La loi du 25 octobre 1919 et sa postérité

29 septembre 2016

Elise JULIEN

Maître de conférences titulaire à Sciences Po Lille et chercheuse à l’Institut de Recherches Historiques du Septentrion (CNRS/Université de Lille), Elise Julien est spécialiste de la Première Guerre mondiale et de sa mémoire, notamment en France et en Allemagne.

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Commémorer les Morts de la Grande Guerre le 1er novembre ? La loi du 25 octobre 1919 et sa postérité

En 1918, la victoire est amère : avec près de 1.400.000 morts, la France sort de la Première Guerre mondiale largement exsangue et profondément endeuillée. La question de savoir comment rendre hommage à tous ces morts – qui s’était posée tout au long du conflit – ressurgit alors avec force. Dès décembre 1918, la Chambre des députés délibère sur la commémoration des morts de la guerre, retenant l’idée d’installer une chapelle au Panthéon ou encore de créer un grand livre d’or national. Même les fêtes officielles de la victoire, le 14 juillet 1919, sont marquées par le deuil, avec la présence d’un immense cénotaphe installé à l’Arc de Triomphe et dédié « Aux Morts pour la Patrie ». Mais il faut encore attendre quelques mois pour que le Parlement vote, en octobre 1919, une loi attendue depuis l’Armistice et destinée à honorer les morts de la guerre.

La loi du 25 octobre 1919 est en effet consacrée « à la commémoration et à la glorification des Morts pour la France au cours de la Grande Guerre » et elle prévoit une série de mesures en ce sens.

  • Les noms des Morts pour la France au cours de la guerre seront inscrits sur des registres déposés au Panthéon. En outre, l’Etat remettra à chaque commune un livre d’or sur lequel seront inscrits les noms de ses combattants Morts pour la France et qui sera tenu à la disposition des habitants.
  • Un monument national commémoratif des héros de la guerre tombés au champ d’honneur sera élevé à Paris. En outre, des subventions seront accordées par l’Etat aux communes pour glorifier les héros Morts pour la Patrie (notamment à travers l’édification de monuments).
  • Enfin, tous les ans, le 1er ou le 2 novembre, une cérémonie sera consacrée dans chaque commune à la mémoire et à la glorification des héros Morts pour la Patrie, organisée par la municipalité avec le concours des autorités civiles et militaires.

Cette loi, si attendue qu’elle fût, n’a été que très partiellement appliquée. Ainsi, des livres d’or ont été réalisés avec plus ou moins de rapidité et d’efficacité dans certaines communes ; en revanche, les registres prévus pour être déposés au Panthéon n’ont jamais vu le jour. Le montant des subventions accordées par l’Etat aux communes n’a été fixé qu’en juillet 1920, selon une méthode de calcul qui permettait de couvrir 5 % à 26 % du coût du monument érigé, avant qu’il ne soit mis fin à ces subventions en 1925 ; en revanche, aucun monument national commémoratif n’a été élevé à Paris, même si en 1920 un Soldat Inconnu est transféré à l’Arc de Triomphe. Enfin, sans être décrété fête nationale ni jour férié, le 1er ou le 2 novembre est bel et bien retenu pour être le jour de la commémoration de la guerre à travers le pays ; en 1919, le législateur privilégie donc la Toussaint et la fête des Morts sur le 11 novembre, qui incarnerait moins le deuil que la victoire.

Dans son numéro du 30 octobre 1921, La voix du combattant regrette qu’après deux années, certaines dispositions de la loi n’aient pas même reçu un commencement d’exécution. Le journal, édité par l’Union nationale des combattants, relève que la seule prescription de cette loi qui soit observée est aussi celle qui dépend le moins des autorités et le plus de la population : c’est celle qui concerne la cérémonie commémorative du 1er ou du 2 novembre. Il en retient que la gratitude populaire vient au moins compenser l’insouciance des pouvoirs publics en matière d’hommage aux morts de la guerre.

De fait, dès 1919 le 1er et le 2 novembre sont des dates de commémoration à l’échelle locale. Ainsi à Paris, c’est le Bureau du Conseil municipal, en conformité avec la loi, qui décide que la cérémonie consacrée aux morts de la guerre aura lieu le 2 novembre au Panthéon. Pour sa part, l’Eglise catholique – pourtant très critique envers la loi d’octobre 1919 qui ne la mentionne pas explicitement – se plaît à constater qu’à travers le pays, les cérémonies civiles aux morts de la guerre sont le plus souvent précédées de cérémonies religieuses et que les commémorations, soutenues en cela par une législation traditionaliste, se concentrent bel et bien autour des fêtes catholiques que sont la Toussaint le 1er et la fête des Morts le 2 novembre. Quant aux associations d’anciens combattants, elles se distinguent en préférant organiser leurs propres manifestations, non-officielles, à la date du 11 novembre 1919 : puisqu’à leurs yeux seule cette date est digne de commémorer le sacrifice des combattants, elles s’arrogent le monopole d’une commémoration au jour anniversaire de l’Armistice.

