L’Œil de l’Historien : Philippe Brunella

25 février 2021

Marie Sautet, marraine des poilus

Philippe Brunella est conservateur en chef du patrimoine, il dirige le Musée de La Cour d’Or – Metz Métropole depuis 2011.

L’incroyable sacrifice d’une messine : Marie Sautet « marraine des Poilus »

Madame Marie Sautet, une très grande dame, une figure illustre de la Grande Guerre mérite d’être mise à l’honneur à la hauteur de son engagement et des bienfaits prodigués aux poilus. Cette exceptionnelle fille de Metz a eu un destin singulier lors de la Première Guerre mondiale

Son histoire débute le 17 mai 1859 lorsque son père, Jean-Pierre Etienne, un commerçant retiré des affaires, se présente devant l’officier de l’état-civil de la ville de Metz afin de déclarer sa naissance deux jours plus tôt. La famille est aisée et s’est établie dans un quartier cossu au cœur de la ville. Mariés, son frère et sa sœur ont quitté le domicile familial lorsque survint le décès de son papa en 1864, la voici seule avec sa maman.

La puissante garnison de Metz est l’environnement quotidien de la jeune Marie, elle côtoie soldats en uniforme, écoute les musiques militaires et assiste aux nombreux défilés. Jusqu’à l’âge de 14 ans, elle fréquente l’institution Sainte-Chrétienne où une solide instruction lui est dispensée. La bibliothèque est son endroit préféré pendant cette période.

Sa vie et celle des Messins basculent brutalement, le 16 juillet 1870 lorsque la France déclare la guerre à la Prusse. L’empereur Napoléon III passe par Metz le 27 juillet et sans doute notre héroïne se presse-t-elle pour l’apercevoir, les traits tirés et marqués par la souffrance de l’affection des reins qui le frappe. La guerre nouvelle avec une artillerie prussienne puissante met le service de santé des armées en difficulté et souligne son impréparation. Wagons apportés à la hâte et tentes emplissent bien vite la grande esplanade messine. Là, Les « Dames de Metz » ainsi qu’on les nomma s’affairent à soulager les blessés par dizaines de milliers dans une ville sous blocus total dès le 20 août. La maman de Marie rejoint ce groupe de femmes infatigables et sa fille passe tout son temps libre à aider, soulager, donner à manger ou à boire.  A onze ans à peine Marie prend conscience du prix d’un sourire, d’un mot gentil ou d’un geste pour ces soldats qui souffrent loin des leurs. Le 27 octobre la capitulation de Metz est signée et dès novembre la ville passe sous administration allemande.

Les qualités de cœur et le courage de Marie sont salués par le médecin-chef de l’hôpital principal, le docteur Marchal. Le 21 janvier 1871, il lui remet une petite croix en or en récompense de ses services et félicite devant tous « cette petite fille de douze ans qui a si bien fait son devoir« .

En terre occupée, la jeune Marie Etienne noue des relations avec un Messin qui a utilisé la faculté d’opter – de quitter – la  Moselle annexée pour s’installer avec sa famille à Nancy, Alfred Sautet, de sept ans plus âgé que Marie. Ils se marient le 11 avril 1882. Le couple s’installe peu après à Paris au 29 rue Réaumur au-dessus d’un commerce de « ceintures et hautes nouveautés ». Une manufacture de ballons en peau semble également avoir été créée par Alfred Sautet qui aurait pu signer avec l’Armée des marchés pour la fourniture de ceinturons et de baudriers destinés à l’équipement des fantassins.

La vie des Sautet s’écoule sereinement pendant plus de trente ans et le commerce, maintenant au 36 de la même rue, leur assure une vie confortable et prospère. Ils ont une vie sociale active et Marie soutient l’association « les enfants de Metz à Paris »

Arrive le moment décisif de la déclaration de guerre de l’Allemagne à la France le 3 août 1914. Pour le couple originaire de Metz le souvenir de la ville bafouée revient avec force dans leur esprit. Ils connaissent le prix à payer pour libérer leur ville, la guerre. Marie repense à tous ces soldats souffrants, loin de leurs proches, mutilés qu’elle avait soutenus magnifiquement.

Lot de correspondance envoyé par les soldats pendant la guerre à Marie Sautet, fonds Marie Sautet, Musée de La Cour d’Or-Metz Métropole

Pour les Sautet s’impose l’absolue nécessité de soutenir le moral des soldats par l’envoi de colis et de messages. Ils déploient une multitude d’efforts afin de répondre aux besoins : les quatre employés de la boutique mobilisés ; de très nombreuses entreprises sollicitées pour fournir, en plus des achats sur leurs propres deniers, des marchandises à envoyer ; diversification des contenus de colis pour répondre au plus près aux besoins exprimés ; organisation rigoureuse du temps afin de porter au bureau de poste les colis chaque jour… Ils sont nombreux, très nombreux à recevoir les colis, de 300 à 400 confectionnés et envoyés quotidiennement.

