinquennat, ce n’est que le 25 septembre 2016, lors de la journée nationale d’hommage aux Harkis, que François Hollande, président de la République, reconnaît officiellement « les responsabilités des gouvernements français dans l’abandon des Harkis, les massacres de ceux restés en Algérie et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférés en France ». Malgré la satisfaction d’une grande majorité des porte-paroles associatifs, certains se lancent dorénavant vers la revendication d’une loi de réparation, faisant fi de nouvelles mesures d’aide. En 2018, le Président de la République, Emmanuel Macron, demande officiellement la constitution d’un groupe de travail pour clore définitivement le « dossier Harkis ». Ce groupe de travail est présidé par le préfet Dominique Ceaux, accompagné par Simon Chassard, auditeur du Conseil d’État. Il en ressort en juillet 2018 un rapport intitulé « Aux Harkis, la France reconnaissante » proposant 56 nouvelles mesures de reconnaissance, de solidarité et de mémoire.

La remise du rapport Stora en janvier 2021 avec une vingtaine de recommandations devant permettre la « réconciliation » entre les mémoires en France et entre la France et l’Algérie relance paradoxalement la « question Harkis ». C’est dans un contexte d’application d’une partie des recommandations du rapport Stora (reconnaissance de l’assassinat d’Ali Boumendjel, ouverture des archives, reconnaissance des « crimes inexcusables » du 17 octobre…), de tensions mémorielles sur la guerre d’Algérie dont les Harkis, de revendications du tissu associatif, que s’inscrit la demande de pardon d’Emmanuel Macron le 20 septembre 2021 devant un parterre de représentants associatifs. Engagement du Président de la République lors de ce discours, une proposition de loi de réparation est votée le 23 février 2022.

En 2024, année du 70ème anniversaire du déclenchement de la guerre d’Algérie, la « question Harkis » en France et en Algérie est-elle en passe de dépasser les crispations mémorielles et les instrumentalisations idéologiques ? Si en France, les historiens, mais aussi les autres chercheurs en sciences humaines et sociales, se sont emparés de ce sujet comme un objet historique, permettant de mieux cerner l’histoire des supplétifs dans le contexte colonial et de la guerre d’indépendance algérienne, en Algérie, le sujet reste encore très peu abordé, malgré quelques publications, car considéré comme trop sensible et polémique. Les revendications pour une réappropriation de l’histoire de la guerre de libération nationale lors du mouvement hirak (2019-2021) et la tribune des historiens algériens demandant au président de la République d’ouvrir les archives algériennes (mars 2021) permettent de penser que l’histoire des Harkis pourrait devenir un objet de recherche légitime, comme le préconisait déjà Germaine Tillion, ethnographe, résistante en 1940, déportée au camp de Ravensbrük, médiatrice durant la guerre d’Algérie entre le gouvernement français et le FLN, écrivait en 2003 : « Les Harkis ont longtemps été condamnés au silence, assommés par des injures absurdes et il est temps de tourner la page de la guerre, mais auparavant tout doit être dit. Car lorsque la vérité est dite, on est plus riche pour effacer un passé douloureux » (« Harkis et résistants vont bien ensemble », La Croix, 3 avril 2003).


[1] Cet article reprend en partie la synthèse publiée : Abderahmen Moumen, « Les harkis (1954-2022). Histoire, mémoires et pardon », in Pierre Vermeren (dir.), 1962-2022, Algérie-France, réflexions et matériaux sur un interminable divorce, revue Outre-Mers 2022/1 (N° 414-415), 2022.

[2] Les différents termes pour désigner la population autochtone peut parfois être l’objet de controverse : indigène, sujet, musulman, Algérien, Français de souche nord-africaine/FSNA, citoyens de statut de droit local…. Ces termes reflètent la complexité de la situation coloniale d’un point de vue administratif et juridique.

[3] Service historique de la Défense (SHD) 1 H 2538.

[4] Mohamed Harbi, « Dire que la guerre est finie », in Le Monde, 4 mars 2003.

[5] Brahim Sadouni, Destin de harkis, Paris, Cosmopole, 2001.

[6] Said Ferdi, Un enfant dans la guerre, Paris, Seuil, 1981.

[7] SHD 1 H 3932/2. Courrier n°782/RT/CAC/3/PH du 22 mars 1962, Général de division Ducournau, commandant le RT et le CA Constantine.

[8] SHD 1 H 1260 – 2. Ce télégramme fait suite, entre autre des initiatives individuelles, à l’arrivée de 90 personnes (anciens supplétifs et familles) début mai à Marseille sur le paquebot « Ville de Bordeaux ».

[9]Jean Lacouture, Le Monde du 13 novembre 1962. Son article est suivi de celui de Pierre-Vidal Naquet (Le Monde, 11-12 novembre 1962) dénonçant aussi ces massacres et l’inaction des pouvoirs publics français. S’appuyant sur des sources militaires, cette estimation est citée dans une fiche du secrétariat d’Etat aux Affaires algériennes, 20 novembre 1962 ; et par une note du ministre Louis Joxe du 27 novembre 1962 (Cité par Maurice Faivre, Les Archives inédites de la politique algérienne, Paris, L’Harmattan, 2001, pp.139-140).

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