L’œil de l’historien

29 mars 2023

Jacques Semelin, Pourquoi la France en Europe a proportionnellement subi le moins de pertes dans la Shoah ?

Jacques Semelin est un historien et politologue français. Directeur de recherche émérite au CNRS, il est spécialistes des génocides, des violences extrêmes et des formes de résistances civiles, du sauvetage et de la survie des Juifs en France durant la Seconde Guerre mondiale. Il est également enseignant à Sciences Po Paris où il a créé un cours pionnier sur les violences de masse. Il est auteur de nombreux ouvrages, dont « La survie des Juifs en France (1940-1944) », Paris CNRS édition 2018.

Nombre d’émissions à la radio et à la télévision se succèdent sur la persécution et l’extermination des Juifs par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Il est maintenant établi que la France a participé à ce qu’on appelle la Shoah, du fait de la collaboration du gouvernement de Vichy avec l’occupant. Néanmoins, les trois-quarts des Juifs ont survécu à ce génocide, comme l’a établi Serge Klarsfed : « En 1940 la population juive en France s’élevait à environ 320 000 personnes et constituait l’une des plus importantes communautés juives après celles de la Pologne, de l’URSS, de la Roumanie et de la Hongrie. Un quart de cette population juive en France a disparu pendant la Shoah ; proportion qui est exceptionnellement basse par rapport à toutes les autres communautés juives, hormis celles – toutes petites – du Danemark et de la Finlande. Quant à l’Italie, il y avait 40 000 Juifs au maximum. Dans l’Europe occupée par l’Allemagne hitlérienne, la France est le pays où les Juifs ont proportionnellement subi le moins de pertes »[1]

Comment cela a-t-il été possible ?  J’ai consacré plusieurs années de recherche à tenter de l’expliquer en montrant que si tant de Juifs ont pu survivre en France, ce n’est pas grâce à Vichy mais en dépit de Vichy. Pour le comprendre, identifions les trois « écrans » de freinage du génocide des Juifs dans notre pays.

  Le premier est celui du maintien d’un État dans le cadre de l’armistice signé le 22 juin 1940. Il s’agit bien sûr d’une souveraineté relative, car l’ogre nazi n’est jamais loin, ce qui se vérifie le 11 novembre 1942, avec l’invasion de la zone dite « libre » par la Wehrmacht.  Mais c’est une constante dans l’Europe nazie : là où des gouvernements restent en place, ceux-ci disposent d’une certaine marge de manœuvre, entre autres sur la « question juive », Berlin comptant sur la collaboration des forces de police locale pour livrer les Juifs. Les attitudes de réserve, voire de refus de ces gouvernements vis-à-vis des déportations, ont été de nature à différer (parfois à bloquer) l’application de la solution finale dans leurs pays. En revanche, quand l’État a totalement été détruit (comme en Pologne ou en Ukraine) ou placé sous le contrôle direct des nazis (Pays-Bas ou Belgique), la proportion des Juifs victimes de la Shoah est élevée, voire très élevée.

Les deux cas typiques de collaboration d’État dans l’Europe nazie sont ceux du Danemark et de la France.  A Copenhague, le gouvernement affirme, dès 1940, que Berlin ne peut pas toucher aux Juifs, faisant valoir que ceux-ci font partie intégrante de la communauté nationale. « Aux yeux des Danois, tout traitement discriminatoire des Juifs équivaudrait à un début d’abolition de l’actuelle Constitution », écrit le plénipotentiaire du Reich Werner Best pour rendre compte de la situation[2]. À Vichy, le gouvernement ne fait pas preuve d’une telle fermeté, puisqu’il commence à déchoir des Juifs de leur nationalité dès juillet 1940, à édicter un statut discriminant des Juifs français en octobre, et à autoriser l’internement des Juifs étrangers dans des camps sur le territoire où il est en principe souverain, celui de la zone dite « libre ». Pourtant, nombre de Juifs ne s’y trompent pas : cette « zone libre », c’est encore la France, comme le note l’écrivain Léon Werth dans son journal. Ils sont des dizaines et dizaines de milliers de Juifs à vouloir s’y rendre et ils ne sont d’ailleurs pas les seuls. Mais Vichy va-t-il les y laisser tranquilles ? Pas du tout. Ce gouvernement y institue sa propre législation antisémite, visant au déclassement social et économique des Juifs.

