Jérémy Pignard, docteur en histoire, professeur certifié d’Histoire-Géographie-EMC en Isère, a notamment publié « D’un tombeau vide à une tribune politique : genèse et évolution d’un espace commémoratif majeur », dans la revue numérique In situ. Revue des patrimoines n°25 ; « La Victoire et le temps du deuil en Isère » dans l’ouvrage À l’arrière comme au front. Les Isérois dans la Grande Guerre coordonné par Jean Guibal, Olivier Cogne et Hélène Viallet. Il a co-écrit avec Florent Mézin, « Les « morts pour la France » sur les monuments isérois de 1914 à 2014 : la mémoire militaire et la reconnaissance nationale » dans la revue La Pierre et l’Ecrit n° 25.
Le 23 mars prochain, la première pierre d’un monument aux Morts en opérations extérieures sera posée. Cette nouvelle étape dans l’élaboration et la pérennisation de la mémoire des OPEX s’inscrit dans une tradition de monumentalisation initiée au XIXe siècle. Après la guerre franco-prussienne de 1870, des monuments sont érigés pour dresser les listes des hommes tués au combat. Sous l’impulsion des citoyens dans leur groupement civique de base [1], comme l’explique Antoine Prost, ces monuments aux Morts se généralisent au lendemain de la Grande Guerre. En quelques années, ce sont plus de 50 000 édifices consacrés aux « Morts pour la France » qui s’élèvent sur le territoire. Ces constructions servent alors de tombes de substitution pour les familles endeuillées et d’expression d’hommage des communautés envers ceux qui ne sont pas revenus de la guerre. Elles sont aussi le principal support de la commémoration des morts au combat, permettant d’entretenir une mémoire désormais portée par les anciens combattants. Progressivement, ces monuments assimilent d’autres mémoires. De manière empirique, plusieurs municipalités intègrent des soldats tombés lors de la guerre du Rif (1925-1926) ou de la campagne de Syrie (1926). Les victimes de la Seconde Guerre mondiale et les militaires « Mort pour la France » lors des guerres de décolonisation sont également ajoutés sur ces constructions lorsqu’un nouvel édifice n’est pas érigé. Cette forme de syncrétisme mémoriel permet d’associer des morts de périodes différentes dont le seul point commun est d’avoir donné leur vie pour la France. Pourtant, après la guerre d’Algérie, de nouveaux morts apparaissent dans le cadre des OPEX et leur intégration sur les monuments aux Morts est moins systématisée.
Impliquée en différents lieux de la planète, l’Armée française a connu des pertes humaines importantes dans le cadre des OPEX, même si numériquement elles apparaissent comme relativement faibles en comparaison de celles des deux guerres mondiales et de la guerre d’Algérie. Si la mémoire de ces hommes est soutenue par leur famille, leurs compagnons d’armes, certaines associations et l’institution militaire, elle n’est pas toujours réinvestie dans le cadre communal. Plusieurs soldats morts en OPEX n’ont pas intégré le panthéon communal comme le Capitaine Rémy Basset, « Mort pour la France » le 6 mars 1993 à Niamey (Niger), qui n’est pas inscrit sur l’édifice de Tullins (Isère) [2]. Ne pas ajouter ces noms peut s’expliquer par le fait que le deuil ne concerne que peu de personnes au sein de la société. La discrétion des familles, qui ne revendiquent pas nécessairement cet hommage, et le statut de soldat professionnel expliquent aussi cette attitude. Il faut attendre le début des années 2010, notamment avec la résonance de l’intervention en Afghanistan et une médiatisation plus importante de la mort au combat, pour qu’une évolution apparaisse.
Cette médiatisation de la mort au combat, qui est annoncée presque en direct sur les chaînes d’information en continue, modifie considérablement la manière de concevoir la mémoire de ces nouvelles victimes. Elle est alors toujours associée à un traitement de l’information permettant d’expliquer, pour ne pas dire de légitimer, les OPEX. C’est dans ce contexte que certaines communes se sont intéressées à la question de l’hommage à rendre à ces militaires tués au combat.
La commune de Saint-Aupre (Isère) a été la première à organiser la matérialisation mémorielle d’un soldat tué en Afghanistan. Ce village inaugure le 11 novembre 2011 l’inscription du nom de Clément Chamarier, « Mort pour la France » le 19 février 2011 au Col de Kora dans la province de Kapisa, Afghanistan. Avant cet hommage communal, une première cérémonie s’était tenue à la caserne de Bourg-Saint-Maurice le 25 février, sous l’autorité d’Alain Juppé alors Ministre d’Etat, ministre de la Défense et des Anciens Combattants. Cette première étape dans cette reconnaissance officielle incarnait l’hommage de la Nation, mais également de l’Armée, pour un soldat tué au combat. Lors de l’inauguration du nom de ce soldat sur le monument aux Morts de Saint-Aupre, c’est un hommage local qui est mis en évidence, dans le sens où ce sont les représentants du bassin de vie qui assistent à la cérémonie. L’inauguration revêt une nouvelle fois un caractère militaire avec la présence d’un détachement du 7e Bataillon de chasseurs alpins de Bourg-Saint-Maurice et du Général Wattecamps, commandant à cette époque la 27ème Brigade d’Infanterie de Montagne (BIM). Le fait que l’armée réinvestisse le terrain de la commémoration publique trouve une partie de son explication dans le statut des nouveaux morts. Ces nouvelles victimes, dont le nom est pérennisé par le monument communal, sont avant tout des soldats professionnels. Le détachement présent est alors un élément important pour faire le lien entre la sphère militaire, à laquelle appartenait le défunt, et la mémoire communale, où son souvenir s’exprime désormais.
