L’œil de l’historienne : Julie d’Andurain

5 mars 2019

Agrégée et docteur en histoire, Julie d’Andurain est professeur des universités en histoire contemporaine à l’Université de Lorraine à Metz. Membre du Centre de Recherche Universitaire Lorrain d’Histoire ou CRULH, elle est spécialiste des questions de conflits dans le monde colonial, particulièrement en Afrique et dans le monde arabe. Elle a publié de nombreux ouvrages et articles (voir https://crulh.univ-lorraine.fr/content/andurain-d-julie).

En décembre 2017 à Paris-I-Sorbonne, avec le concours de la SFHOM, la Société française d’histoire des Outre-Mers, elle a organisé un colloque sur les sorties de guerre dans les empires qui a permis de réunir de très nombreux jeunes chercheurs. Les actes du colloque ont été publiés dans Outre-Mers. Revue d’histoire, n°400-401, 2e semestre 2018. Pour se procurer le numéro consacré aux sorties de guerre dans les empires, dont le texte précédent est pour partie issu, contacter outremers.sfhom@gmail.com.

Sorties de guerre aux colonies

            Il va de soi aujourd’hui que le 11 novembre 1918 qui s’était imposé partout comme « la » date de référence mettant fin au premier conflit mondial n’est plus recevable. Elle entérine une réalité européenne et non une situation coloniale et encore moins mondiale.  L’armistice du 11 novembre a longtemps fait écran à la réalité de la fin de la guerre qui a été, souvent, beaucoup plus longue qu’on ne l’a dit.  D’abord parce qu’il existe une hypothèse de reprise des hostilités au printemps 1919 quand le gouvernement allemand refuse de signer les préliminaires de paix qui se prolongent par une occupation en Allemagne, situation d’occupation longtemps découplée de la guerre alors même qu’elle s’y rattache ; ensuite, parce que cette date rend compte d’une concentration des moyens et des questionnements sur l’Europe et les marches de l’Est essentiellement, en sous-estimant de façon très importante la dimension « mondiale » de la guerre. Cette orientation européo-centrée s’explique naturellement, mais elle est historiquement datée et désormais scientifiquement contestable.

            À l’heure de la Global History, c’est-à-dire au moment où les historiens tentent d’établir des « connections » entre les différents espaces comme les métropoles et les colonies, la Première Guerre mondiale nécessite d’être revisitée pour être perçue non plus seulement comme un conflit européen mais comme un moment spécifique ayant entraîné une révolution globale, une remise en cause des empires, continentaux d’abord, mais aussi un temps où on a aboli certaines frontières pour en construire de nouvelles. Si le rôle des empires coloniaux a paru être consolidé dans un premier temps pour venir soutenir l’effort de guerre, la sortie de guerre a montré toute la fragilité de ces édifices de domination et a vu se forger les outils intellectuels de la décolonisation, notamment le nationalisme et le communisme. 1918 tend donc plus à marquer le début d’un processus liquidateur d’une situation antérieure, la fin d’une parenthèse ouverte par l’entrée en guerre, une longue transition vers 1945, et pour les colonies plus spécifiquement, une étape essentielle de la marche vers une révolution culturelle ou vers les indépendances. En raison des nouveaux rapports qui se nouent entre les nations européennes et les colonies, la sortie de guerre apparaît comme une étape majeure de l’imperial turn. Si les derniers travaux des historiens ont contribué à questionner autant la pertinence des dates de 1914 et de 1918 pour désigner l’entrée et la sortie de guerre, c’est aussi parce que vue d’outre-mer, la guerre ne s’envisage pas sur une même périodisation. L’histoire de la Turquie est de ce point de vue tout à fait emblématique. L’Empire ottoman entre en guerre en 1911, et n’en ressort en 1923 qu’avec le traité de Lausanne, sous le nom de Turquie. Vue depuis la Méditerranée ou d’ailleurs, la Grande Guerre ne s’accommode pas facilement avec la linéarité de l’histoire nationale des grands États européens ou avec la singularité des histoires des États à la périphérie de l’Europe.