Le Fumeur égoïste, crayon, fonds Marie Sautet, Musée de La Cour d’Or-Metz Métropole

Bien après le conflit, Marie Sautet expliquera son quotidien à un journaliste du quotidien Le Messin le 24 avril 1927: « Nous avions ici cinq ouvrières qui ne faisaient que ça : des paquets pour les poilus. Ah ! j’en ai envoyé, des paquets de tabac, des chemises et des boîtes de pâté. C’est que je suis Lorraine, vous comprenez, aussi têtue que Monsieur Poincaré. Nous n’avions pas d’enfants, j’ai voulu que tous nos soldats soient nos enfants » et elle poursuit « J’avais de la corne sur les doigts […] Dame, nous n’avions pas de temps à perdre, nous savions qu’ils étaient attendus là-bas avec impatience […] Combien de fois ai-je conduit la charrette à bras à la gare pour qu’ils ne manquent pas le train ! Mais j’avais eu l’exemple de ma mère. En 1870 déjà, elle me faisait porter des paquets aux blessés de Metz ».

Réduire l’action de Marie Sautet et de son époux Alfred à l’envoi de colis, au demeurant une entreprise déjà extraordinaire, serait oublier bien d’autres formes de soutien. Par exemple, une table ouverte dressée en permanence boulevard Saint-Denis, à la Taverne du Nègre, aux frais des Sautet offrait chaque jour 20 couverts pour des Poilus en permission.

Les soldats vouent à Marie et Alfred une profonde reconnaissance matérialisée par les innombrables lettres et cartes de remerciements, dessins ou petits objets de tranchée envoyés. Plus de 10 000 seront donnés par les époux Sautet au musée de Metz en 1937. Cette amitié se mue souvent en amour filial avec des propos souvent très touchants et parfois naïfs. Le contenu des missives destinées à Madame Sautet donne à comprendre les détails de la vie sur le front de façon très précise et bien éloignée des comptes rendus de la presse. Le quotidien des jours sans fin où l’ennui domine y est exposé de manière simple et directe. Les soldats, loin de leurs familles, attendent des nouvelles, font savoir leur solitude, la souffrance, la longueur de la guerre et espèrent la paix, juste la paix.

Les récits de la Grande Guerre à partir de carnets ou de journaux intimes tenus au jour le jour par les combattants ont été publiés en nombre par les descendants de ces héros et donnent ainsi des regards singuliers, véritables sources pour l’historien du quotidien. Les documents transmis par les époux Sautet sont plus brefs et concis mais ils offrent une vision aigüe de ce qui manque, de ce qui est attendu et de l’état d’esprit d’un très grand nombre de soldats de toutes origines, de tous grades et de régiments variés. Ils reflètent avec beaucoup d’acuité la réalité des vies aussi bien à l’échelle des sections qu’à celles des divisions et armées françaises et étrangères.

A l’issue de ces quatre années d’attention constante aux besoins des soldats, les époux sont pratiquement ruinés. Cependant la mission continue auprès des anciens combattants et des orphelins de guerre. Le temps de la profonde reconnaissance de la France et des pays alliés est venu. A partir de 1919, Marie Sautet est mise à l’honneur. Médailles, hommages, témoignages de reconnaissance, réceptions se succèdent au fil des mois et pendant plus de dix ans. Une véritable tournée en France, acclamée et honorée par les régiments de chasseurs notamment.

En 1921, Marie reçoit la Médaille de la Reconnaissance française puis la Médaille de la Reine Elisabeth de Belgique et en 1931 la Médaille d’officier de l’ordre du Nichan Iftikhar créée par le bey de Tunisie. Sa vie discrète est mise en lumière par l’attribution de la Légion d’Honneur et sa conséquence, une couverture médiatique considérable en France comme à l’étranger. Le général Gouraud, gouverneur militaire de Paris, accepte de procéder à la réception de Madame Sautet dans l’ordre de la Légion d’Honneur. La cérémonie est organisée dans la cour d’honneur des Invalides le 28 octobre 1927. La fin de journée se termine par un banquet présidé par Henriette et Raymond Poincaré. 600 personnes assistent au dîner organisé par un Comité des fêtes spécialement créé pour l’occasion. Un bal et un concert clôturent cette journée dédiée à Madame Sautet.

Remise de la légion d’honneur, par le Général Gouraud, dans la cour des Invalides, 28 octobre 1927, fonds Marie Sautet, Musée de La Cour d’Or-Metz Métropole

Le 14 juillet 1928 les Sautet sont les hôtes d’honneur de la ville de Metz, leur ville natale. Les habitants de Metz découvrent ce que fut l’action de cette Messine devenue Parisienne lors du discours du maire. Il explique : « Les colonels, les commandants et leurs officiers vous bénissaient et tous les soldats vous adoraient et vos innombrables filleuls de guerre vous ont gardé un souvenir reconnaissant et touchant » et annonce que « dans un pieux dessein », Marie Sautet a décidé de confier au Musée de Metz les milliers de lettres reçues des soldats, « tant d’héroïques souvenirs ».