L’antisémitisme des nazis est certes à différencier de celui de Vichy. Le premier vise à l’extermination de la « race juive » tandis que le second entend les exclure du corps social pour en faire des « sous-citoyens ». Mais quand, à l’été 1942, Berlin demande des contingents de Juifs à déporter en Pologne, Vichy accepte, sachant qu’ils seront conduits vers le pire.  

D’aucuns ont affirmé que le gouvernement français a alors livré aux Allemands des Juifs étrangers pour sauver les Juifs français. Mais où ont-ils vu cela dans les archives ?  Si Vichy livre des Juifs étrangers aux nazis, c’est parce que ce gouvernement est xénophobe, Laval ayant parlé d’eux comme de « déchets ». Et des Juifs français sont bel et bien déportés.

Sur les 4 501 enfants juifs arrêtés lors de cette opération du Vél’ d’Hiv’, quelque 3 000 sont nés en France de parents étrangers, donc légalement français, et sont pour la plupart envoyés vers Auschwitz. François Mauriac a trouvé les mots poignants pour en parler : « À quel moment de l’histoire les bagnes se sont-ils refermés sur plus d’innocents ? À quelle autre époque les enfants furent-ils arrachés à leurs mères, entassés dans des wagons à bestiaux, tels que je les ai vus ce matin, par un sombre matin, à la gare d’Austerlitz[3] ? ».

Deuxième écran : l’opinion. Cette année 1942 est la plus terrible, s’agissant de la déportation des Juifs depuis la France. Vichy participe à la perpétration d’un crime de masse qui vise surtout les Juifs étrangers et apatrides.  Nul doute, l’opinion est xénophobe. Mais l’arrestation de familles entières soulève de la désapprobation en son sein, suscitant des gestes spontanés d’entraide et de solidarité. J’ai identifié les cinq figures clés de cette entraide envers les Juifs persécutés : l’ange-gardien, l’hôte, le nourricier, le faussaire et le passeur. On en trouve nombre d’exemples parmi celles et ceux qui ont été honorés du titre de Justes, dont un grand nombre vivent à la campagne. Dans une France alors très catholique, plusieurs évêques se font les porte-paroles de cette émotion, en premier lieu, l’archevêque de Toulouse, Jules Saliège : « les juifs sont des hommes, les juives sont des femmes. Les étrangers sont des hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est pas permis contre eux… » 23 août 1942). Après-guerre, le général de Gaulle le fera compagnon de La Libération, seule personnalité religieuse à recevoir cette distinction pour ses « discours en chaire contre l’ennemi ».  Or, on a montré que les protestations de ces évêques ont freiné la collaboration de Vichy à ces arrestations de masse, le gouvernement français ayant tiré sa légitimité du soutien de l’Eglise catholique depuis l’été 1940.

Il est vrai que Vichy s’est refusé à instituer le port de l’étoile jaune en zone libre. Mais pour quelle raison ? Parce que l’amiral Darlan considère – à juste titre – que ce stigmate public ferait des Juifs des « martyrs » et que les Français ne le comprendraient pas[4]. On voit encore le rôle de l’opinion, sur laquelle Vichy est suffisamment renseigné, même si celle-ci ne peut s’exprimer dans la rue ni dans des journaux. Il y a donc deux types d’opinion auxquelles le gouvernement français se montre en partie sensible : celle résultant de l’émotion suscitée par l’arrestation de femmes, d’enfants et de personnes âgées, et celle enracinée dans l’histoire de France s’agissant de l’intégration des Juifs à la nation.

Si Pétain a aboli la République en 1940, il ne peut abolir l’héritage historique de la lente assimilation des Juifs à la nation depuis la Révolution française. Mais ce n’est pas faute d’avoir essayé. Serge Klarsfeld a d’ailleurs découvert en 2010 le premier statut des Juifs annoté de la main même du Maréchal – et annoté dans le sens d’une aggravation des restrictions imposées aux Juifs[5]. Malgré tout, la persécution des Juifs français a été incapable de briser totalement les liens sociaux qui existaient depuis près de cent cinquante ans entre ces Français israélites et leurs compatriotes. Ce n’est pas Vichy qui a sauvé les Juifs français comme le soutiennent les défenseurs de Pétain, c’est l’intégration républicaine des Juifs à la nation qui, tant bien que mal, a freiné la Shoah en France. Mais combien de temps cela aurait-il encore duré si l’Occupation s’était prolongée ?

