Docteure en histoire, Béatrix Pau est professeure agrégée au lycée Jean Moulin de Béziers. Auteure de nombreux ouvrages sur la Grande Guerre et la restitution des corps, elle a récemment réalisé un dossier pédagogique pour accompagner le roman Au Revoir Là-Haut.
Par son hécatombe, la Grande Guerre modifia profondément la mort du soldat. La violence des combats généra un véritable carnage, mutilant les corps, les anéantissant voire les faisant disparaître à jamais. Le décès du Poilu acquit alors une valeur exceptionnelle tant pour les familles des défunts que pour l’Etat[1]. Alors que les corps disparaissaient, l’attachement à la dépouille fut de plus en plus marqué. Dès les premiers jours du conflit les autorités civiles et militaires reçurent des demandes de restitution de corps. La loi du 29 décembre 1915 généralisa les sépultures individuelles et la création des cimetières militaires. En quoi la restitution des corps dépassa-t-elle la sphère privée pour devenir une affaire d’Etat ?
Laconiques, redoutés par les familles, les avis officiels de décès rendirent la mort du soldat mystérieuse, énigmatique. Doublés de l’absence de la dépouille, ils plongèrent les proches dans un deuil inachevé. En effet, ne pouvant répondre aux quatre temps clés du deuil (l’oblation, la séparation, l’intégration et la commémoration), la mort revêtit alors une dimension particulière.
La guerre sépara la France en deux zones, celle de l’intérieur et celle des armées, chacune étant administrée différemment. Du 2 août 1914 au 19 novembre 1914, aucune législation ne portait sur la restitution des corps des militaires morts au combat. Prévalait la législation funéraire civile en vigueur. De ce fait, soumis aux décisions des autorités civiles et militaires, certaines familles purent obtenir satisfaction, d’autres se virent signifier un refus. La note de Joffre du 19 novembre 1914 clarifia la situation. Pour des raisons d’ordre moral, sanitaire et matériel, toute exhumation et transport de corps étaient interdits dans la seule zone des armées. En conséquence, des restitutions à la charge des familles furent autorisées pour les militaires décédés dans un hôpital de la zone de l’intérieur.
La mesure liée aux circonstances exceptionnelles de la guerre fut présentée comme temporaire. Ainsi à la cessation des hostilités, les demandes de restitution furent renouvelées et s’amplifièrent. Or l’Etat procédait au nettoyage des champs de bataille (recherche, identification, mise en bière, inhumation des restes mortels) et maintint l’interdiction. Refusant cette décision, bon nombre de parents dérogèrent à la loi et exhumèrent clandestinement les dépouilles de leur proche. Tous les moyens étaient bons (en fonction des revenus mais aussi de l’ingéniosité de certains parents), d’où les nombreuses violations de sépultures militaires dans les années 1919-1920[2].
Se posa alors très vite la question de la propriété des corps. Les restes des militaires morts pendant la guerre appartenaient-ils à l’État ou aux familles ? Une véritable campagne en faveur de la restitution des corps éclata dans la presse envahissant les rangs de l’hémicycle. Le mois d’avril 1920 marqua un tournant important avec l’autorisation du transfert des corps des militaires américains, accordée par la République française.
L’article 106 de la loi de finances du 31 juillet 1920 accorda, aux ascendants et descendants qui en feraient la demande, le droit de transférer, aux frais de l’État, les dépouilles des militaires et marines « Mort pour la France ». À mesure exceptionnelle, procédure exceptionnelle. Sans attendre la publication du décret d’application, le service de l’état civil, des successions et des sépultures du ministère des Pensions envoya dès le 1er septembre 1920 une circulaire aux préfets leur expliquant, dans les grandes lignes, le fonctionnement des opérations. Le décret du 28 septembre 1920 orchestra le tout. A la démobilisation des vivants succéda donc celle des morts, donnant lui, à un véritable ballet.
Comme pour la mobilisation générale, la démobilisation des morts ne put se faire que collectivement par une organisation méthodique, rigoureuse impliquant l’utilisation du chemin de fer. Ne pouvant accomplir la totalité de cette ample, délicate et noble tâche, le service de la restitution des corps rattaché au ministère des Pensions choisit de faire appel à des entreprises privées au moyen d’adjudications et de marchés de gré à gré[3]. Il fut fréquent qu’une même entreprise emportât plusieurs adjudications, d’où un nombre réduit d’entrepreneurs.
