Hélène HARTER : Les Etats-Unis et l’expérience des premiers mois de guerre

1 octobre 2017

Docteur en histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Hélène Harter est professeur des universités en histoire contemporaine à l’Université Rennes 2 et vice-présidente de l’Institut des Amériques. Elle vient de publier les États-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017).

Le 6 avril 1917, le président Woodrow Wilson signe la déclaration de guerre de son pays à l’Allemagne. Les Américains se résolvent à l’idée qu’il est impossible de rester neutres dans un monde en guerre. Ce revirement est le résultat de l’état militaire précaire des démocraties, de l’intensité des échanges économiques avec ces pays et surtout des menaces que font peser les Allemands sur leurs intérêts (à court terme en reprenant la guerre sous-marine à outrance dans l’Atlantique, à moyen terme s’ils prenaient l’ascendant en Europe et développaient leur présence en Amérique latine). Les Américains, leur président en tête, entrent en guerre sans enthousiasme. Il leur faut désormais organiser leur effort de guerre et s’adapter à un conflit auquel ils sont très peu préparés.

Les États-Unis font le choix d’être « associés » aux pays de l’Entente mais pas « alliés ». Comme eux, ils veulent vaincre l’Allemagne mais pour atteindre ce but ils refusent de se lier à leurs cobelligérants par une alliance contraignante. L’isolationnisme historique à l’égard de l’Europe reste puissant dans le pays malgré la guerre. D’ailleurs, les Etats-Unis sont en guerre contre l’Allemagne avant d’être en guerre aux côtés des Alliés, ce que les Britanniques et les Français ont souvent du mal à comprendre.

Le pragmatisme conduit cependant les responsables américains à apporter une aide très significative à ces deux pays. Elle est prioritairement économique. Les Etats-Unis sont déjà une superpuissance économique. Avec la guerre, les Français et les Britanniques sont devenus dépendants des importations américaines mais également des crédits consentis par le monde économique (la neutralité interdit les prêts du gouvernement). Une fois la guerre déclarée en avril 1917, leur premier objectif est donc d’obtenir un soutien économique massif des Etats-Unis. C’est l’objectif des missions menées par lord Balfour pour le compte de la Grande-Bretagne et par René Viviani et le maréchal Joffre pour celui de la France. Le premier obtient un crédit de 200 millions de dollars, le second de 100 millions de dollars ; des sommes qui ne vont cesser d’augmenter dans les mois à venir pour atteindre 9 milliards de dollars. Même si les combats se déroulent en France, cela ne remet pas en question la relation spéciale entre les Etats-Unis et la Grande-Bretagne.

Les associés s’accordent en parallèle sur la contribution militaire des Etats-Unis. Elle prendra la forme d’un corps expéditionnaire (American Expeditionary Force-AEF) qui est placé sous le commandement du général Pershing. L’annonce est accueillie avec soulagement par les opinions publiques française et britannique qui ont vu leurs armées mises en échec par les Allemands lors de l’offensive Nivelle. Les états-majors, eux, savent que la contribution américaine ne pourra qu’être symbolique dans les premiers temps. L’armée américaine ne compte que 127 588 soldats et officiers de métier auxquels viennent s’ajouter 164 292 hommes de la garde nationale. Non seulement elle n’est pas en mesure de mener une guerre de forte intensité mais par ailleurs ses hommes ne sont pas formés à la guerre de tranchées. Il faudra au moins un an pour rendre le corps expéditionnaire opérationnel. En outre se pose la question de son intégration dans le dispositif allié. Français et Britanniques veulent placer ces troupes peu aguerries sous leur commandement. Les Américains refusent l’amalgame et veulent disposer de leur propre commandement, par fierté nationale mais également parce qu’ils jugent qu’ils ne pourront peser sur le règlement de la paix que si leur armée est capable de se distinguer sur le champ de bataille. Pershing devra donc trouver le juste équilibre entre ce choix politique et la nécessité de se coordonner avec les Alliés.

