Trois questions à Gilles Pécout

2 mars 2016

Recteur de région pour Alsace/Champagne-Ardenne/Lorraine et de l’académie Nancy-Metz, chancelier des universités de Lorraine et membre du Conseil d’Administration du Souvenir Français

1- Quelle est la place de la mémoire dans l’enseignement d’aujourd’hui ?

La mémoire collective -celle de la nation, mais pas exclusivement- est omniprésente et institutionnalisée dans notre vie publique. Les commémorations disposent depuis 1998 d’un Haut Comité des célébrations nationales qui publie chaque année un recueil de « célébrations nationales ». Cette institutionnalisation est présente au sommet de l’Etat à travers le Secrétariat d’Etat aux Anciens Combattants et à la Mémoire : le recteur de Lorraine remarque au passage que c’est un ancien enseignant lorrain qui en assume la haute charge, très soucieux des liens de son dicastère à l’école.

La première tâche qui revient donc à l’enseignement est de rendre compte de cette spécificité mémorielle de notre pays et de notre temps. Les enseignants aident ainsi les jeunes à comprendre ce que signifie cette pénétration officielle et institutionnelle de la mémoire, ils leur rappellent l’objet de cette mémoire, le plus souvent celle des conflits, mais pas seulement. Ils ont le devoir de montrer à leurs élèves qu’une mémoire nationale, dans un pays comme le nôtre, est tout sauf recroquevillée ou fermée.

En bref, l’enseignement dit de quoi les Français entendent se souvenir, pourquoi ils le veulent et comment ils le font. Ces interrogations sont au cœur de la mobilisation pour les valeurs à l’école qui est notamment servie par une nouvelle matière: l’Enseignement Moral et Civique ou EMC crée par la « loi de refondation de l’école de la République » en 2013 et mis en œuvre de l’école élémentaire au lycée à partir de la rentrée de septembre 2015.

Le cours d’histoire permet donc de voir comment on construit la mémoire à travers notamment les « lieux de mémoire », catégorie dont on doit l’heureuse invention à Pierre Nora. Cependant, une fois dit cela, force est d’admettre que l’histoire n’est pas la mémoire. L’histoire – discipline à la fois critique et objective – et la mémoire – mécanique à la fois subjective et affective – ne doivent pas être confondues.

Mais dire la différence entre mémoire et histoire n’empêche pas de noter et même de souhaiter la proximité : l’histoire et la mémoire cheminent ensemble et doivent continuer à partager cet itinéraire. Les maîtres et les professeurs d’histoire savent à la fois mettre en perspective les chronologies et les interpréter et permettent donc d’analyser et de cadrer la mémoire qui devient ainsi ce ferment d’unité qui nous est si précieux. Et, en retour, rappelons que sans la mémoire il n’y a pas d’histoire : mémoire des témoins, mémoire des œuvres, mémoire des lieux, mémoire des disparus comme l’illustre Le Souvenir Français. La rencontre entre la mémoire, vécu particulier des hommes et des groupes, chargé d’émotion, d’une part, et l’histoire, retour sur le passé, avec recul et objectivité, d’autre part, est non seulement possible mais indispensable. Sans mémoire il n’y a pas d’histoire. Mais sans connaissance ni réflexion il n’est pas de transfert de la mémoire individuelle à la mémoire collective. Les enseignants ont donc comme premier devoir celui d’empêcher la confusion entre mémoire, connaissance et histoire et comme seconde et impérieuse tâche celle de montrer dans quelles conditions les deux peuvent se rencontrer.

Pour la communauté éducative, il n’y a pas de devoir de mémoire sans devoir de connaissance et c’est à ce prix seul que les jeunes deviennent de vrais et légitimes acteurs des commémorations.

2 – Que signifie être le recteur du champ de bataille de Verdun ?

J’ai été nommé recteur le 2 juin 2014, je demeure professeur des universités en détachement à l’Ecole normale supérieure (Ulm) et directeur d’études à l’EPHE (Ecole Pratique des Hautes Études) où je détiens la chaire « Histoire politique et culturelle de l’Europe méditerranéenne au XIXe ». Etre recteur de l’académie de Nancy-Metz, c’est d’abord être immergé au cœur d’un territoire où mémoire et histoire sont intriquées. Et le devenir en 2014 au moment du centenaire de la Première Guerre mondiale, c’est assumer une tâche à la fois lourde et stimulante que résume bien le travail fait autour des commémorations de Verdun. Trois impératifs très simples me guident. J’entends d’abord rappeler qu’une commémoration comme celle de la « bataille du siècle » est inscrite dans un vaste travail pédagogique en amont et en aval et que nos jeunes participent déjà, acteurs parfois inaperçus mais toujours efficaces, à cette commémoration par le travail de fond lancé dans l’académie au-delà des seuls grands événements médiatiques.