Avec les OPEX, le désir d’expliquer la mort du soldat professionnel nécessite la présentation du contexte à la fois diplomatique et militaire. A Saint-Aupre, le général Wattecamps prononce un discours dans lequel il rappelle l’engagement de l’armée française en Afghanistan, précisant qu’elle se bat « pour aider les Afghans à prendre leur destin en main et leur permettre de vivre en paix ». Cette présentation permet de légitimer l’implication de la France sur les théâtres d’opérations extérieures mais aussi d’expliquer l’inscription du nom de Clément Chamarier sur l’édifice communal.
Dans le cadre de ces guerres en OPEX, le monument retrouve une utilisation à la fois mémorielle et valorisante. Le soldat honoré est placé au sein du panthéon communal, alors même que ses caractéristiques diffèrent des autres personnes présentes sur l’édifice. Soldat de métier engagé sur un territoire autre que la France, il incarne un nouveau modèle de personne honorée. La mémoire des OPEX réinvestit le cadre communal car, même si toutes les municipalités ne comptent pas une victime dans ces conflits, elles ne peuvent désormais plus ignorer l’existence d’une reconnaissance légitime à leur encontre.
Si l’initiative de la commune de Saint-Aupre est inédite, le procédé a été rapidement institutionnalisé par la loi du 28 février 2012 qui impose l’inscription du nom du défunt sur le monument aux Morts de sa commune de naissance ou de dernière domiciliation ou sur une stèle placée dans l’environnement immédiat de ce monument, dès lors que la mention « Mort pour la France » a été portée sur son acte de décès. Cette législation rend obligatoire l’inscription sur les monuments aux Morts des personnes ayant reçu la mention « Mort pour la France ». Ce sont toujours les autorités politiques qui organisent la mémoration monumentale de la mort au combat, mais l’échelon décisionnel n’est plus le même. Le conseil municipal devient dans ce cadre un simple exécutant de la loi ; il a perdu son rôle d’initiateur. Avec la loi de février 2012, la place de la population dans la matérialisation mémorielle devient inutile puisque la loi décide de la démarche à suivre. L’une des caractéristiques nouvelles, qui rompt avec ce qui existait auparavant, est le fait qu’une famille ne peut plus refuser de voir inscrire leur proche sur le monument. Si elle refuse d’initier les démarches, d’autres auront cette charge. La seule décision qui est laissée à la famille est celle de la commune où doit être inscrit le nom du mort. Cette évolution apparaît comme une rupture importante puisque l’aspect populaire de l’édifice est définitivement annihilé au profit d’un aspect politique qui institutionnalise cette nouvelle procédure.
La loi du 28 février 2012 institue également une journée pour rendre hommage à ces morts en OPEX puisque le 11 novembre incarne désormais le jour où « il est rendu hommage à tous les morts pour la France ». La loi du 25 octobre 1919, relative à la commémoration et à la glorification pour la France au cours de la Grande Guerre, instituait déjà le 1er ou le 2 novembre comme le jour où une cérémonie doit être consacrée « dans chaque commune à la mémoire et à la glorification des héros morts pour la Patrie ». Pourtant, malgré ces textes officiels, la mémoire des OPEX peine à émerger à l’échelle locale. Dans les communes, les anciens combattants chargés de porter cette mémoire naissante sont encore rares. Ce sont exclusivement des militaires ou d’anciens militaires qui n’intègrent que très rarement les associations communales. S’il existe des associations départementales et des amicales régimentaires, elles ont moins d’influence sur les municipalités. Le poids, numérique et symbolique, des victimes des deux conflits mondiaux et des guerres de décolonisation rend difficile l’émergence de la mémoire des OPEX à une échelle locale. C’est donc à d’autres échelles que cette mémoire se construit.
Avec les OPEX, l’espace de mémoration tend à évoluer. Certains hommages sont construits in situ comme à Kaboul où une plaque commémorative, située à l’Ambassade de France dévoilée en avril 2013, rend hommage aux « soldats français morts en Afghanistan ». D’autres hommages sont dématérialisés. A une époque où le numérique s’adapte à la portée du plus grand nombre, Internet devient un lieu de mémoration. Plusieurs sites se font le relais de la mémoire des soldats français « Mortspour la France » comme le site « Mémoire des Hommes » ou la page « In memoriam » du site du Ministère de la Défense qui « honore la mémoire des soldats français morts en Afghanistan depuis 2001 ». Des blogs font également état de cette mémoire, étant à la fois l’expression d’anciens compagnons d’armes, des familles ou d’individus intervenant spontanément. Enfin cette mémoire joue aussi sur les échelles et le monument programmé pour 2017 à Paris en est une expression. Cet édifice, pour lequel les Invalides et la place Vauban étaient mentionnés par le rapport Thorette pour être de possibles lieux d’implantation parmi d’autres [3], sera finalement érigé dans le Jardin Noir du Parc André Citroën, à proximité du nouveau site du Ministère de la Défense. A quelques semaines du premier tour de l’élection présidentielle, cette construction est un symbole politique fort envers la quatrième génération du feu, car avec cet édifice, la mémoire des OPEX s’incarnera matériellement dans l’espace commémoratif français.
[1] PROST, Antoine, « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? » dans NORA, Pierre, dir., Les lieux de mémoire, tome 1, La République, Paris, Gallimard, 1984, p. 195 a 225.
[2] Site internet memoiredeshommes, fiche de décès relative à Rémy Claude Basset, né le 27 aout 1958 a Tullins, « mort pour la France » le 06 mars 1993 à Niamey au Tchad, [consulté le 28 décembre 2016].
[3] THORETTE, Bernard, sous la présidence de, Rapport du groupe de travail « monument aux morts en opérations extérieures », septembre 2011, p. 38.
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