En 1920, les anciens combattants continuent d’organiser leurs propres manifestations au 11 novembre, sans considération pour la loi d’octobre 1919. La loi ne change pas mais l’Etat semble plus sensible à leurs revendications commémoratives, quoiqu’en les insérant dans un ensemble plus vaste : en raison du cinquantenaire de la République, c’est le 11 novembre que doivent avoir lieu, cette année-là, les cérémonies en l’honneur des morts de la guerre. Le gouvernement estime que ce jour est mieux choisi que la Toussaint pour témoigner de la reconnaissance du pays à ses morts de la guerre tout en célébrant la fondation de la République. Le 11 novembre 1920 est ainsi déclaré férié par la loi du 1er septembre 1920. Lors de la séance extraordinaire de la Chambre qui a lieu le 8 novembre, trois jours seulement avant la cérémonie prévue, la discussion du projet de loi relatif à la translation à Paris des restes d’un Soldat Inconnu donne lieu à un débat houleux ; la date du 11 novembre ne suscite en revanche aucune contestation. Il s’avère à cette occasion que l’Etat ne peut pas célébrer la mémoire de la guerre sans les combattants qui l’ont faite, en continuant d’ignorer l’anniversaire de l’Armistice.

Cette prise de conscience conduit en 1921 à une révision de la législation : après que le 11 novembre a été férié en 1920, le pays ne comprendrait pas que la fin de la guerre ne soit plus célébrée à chaque anniversaire. Le 4 novembre 1921, lors de la discussion à la Chambre, la droite fait valoir que le nombre de jours fériés en France est bien suffisant et que si l’anniversaire de l’Armistice a tout lieu de figurer dans le calendrier patriotique français, il serait bon que cette fête n’enlève pas un jour de travail. Pour beaucoup d’anciens combattants de l’Assemblée, cette question de date n’est rien moins qu’un « point de détail », ce que résume ainsi le lieutenant-colonel Josse : « Pour nous, le 11 novembre est la plus grande date de l’histoire. » La loi du 9 novembre fixe pourtant l’anniversaire de l’Armistice le 11 novembre si c’est un dimanche ou, dans le cas contraire, le dimanche suivant.

La promulgation de cette loi provoque un véritable tollé chez les anciens combattants. Le Parlement s’est mis dans la situation extrêmement inconfortable de devoir célébrer même l’Armistice sans eux. Affront ou maladresse, chacun s’efforce désormais de corriger cet état de fait et les demandes de révisions de la loi ne se font pas attendre. Dans l’ensemble, les arguments n’ont pas changé mais le rapport de forces a nettement évolué en faveur des combattants. L’heure est à l’apaisement pour reconnaître la date du 11 novembre comme une « date sacrée s’il en fut ». La loi fixant au 11 novembre la commémoration de la victoire et de la paix est promulguée le 24 octobre 1922. Si cette loi abroge celle du 9 novembre 1921, elle ne modifie pas en revanche celle du 25 octobre 1919. Cette dernière n’est donc pas rendue caduque (et elle ne l’est pas non plus devenue lorsque la loi du 28 février 2012 est venue fixer au 11 novembre la commémoration de tous les Morts pour la France).

Alors que le culte des Morts représente un élément structurant pour l’Eglise, les catholiques continuent dans les années 1920 de célébrer les morts de la guerre à la Toussaint et au jour des Morts, mais parfois aussi aux alentours du 11 novembre. Pour les cérémonies publiques, la fixation des commémorations sur le 11 novembre permet le développement et l’enracinement d’un culte original et laïc des Morts de la guerre, fondé sur des rites partagés et répétés chaque année, qui s’inspire néanmoins de celui pratiqué dans l’Eglise. C’est ainsi une période de plusieurs semaines qui est identifiée par l’expression « le mois des Morts », traditionnellement propice au recueillement et aux célébrations mortuaires. De fait, la première quinzaine du mois de novembre est tous les ans largement consacrée aux cérémonies, messes du souvenir, inaugurations de monuments, etc. en hommage aux morts de la guerre et aux morts en général.

Aujourd’hui encore, le 11 novembre fait partie des onze journées de commémoration nationales dont l’organisation est prise en charge par le ministère de la Défense ; il est en outre un jour férié. Parallèlement, le 1er ou le 2 novembre de chaque année, des cérémonies continuent d’être consacrées dans les communes à la mémoire des Morts pour la France, dans les églises et en dehors d’elles. Ces commémorations, à l’ancrage local marqué, restent largement concentrées sur le deuil, le souvenir des Morts et l’entretien des tombes.

C’est précisément à la Toussaint et les jours qui précèdent, en priorité dans les cimetières où la population vient fleurir les tombes de ses proches, que Le Souvenir Français procède à sa quête nationale annuelle. En toute cohérence, les revenus de la quête contribuent à l’exercice d’une mission qui consiste à entretenir les sépultures et les monuments commémoratifs et à organiser des actions pédagogiques pour rendre hommage aux Françaises et Français Morts pour le pays, au-delà même de la Première Guerre mondiale.

Dernier ouvrage paru :

Der Erste Weltkrieg, Kontroversen um die Geschichte, Darmstadt, 2014.

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