Les premiers corps exhumés et restitués furent ceux inhumés dans l’ancienne zone des armées. Les opérations y débutèrent en janvier 1921. Les corps exhumés et identifiés dans les neuf zones définies étaient acheminés vers les deux gares régulatrices, Creil (Oise) et Brienne-le-Château (Aube). Un train spécial était formé chaque fois que le dépositoire mortuaire de la gare régulatrice contenait un nombre de cercueils suffisant à destination d’une même région de corps d’armée ou de deux régions voisines. L’organisation de ces convois, qui ne s’arrêta que pour les trêves estivales, s’estompa au cours de 1922 pour s’achever en 1923 en wagons isolés. Commença alors le transfert des corps des militaires, marins et victimes civiles inhumés dans les départements de l’ancienne zone de l’intérieur.
En raison du nombre inférieur des corps et de leur dissémination, la restitution fut moins bien orchestrée : aucune gare régulatrice, pas de train spécial mais des wagons individuels directement acheminés vers les gares départementales de dernière destination. L’Etat recourut une nouvelle fois à des entreprises privées. Entre le 18 avril et le 12 mai 1922, de nombreux incidents survinrent, notamment dans les cimetières de la région parisienne. Les opérations furent interrompues et les adjudications annulées. Des marchés de gré à gré furent alors passés avec G. Delcuze, les frères Perret et A. Barrois, trois entrepreneurs, qui avaient opéré dans l’ancienne zone des armées. La restitution des corps reprit. Une multitude de cercueils se balada sur l’ensemble du territoire national jusque dans les premiers mois de 1923. Ce fut ensuite au tour des poilus morts inhumés à l’étranger d’être restitués.
Une fois encore, le gouvernement fit appel aux mêmes entrepreneurs privés pour procéder aux opérations d’exhumation, identification, mise en bière et transport. Marseille et Sarrebourg furent choisies comme gares régulatrices, la première notamment pour la restitution des morts de l’Armée d’Orient (soit un total de 5 704 corps), la seconde pour le retour des corps des prisonniers de guerre inhumés en Allemagne. Ces derniers devaient tous revenir sur le sol français qu’ils fussent réclamés ou non.
En raison des tensions franco-allemandes, la restitution des corps des prisonniers de guerre fut complexe et se déroula en trois temps. La première phase fut interrompue dans le courant de l’année 1923 suite à l’occupation de la Ruhr. S’ouvrit alors la deuxième phase : celle de la démobilisation des morts inhumés en Rhénanie occupée. La troisième phase ne reprit que le 25 novembre 1925. Mais, éclaboussé par le scandale des exhumations qui mit en lumière l’enrichissement des mercantis de la mort à ses dépens, L’État rompit et annula tous ses marchés de guerre et reprit les opérations à son compte, en régie directe.
Au premier regard, l’organisation rigoureuse définie par le ministère des Pensions conduisit à la bonne exécution de la démobilisation des morts. Pourtant des failles, plus ou moins graves, apparurent dans le système, résultat de pratiques scandaleuses perpétrées par des mercantis de la mort. En effet, le transfert des corps devint un marché fort lucratif pour des entrepreneurs de fortune peu scrupuleux : marchés surévalués, cercueils défectueux, erreurs d’identification, d’acheminement des cercueils, corps non respectés, oubliés, mutilés pouvant même donner lieu à un trafic d’ossements[4].
Qu’elle que fût leur provenance, le retour des « Mort pour la France » dans leur « pays » natal fut triomphal. La communauté en deuil témoigna ainsi de sa reconnaissance suprême.
Après avoir fait une halte à la gare départementale, nœud névralgique de cette ultime étape, les bières étaient acheminées vers les communes de dernière destination. Là, elles étaient entreposées dans un dépositoire communal en attendant la cérémonie funèbre. Les cercueils étaient veillés par leurs proches et leurs camarades de feu. Rite mortuaire fondamental et moment incontournable du deuil, cette étape permit aux familles et à l’ensemble des endeuillés de terminer leur travail de deuil, débuté bien des années auparavant.