Puis je souhaite insister sur la place d’ambassadeurs que doivent jouer les enseignants et les élèves de Lorraine auprès des élèves français et étrangers qui s’intéressent à Verdun et veulent y venir. Certes, l’initiative du centenaire de Verdun n’appartient pas exclusivement à la Lorraine et il serait faux historiquement et peu conforme à l’esprit de notre école républicaine de penser qu’un natif ou résident de Lorraine a plus de raison de porter l’héritage d’une bataille devenue symbole universel et dont la spécificité fut de mobiliser la France entière, métropolitaine comme coloniale. En revanche, il est juste que les équipes et les élèves de Meuse et de Lorraine en facilitent l’accès pédagogique pour tous : c’est une mission qui stimule nos enseignants. Mon ambition est que les élèves s’en sentent à leur tour investis. C’est aussi à ce titre que le recteur de Nancy-Metz est membre du comité national de pilotage des célébrations de Verdun. C’est aussi pour ces raisons qu’un groupe d’enseignants sous la responsabilité du rectorat prépare avec Canopée et en collaboration avec l’Institut Goethe du Grand Est un site électronique pédagogique à vocation nationale intitulé « sur les pas des combattants de Verdun ». C’est enfin dans cet esprit que les élèves de chaque classe qui viendra à Verdun devront avoir comme correspondants les élèves d’une classe de Lorraine.

Enfin, je dois comme « recteur du champ de bataille de Verdun », veiller à l’organisation pédagogique des célébrations de fin mai 2016. Ce sont les équipes du rectorat et de l’inspection d’académie de Meuse qui préparent sous l’autorité interministérielle et sous la responsabilité de la Mission du Centenaire le programme pédagogique des milliers de jeunes Français et Allemands qui assisteront aux cérémonies de mai prochain. Le recteur de Lorraine et recteur de région d’un Grand Est qui partage ses frontières avec quatre Etats doit s’appliquer à ce que ce lieu symbolique soit appréhendé à la fois comme espace historique d’affrontement et de souffrance radicale mais aussi et surtout comme cadre idéal de réconciliation franco-allemande et de reconstruction européenne.

3 – Pourquoi vous êtes entré au Conseil d’Administration du Souvenir Français ?

Membre du Conseil d’administration du Musée des Invalides, je siège aux comités de rédaction ou de direction des revues scientifiques suivantes : Revue d’histoire du XIXe siècle, Le Mouvement social, Journal of Modern Italian Studies, Memoria e Ricerca, Società e storia et j’ai siégé au jury du Dan David Prize. Spécialiste d’histoire de l’Italie et de la France, des relations franco-italiennes et méditerranéennes et du volontariat armé international au XIXe siècle, j’ai publié plusieurs ouvrages et plus de soixante articles dans des revues françaises, italiennes, américaines, grecque, japonaise et chinoise. Dès lors, je suis très heureux de rejoindre le Conseil du Souvenir Français qui me permet de voir qu’à côté du travail savant et pédagogique des experts et des conservateurs autour de notre passé lié à la Défense et aux grands conflits, il y a le travail de terrain et le travail national que Le Souvenir Français accomplie pour en faciliter l’appropriation pour nos jeunes.

Je suis très sensible au travail de proximité fait par Le Souvenir Français. Je me suis aperçu de la très forte participation du Souvenir Français dans l’organisation des visites mémorielles locales et nationales liées aux conflits du XXe siècle.

Comme recteur, je souhaite faire en sorte que Le Souvenir Français ne soit pas simplement perçu par les équipes d’enseignants et d’éducateurs comme un guichet généreux ou une cohorte d’accompagnateurs. Le Souvenir Français offre à nos professeurs et à nos élèves un riche gisement de témoins et recèle d’inépuisables expertises que les recteurs doivent penser d’ailleurs à mobiliser au sein de la Réserve citoyenne de l’Education nationale. Et, en retour, je serais heureux que le travail en classe sur l’histoire, la mémoire et l’héritage de ces conflits ne soit pas minimisé ou caricaturé par ceux qui parfois, mais ils sont devenus bien rares, se complaisent encore à opposer l’école au « monde réel ».

C’est parce que sans l’école le monde réel n’a pas de sens, et c’est parce que sans l’expérience et l’engagement des femmes et des hommes de terrain, l’école est vaine, que je perçois l’intérêt de siéger parmi vous au Conseil d’administration du Souvenir Français. Je m’engage donc à faire mieux connaître encore, si nécessaire, le dynamisme et la large palette d’actions du Souvenir Français dans la communauté éducative ; et en retour je m’efforcerai d’informer au mieux le Souvenir français de ce qui dans les principes et les programmes de l’Education nationale comme dans la pratique des enseignants concourt à la préparation d’un avenir résolument positif et éclairé de valeurs parce que fortement enraciné dans son histoire.

Dernier ouvrage publié :

Gilles Pecout, Jean Boutier, Olivier Guyotjeannin, Guillaume Balavoine, Grand atlas de l’histoire de France, Editions Autrement, 2011

Contact :

ce.rectorat@ac-nancy-metz.fr

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