Jean-Yves LE NAOUR, historien, auteur-réalisateur, et spécialiste de la Grande Guerre, a notamment publié en 2008 Le soldat inconnu. La guerre, la mort, la mémoire, aux éditions Gallimard.
On le sait peu mais l’idée d’inhumer un soldat inconnu, symbole du sacrifice collectif, est née en France, en 1916, à l’initiative du Souvenir Français. Cette idée, depuis, a conquis le monde.
« Pourquoi la France n’ouvrirait-elle pas les portes du Panthéon à l’un de nos compatriotes oubliés, mort bravement pour la patrie ? » En prononçant ces mots, le 26 novembre 1916, lors d’une cérémonie au cimetière de Rennes, le président du Souvenir Français, Francis Simon, lance une idée promise à un bel avenir. Il faut cependant attendre le 19 novembre 1918 pour que la première proposition de loi soit déposée à la Chambre des députés.
Et pourtant, rien ne se passe avant que la Grande-Bretagne ne se décide, en 1920, à inhumer un Tommy inconnu à l’occasion du 11 novembre. Un an plus tôt, les autorités britanniques avaient été impressionnées par la manifestation organisée par la France à la veille du défilé du 14 juillet 1919. Un cénotaphe de plâtre doré, un immense cercueil vide, avait été placé sous l’Arc de Triomphe dans la nuit du 13 au 14 juillet. L’idée était de célébrer les morts avant les vivants et de rappeler que la victoire avait été le fruit d’un énorme sacrifice. Cinq jours plus tard, Londres reprenait l’exemple du cénotaphe et promenait ce cercueil du Parlement à l’abbaye de Westminster. L’incroyable ferveur populaire qui accompagna cette manifestation, conduisit le gouvernement de Sa Majesté à songer à aller plus loin dans la construction d’un deuil national en procédant à l’inhumation d’un soldat inconnu. Quand la nouvelle est connue en France, en octobre 1920, elle pique l’orgueil national : « Cette idée lancée en France par des hommes politiques français, mais négligée par nous, est en train d’être ramassée par l’Angleterre », s’émeut L’Intransigeant. Finalement, le gouvernement décide dans l’urgence d’inhumer un poilu anonyme sous l’Arc de Triomphe, afin de ne pas se laisser damner le pion par la perfide Albion. L’histoire n’est peut-être pas très glorieuse, mais c’est ainsi : la rivalité franco-britannique a donné un coup de fouet au projet du soldat inconnu français.
Le 10 novembre 1920, tandis que le caporal Auguste Thin posait un bouquet de fleurs sur un des huit cercueils rassemblés dans la citadelle de Verdun, un officier anglais aux yeux bandés procédait à la même élection funèbre en désignant le Tommy symbolique au milieu de six corps non identifiés. Transporté en Grande-Bretagne sur le contre-torpilleur Verdun – tout un symbole -, il est enterré le 11 novembre dans l’abbaye de Westminster, qui abrite les tombes des rois et reines. Ce même jour, le Royaume-Uni instaure la règle des deux minutes de silence, à 11 heures, pendant lesquelles toute l’activité du pays s’interrompt.
A la suite de ces exemples français et britannique, trois nouveaux soldats inconnus sont inhumés en 1921. Cela commence le 9 avril, avec un combattant portugais, inhumé au sein de l’abbaye de Batalha. Elevé par Jean Ier en action de grâce pour la victoire décisive remportée sur les Castillans en 1385, ce monument est synonyme d’indépendance nationale. Le 2 novembre suivant, c’est au tour des Italiens d’adopter ce symbole, en faisant désigner l’inconnu par une mère en deuil au milieu de dix corps. Ramené à Rome par un train spécial qui convoie pas moins de trente wagons de fleurs, le soldat inconnu italien est accueilli à la gare par le roi en personne, puis conduit sur la colline du Capitole et scellé dans le monument abritant déjà la tombe de Victor-Emmanuel II, le père de l’unité italienne. Enfin, le 11 novembre 1921, les Etats-Unis ferment la marche en procédant à l’inhumation d’un Sammy inconnu. Désigné à Châlons-sur-Marne (aujourd’hui Châlons-en-Champagne), par un sergent qui dépose un bouquet de fleurs sur le cercueil, selon l’exemple français, il est exposé au Capitole le 10 novembre sur le catafalque qui a notamment servi à porter le corps d’Abraham Lincoln. Le 11, on l’enterre au cimetière national d’Arlington.