La mise sur pied du corps expéditionnaire constitue également un sujet sensible. L’opinion est attachée au principe d’une armée de volontaires et est hostile au service militaire obligatoire qu’elle juge attentatoire aux libertés. À la mi-mai le président Wilson fait malgré tout le choix de la conscription car il y voit le seul moyen pour que l’armée puisse fournir le million de combattants attendu par les Alliés. La conscription est sélective pour ne pas priver l’économie de sa force de travail. Le 5 juin, 9 587 000 hommes âgés de 21 à 30 ans sont recensés. Un tirage au sort est ensuite mis en place afin d’incorporer un peu plus de 600 000 hommes. Il sera suivi d’autres qui permettront de constituer au final une armée de 4 millions d’hommes. Le pays connaît une mobilisation militaire de masse qui rompt avec ses traditions. Si certains tentent d’y échapper par opportunisme ou par conviction, la majorité des Américains répondent à l’appel par patriotisme. De longues semaines sont maintenant nécessaires pour rassembler, équiper et former ces hommes, ce que n’avaient pas anticipé les opinions française et britannique qui pensaient que l’entrée en guerre serait suivie rapidement du déploiement de troupes en France. L’arrivée du général Pershing le 13 juin puis des premières troupes à Saint-Nazaire le 26 juin est donc célébrée avec enthousiasme même si elle est avant tout symbolique. Les effectifs progressent lentement dans les semaines qui suivent. En août 1917, le corps expéditionnaire déployé en France ne compte que 37 800 hommes. On attend beaucoup de l’arrivée des conscrits qui sont appelés à rejoindre leur poste aux Etats-Unis en septembre.

Dans les premières semaines de la guerre, la mobilisation concerne aussi les acteurs économiques. Le président Wilson explique dès son discours appelant à entrer en guerre le 2 avril que l’état de belligérance « implique l’organisation et la mobilisation de toutes les ressources matérielles du pays ». Dans cette guerre moderne, l’issue des combats est aussi déterminée par la capacité à mobiliser les forces économiques à l’arrière, au sein du Home Front. Les Etats-Unis disposent d’un atout considérable : la puissance de leur machine économique. Il faut désormais l’adapter aux nouveaux besoins de la guerre. Les Etats-Unis ne se transforment pas en arsenal de la démocratie comme ils le feront pendant la Seconde Guerre mondiale. Leur industrie de guerre est embryonnaire en 1917. Certaines productions se développent grâce au conflit comme celle des tanks et des avions mais la production dans l’ensemble augmente peu. D’ailleurs ce sont les Alliés qui fourniront l’essentiel de l’équipement du corps expéditionnaire. En fait, les producteurs américains sont surtout sollicités pour augmenter les livraisons des produits industriels et agricoles qu’ils fournissaient déjà aux Alliés avant le printemps 1917.

Ce n’est pas sans créer des tensions sur le marché intérieur où l’inflation prospère tout comme les grèves. Pour éviter que cela pénalise l’effort de guerre, le président Wilson décide d’encadrer la mobilisation économique.  À partir de l’été 1917, il obtient du Congrès la création d’organismes dédiés à la gestion de l’énergie, des productions agricoles et des transports maritimes et ce, malgré l’hostilité du monde des affaires qui y voit une atteinte aux libertés économiques. Les législateurs lui donnent également des moyens sans précédent pour financer la guerre. En avril 1917, le secrétaire au Trésor évalue le coût de la guerre à 6,5 milliards de dollars. C’est un peu plus de six fois le budget de l’Etat. Pour financer la guerre, les Etats-Unis recourront à l’emprunt mais également augmenteront considérablement les impôts.

Wilson travaille aussi à mobiliser les esprits. L’expérience des autres pays belligérants l’a convaincu que la mobilisation idéologique constitue un aspect essentiel de la guerre moderne. Cela lui semble d’autant plus une nécessité que tous les Américains ne sont pas convaincus du bienfondé de la participation au conflit. Une partie des membres du Congrès a d’ailleurs voté contre la déclaration de guerre. Pour remédier à cette situation Wilson crée dès le 14 avril un comité d’Information publique (Committee on Public Information-CPI). Il a pour mission d’expliquer les buts de guerre aux Américains et de les inciter à participer à la mobilisation au nom du patriotisme et de la défense de la liberté. La propagande s’adapte à la culture politique américaine sans toujours convaincre. Les responsables politiques s’en inquiètent et décident de prendre des mesures pour limiter l’expression des opposants à la guerre. La guerre réactive la crainte de l’ennemi de l’intérieur au point que le Congrès adopte le 15 juin une loi sur l’Espionnage qui cible notamment ceux qui cherchent à gêner la conscription. Même si les Etats-Unis demeurent une démocratie, les libertés reculent.

L’Etat américain est présent sur tous les fronts de la mobilisation dès les premières semaines de la guerre en s’inspirant de l’expérience des pays européens. Il commence à se transformer en un Etat de guerre (War State), une évolution qui rompt avec la tradition libérale d’un Etat fédéral limité. L’ajustement à l’état de guerre ne se fait pas sans difficulté. La mobilisation militaire et économique prend du temps. Elle ne fait pleinement sentir ses effets qu’à partir du printemps 1918. C’est son accélération qui permettra aux Américains de faire pencher la victoire du côté des Alliés.

Dernier livre paru : Les États-Unis dans la Grande Guerre (Tallandier, 2017).

 

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