La ré-inhumation des corps donna lieu à d’imposantes cérémonies solennelles au cours desquelles les dépouilles des militaires furent glorifiées, mises en scène. Même si chaque cérémonie fut unique, toutes furent rigoureusement orchestrées par les autorités civiles, militaires et religieuses qui ouvraient les cortèges funèbres montrant les liens intrinsèques entre l’État, l’Armée et l’Église. Les parents éplorés, quant à eux, ne conduisaient jamais le deuil, ils ne se situaient qu’en deuxième ou troisième voire quatrième position : après les autorités, les représentants des associations des anciens combattants ou les scolaires. Ils ne reprenaient réellement possession du mort qu’après sa ré-inhumation.
La ré-inhumation posa la question de la sépulture. Une fois le corps rendu à la famille, l’État se désengagea de toute responsabilité : seuls les cimetières militaires et les vastes nécropoles en cours d’aménagement étaient à sa charge ad vitam aeternam. Cette décision ne fut pas toujours acceptée. Dès 1921, certaines communes se substituèrent alors à l’Etat en accordant des concessions perpétuelles et gratuites : carrés militaires avec tombes individuelles, tombeau commun, crypte sous le monument aux Morts. Les familles étaient toujours libres d’inhumer leur défunt, aux côtés des ancêtres, dans leur propre caveau. Ceci donne, pour les Poilus restitués, une multiplicité de sépultures, individuelles ou collectives, privées ou communales.
Dans les années vingt entre 250 000 et 300 000 cercueils parcoururent le territoire national (métropole et colonies) avant de trouver leur dernière demeure. La démobilisation des morts, symbole de la démocratisation et de l’égalité de tous devant la mort, prit la forme d’un ballet. Résultat du poids des morts sur les vivants, cet effort suprême de ce qu’une nation est capable de consentir au nom du devoir de défense fut malheureusement entaché par des scandales mettant en lumière les malversations des mercantis de la mort.
En cette dernière année de la commémoration du centenaire de la Grande Guerre, il est bon de s’arrêter sur le souvenir des poilus restitués, sur la trace de leur présence dans les cimetières communaux. Victimes du temps qui passe, des familles qui s’éteignent, d’une modification du rapport de l’Homme à la mort, leur mémoire tend malheureusement à disparaître. Finalement dans la majorité des cimetières communaux, seuls les carrés militaires ou les tombeaux communs sont là pour perpétuer leur souvenir devenant de fait les garants de cette démobilisation des morts. Et encore….. Reste le rôle fondamental du Souvenir Français, mais sa tâche est bien complexe. Certes, ceux qui sont enterrés dans les cimetières communaux, éparpillés aux quatre coins de France, sont moins nombreux que ceux qui reposent dans les vastes nécropoles nationales du front. Pourtant ils représentent la Grande Guerre, son hécatombe. C’est pourquoi, leur mémoire visuelle, au cœur de ces cimetières communaux, ne peut être livrée aux herbes folles de l’oubli.
Dernier Livre paru : Le Ballet des morts. Etat, Armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, Vuibert, 2016.
[1] Béatrix Pau, Le Ballet des morts. Etat, Armée, familles : s’occuper des corps de la Grande Guerre, Vuibert, 2016, 359 p., livre synthèse d’une thèse, Le transfert des corps des militaires de la Grande Guerre. Etude comparée France – Italie 1914-1939, soutenue en 2004, sous la direction de J-C Jauffret, 966 p.
[2] B. Pau « La violation des sépultures militaires », Revue Historique des Armées (RHA), n° 259, 2010, pp. 221-238
[3] B. Pau-Heyriès, « Le marché des cercueils après-guerre 1918-1924 », RHA, n° 224, 2001, pp. 65-80.
[4] B. PAU-HEYRIES, « La dénonciation du scandale des exhumations militaires par la presse française dans les années 1920 » in Coutau-Begarie Hervé (dir.), Les médias et la guerre, Paris, Economica, 2005, pp 611-635.
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