Le 11 novembre 1922, les Belges sacrifient eux aussi à cette cérémonie : désigné par un aveugle de guerre, l’élu est porté par huit amputés d’un bras et enterré au pied de la colonne de l’Indépendance. Désormais, tous les pays éprouvés réclament un soldat inconnu : la Tchécoslovaquie, la Roumanie, la Yougoslavie, la Pologne, la Grèce… Ils seront bientôt une trentaine.
Comment expliquer la fortune du soldat inconnu ? Peut-être parce que celui-ci n’incarne pas seulement le sacrifice abstrait mais aussi l’unité nationale. Les Nazis l’ont bien compris, eux qui font sauter le monument du combattant inconnu polonais, en 1939, parce qu’ils nient la nation slave au nom du lebensraum, tandis qu’à l’ouest ils respectent scrupuleusement le Soldat inconnu français de 1940 à 1944. La flamme sera ravivée tous les jours sous le regard de l’occupant, sans que celui-ci ne fasse la moindre difficulté. Le Soldat inconnu, enfin, née de la Première Guerre mondiale, s’en est affranchi : tous les pays éprouvés du XXe siècle ont manifesté la volonté d’inhumer un combattant anonyme sur le modèle initié par la France. Le Paraguay, à l’issue de l’effroyable guerre du Chaco (1932-1935), l’URSS après la « grande guerre patriotique » de 1941-1945, ou plus près de nous l’Algérie et son moudjahidin inconnu, ou encore l’Irak de Saddam Hussein, sortant en 1988 de l’affrontement avec l’Iran. Les derniers en date sont les soldats inconnus australien (1993), canadien (2000) et néo-zélandais (2004).
L’Allemagne et l’URSS – avant la Seconde Guerre mondiale pour ce dernier pays –, sont en revanche deux cas problématiques : fortement marqués par la guerre de 1914-1918, ils n’ont pas élevé de monuments aux soldats inconnus dans l’entre-deux-guerres. La difficulté à célébrer ceux qui sont morts dans une guerre impérialiste explique l’hostilité de l’URSS. Et puis le culte de Lénine, mort-vivant exposé éternellement dans son cercueil de verre, suffisait à incarner la nouvelle nation soviétique née de la révolution. De façon identique, il était délicat pour la République de Weimar, née elle aussi de l’effondrement de l’Empire allemand, d’honorer les morts de cette guerre injuste. Pourtant, un succédané existe bel et bien : sur le champ de bataille de Tannenberg, là où Hindenburg a stoppé l’avance de l’armée russe en août 1914, un monument a été élevé de 1924 à 1927 renfermant les corps de dix soldats non identifiés, auxquels on adjoindra la dépouille du maréchal Hindenburg lui-même en 1934. Mais surtout les nationalistes ne veulent pas entendre d’une cérémonie de deuil sur l’exemple français ou britannique, car pour eux l’esprit des morts est bien vivant et appelle à la revanche. Ils ne seront en paix que lorsque la guerre, commencée en 1914, sera gagnée ! Toutefois, la Neue Wache, un temple à l’esthétique gréco-romaine, construit en 1818 sur l’avenue berlinoise Unter den Linden, pour commémorer la victoire sur Napoléon est transformé en 1931 en mémorial des victimes de la Première Guerre mondiale. Lieu froid et vide, sans corps, il n’a jamais séduit les Allemands. En 1960, il fut transformé en mémorial des victimes du nazisme et doté en 1969 d’une flamme éternelle veillant sur les corps d’un soldat allemand et d’un déporté inconnu. L’Allemagne est donc la seule nation au monde qui commémore ses morts en même temps que les morts dont elle porte la responsabilité.
Dernier ouvrage paru : Djihad 14-18. La France face au panislamisme, Paris, Perrin, 2017, 250 p.
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