Marie Sautet croise vers 1927 un ancien combattant, sculpteur, graveur et dessinateur de grand talent, Gaston Deblaize. Il façonne et érige 7 stèles en forme de bornes, chacune renfermant une parcelle de terre des champs de bataille sur lesquels les hommes du 319e RI, son régiment, étaient tombés. Marie l’accompagne lors de l’installation d’une « borne sacrée » en août 1931 sur le récif de Guernic, au large de la presqu’île de Quiberon.

Marie est à l’automne de sa vie, Alfred son fidèle soutien n’est plus depuis le 30 décembre 1935. Elle doit quitter son appartement où depuis quelques temps les difficultés financières étaient grandes. Le Souvenir Français et la Fédération Nationale des Anciens Chasseurs viennent en aide à Marie. Une rente viagère de 4 000 francs par souscription est décidée pour régler les frais de son hébergement. Elle quitte la rue Réaumur pour « Les Petits Ménages », à Issy-les-Moulineaux, une maison de retraite réservée aux indigents. Marie Sautet, celle qui avait côtoyé les plus hautes personnalités de la politique et de l’armée, finit ses jours dans un hospice pour indigents. Elle s’éteint le 12 janvier 1937. Des funérailles nationales sont organisées, le Président de la République et la ville de Metz en assument la charge. « Des couronnes magnifiques, des gerbes, des palmes, une croix de Saint André en fleurs tricolores, faisaient au char funèbre un mur d’hommages venu de tous les régiments, de tous les bataillons qu’elle aima et secourut » écrit l’envoyée de La Française dans son numéro du 30 janvier 1937.

Le souhait des époux Sautet de confier les lettres à un musée, le musée de leur ville, n’est pas à rechercher dans une volonté de s’assurer une « gloire » posthume car leur modestie exclut cette hypothèse. En revanche, il faut sans doute y voir le souhait de ne jamais oublier les « poilus » et leurs efforts héroïques déployés pour rendre l’Alsace et la Moselle à la France.

La mémoire de cette très grande dame s’est peu à peu estompée jusqu’à l’oubli presque total, un oubli injustifié. Il nous faut raviver puissamment le souvenir d’une femme d’exception au courage humble et à l’abnégation totale.

Merci madame et monsieur Marie et Alfred Sautet.

Pour aller plus loin :

Ce texte puise sa source dans une remarquable et complète biographie de Marie Sautet, résultat du dépouillement et de l’analyse de fonds de nombreux services d’archives dont celui de Metz et des milliers de témoignages donnés par les époux Sautet au Musée de La Cour d’Or – Metz Métropole.

Anne SIMON, Marie Sautet, la « marraine des Poilus », Metz, Paraiges, 2019, 311 p., collection Terre d’entre-deux.

Lettres lues

Lettres de poilus aux époux Sautet lues par des élèves des classes de Vincent GOETHALS, professeur de théâtre et de Francis DELLA NAVE, enseignant artistique au Conservatoire à rayonnement Régional Gabriel Pierné de Metz Métropole.

Lecture n° 1 : lettres de Poilus à M. et Mme SAUTET

http://musee.metzmetropole.fr/UserFiles/File/expo-et-evenements/expo/2019/marie-sautet/marie-sautet-montage-1-1.mp3

Lecture n° 2 : lettres de Poilus à M. et Mme SAUTET

http://musee.metzmetropole.fr/UserFiles/File/expo-et-evenements/expo/2019/marie-sautet/marie-sautet-montage-2.mp3

Chants

Deux chants patriotiques interprétés par les élèves de la classe d’Emmanuelle GUILLOT, professeur de chant au Conservatoire à Rayonnement Régional Gabriel Pierné – Metz Métropole, bouteillophone : Paul MUTHIG, violoncelle : Grégoire HIRTZ.

Chant n° 1 : Le bleu des chasseurs

http://http://musee.metzmetropole.fr/UserFiles/File/expo-et-evenements/expo/2019/marie-sautet/le-bleu-des-chasseurs.mp3

Chant n° 2 : pour la légion d’honneur de Marie Sautet

http://musee.metzmetropole.fr/UserFiles/File/expo-et-evenements/expo/2019/marie-sautet/pour-la-legion-dhonneur-de-marie-sautet.mp3

Création d’un chant

Chant d’hommage à Marie Sautet écrit par Emmanuelle GUILLOT (2019) et interprété par les élèves du cours de chant du Conservatoire à rayonnement Régional Gabriel Pierné de Metz Métropole, bouteillophone : Paul MUTHIG, violoncelle : Grégoire HIRTZ.

Chant n° 3 : Marie SAUTET, création d’Emma Guillot-Droullé (2019)

http://musee.metzmetropole.fr/UserFiles/File/expo-et-evenements/expo/2019/marie-sautet/marie-sautet-creation-demma-guillot-droulle.mp3

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