   N’en oublions pas pour autant un troisième écran : la résistance des victimes, c’est-à-dire la défense et le sauvetage des Juifs par les Juifs eux-mêmes. Plutôt que de tenter vainement de démontrer à tout prix en quoi Vichy a sauvé les Juifs français, il convient de se demander comment les Juifs se sont sauvés eux-mêmes.  Certes, dès le début de l’Occupation, les rabbins ont incité au respect de la loi donc à ce que les Juifs se fassent déclarer comme tels. Mais à mesure que la persécution s’est aggravée, certains sont entrés dans l’illégalité en se procurant, par exemple, de faux papiers. Puis des organisations juives de sauvetage se sont développées, pour venir en aide en premier lieu aux enfants : Œuvre de secours aux enfants (OSE), Réseau Garel, Réseau Marcel, Comité de la rue Amelot, Éclaireurs israélites de France etc. Des organisations chrétiennes –protestantes et catholiques- ont également participé à ce sauvetage. 

   Les Juifs français ont tardé à prendre conscience du danger qui pesait sur eux. Précisément parce qu’ils se sentaient protégés par leur nationalité. En fait, il s’agissait d’une illusion. Partout en Europe, les nazis ont commencé à déporter ou faire déporter les Juifs étrangers pour s’en prendre ensuite aux Juifs nationaux. Leur logique était la destruction du « Juif » quelle que soit sa nationalité. Et si Vichy considérait que les Juifs français n’étaient en principe pas déportables, il pouvait malgré tout les faire arrêter pour non-respect de la législation antisémite, les faire interner, puis déporter (comme le convoi 48 du 13 février 1943, composé exclusivement de Juifs français ayant commis des « infractions »). Peu à peu, des Juifs français sont donc passés dans l’illégalité, surtout en 1943-1944, en se procurant des faux papiers et en se réfugiant dans des lieux reculés à la campagne. J’en ai croisé bien des exemples au cours de mon enquête, comme celui de la famille de Jérôme Lindon, futur directeur des Éditions de Minuit.

Il faut enfin prendre en compte l’évolution du contexte international et de la guerre. Ce n’est pas un hasard si la compromission la plus massive de Vichy à la déportation des Juifs se produit en 1942, au moment même où l’Allemagne domine l’Europe et où ses armées se rapprochent de Moscou. En France, comme les nazis ne sont pas encore parvenus à faire déporter en masse les Juifs français, ils font pression sur Vichy pour obtenir la dénaturalisation d’anciens Juifs étrangers, ce qui aurait alors conduit Vichy à livrer aux Allemands des milliers de Juifs aussitôt déportables. Mais cette loi est abandonnée in extremis à l’été 1943 au moment même où l’Italie vient de capituler. Le vent tourne. Les nazis n’abandonnent pourtant pas la partie. Au cours de l’automne 1943, ils prennent en charge eux-mêmes la chasse aux Juifs, secondés par des miliciens et groupuscules collaborationnistes. Ainsi la déportation des Juifs, étrangers et français, augmente jusqu’à la fin de l’Occupation. C’est dans cette période que le père de Serge Klarsfeld est pris, ainsi que Simone Veil et plusieurs membres de sa famille. La France est alors entrée dans un véritable climat de guerre civile et les forces de Vichy sont davantage occupées à combattre la Résistance qu’à capturer des Juifs.

En fin de compte, si Vichy a livré moins de Juifs français (entendons-nous bien : dans une proportion relative, car il s’agit tout de même de 24 500 personnes, hommes, femmes, enfants, vieillards, soit le tiers des Juifs déportés de France), ce gouvernement ne les a pas pour autant défendus, favorisant leur déportation par les nazis.

Si le jugement moral sur Vichy ne peut être que très sévère, celui de l’historien se doit d’être complexe. Le rôle du chercheur est de mettre en lumière cette complexité.


[1] Serge Klarsfeld dans Jacques Semelin Une énigme française, pourquoi les trois quarts des Juifs en France n’ont pas été déportés, Albin Michel, 2022, p.200

[2] Cité par Jacques Sabille, « Comment les Juifs danois furent sauvés », Lueurs dans la tourmente, Paris, Éditions du Centre, 1956, p. 51.

[3] François Mauriac, Le Cahier noir, Paris, Minuit, 1943 ; réédition Desclée de Brouwer, 1994.

[4] Lettre de Darlan à Brinon, 21 janvier 1942, AN, F1a 3645, citée par Laurent Joly, L’État contre les juifs. Vichy, les nazis et la persécution antisémite, Paris, Flammarion, 2020, p. 69.

[5] Ibid., p. 15.

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