            À l’instar des travaux qui ont ouvert la voie à un renouvellement historiographique majeur en interrogeant les entrées en guerre, il semble donc particulièrement nécessaire de continuer à questionner les sorties de guerre en ouvrant le débat sur sa réalité dans les colonies, mais aussi dans les protectorats et les mandats, voire même plus généralement à tout pays qui se considère comme occupé. Il s’agit de se demander si la sortie de guerre qui fut d’abord une revendication, un horizon d’attente exprimé très tôt sous le vocable « d’après-guerre », ne s’apparente pas finalement à une période de « paix pour terminer la paix », une période « entre-deux guerres » essentiellement portée par des illusions, en particulier celles de pouvoir mettre fin au militarisme prussien. Au-delà des mers, le wilsonisme, la volonté d’une diplomatie nouvelle, a ouvert la voie à un processus de décolonisation car non seulement les mandats ont donné naissance à des pays dont l’indépendance était annoncée, mais la transposition des pratiques coloniales au sein des mandats a, de fait, constitué la matérialisation d’un échec impérial.

            Pour aborder la sortie de guerre dans un cadre colonial, il est nécessaire tout d’abord de rendre compte de toute sa richesse historiographique, laquelle se nourrit des débats des histoires métropolitaines et réciproquement (voir les travaux d’Antoine Prost et de Jay Winter). Objet d’histoire, la sortie de guerre l’est assurément depuis plusieurs années, son irruption dans le champ scientifique n’étant pas sans rapport avec le retour de nouvelles formes de guerres à l’issue de la Guerre froide ; il n’est pas inintéressant de voir comment le processus s’est mis en place. Cinquante ans après la Grande Guerre, sitôt l’étude fondatrice de Pierre Renouvin publiée en 1968 (L’armistice de Rethondes, 11 novembre 1918, Gallimard), les premiers ouvrages soulignant combien la victoire est discutable apparaissent sous la plume d’historiens américains luttant contre les discriminations raciales aux États-Unis, ou sous celle de Bill Gammage (The Broken Years: Australian Soldiers in the Great War, Canberra Australian National University Press, 1974) qui questionne, à travers une vaste enquête auprès des anciens combattants d’Australie, le mythe de la formation nationale par la guerre. À la recherche d’une synthèse pour l’ensemble du continent africain, des historiens africanistes leur emboitent le pas lors d’un colloque à la School of Oriental and African Studies de Londres en 1977. Faisant le constat de sources autochtones peu nombreuses, ils affinent une statistique africaine des mobilisations tandis que quelques-uns questionnent déjà les répercussions de la guerre ; dix ans plus tard, toute une équipe est forgée. Composée entre autres de Melvin E. Page et Andy Mc Kinlay (Africa and the First World War, St Martin’s Press, 1987), Joe Lunn, David Killingray, Frederick Quinn ou Myron Echenberg, elle est en mesure d’aborder l’impact de la guerre en Afrique en adoptant un regard par en bas (« a view from below »). Dépassant le cadre colonial strictement national, français ou britannique, ces historiens analysent l’engagement des hommes venus d’Afrique dans la Grande Guerre comme un phénomène global, matérialisation de la domination coloniale, en allant bien au-delà de la périodisation habituelle de 1914 et 1918.

            Mais ce sont surtout les travaux d’Antoine Prost (Les anciens combattants (1914-1940), Gallimard, 1977) qui, tout en étant centrés sur la France, apportent une profondeur historique au processus de démobilisation car ils posent plus clairement la question du retour des combattants – soldats mais aussi les mutilés de guerre, prisonniers et réformés – questionne le rôle des veuves, du deuil de guerre sur toute la période de l’entre-deux guerres. Le principe du « bilan » de la guerre qui avait connu son heure de gloire dans les années 1930 se révèle dans toute sa fragilité. L’analyse comptable ne suffit plus à rendre compte de la réalité de la démobilisation des esprits, des traumatismes physiques et psychiques. Avec sa thèse, Antoine Prost établit un continuum entre les deux guerres, le témoignage combattant se révélant une porte d’entrée utile, sinon nécessaire, pour aborder l’immense question des traumatismes. En portant sur les anciens soldats, autrement dit sur les vétérans de la guerre, son étude et les suivantes donnent la parole aux poilus et affichent leur caractère résolument social. Dans le même temps, fort différents sur le fond, d’autres travaux importants n’oublient pas d’aborder une autre dimension de la sortie de guerre, celle des « mouvements profonds » du relèvement. Dans un contexte des Trente Glorieuses encore triomphantes, ils font la part belle aux processus de reconstruction des sociétés, à leur capacité à se renouveler même après des épisodes douloureux comme les guerres mondiales, dont on souligne les « lieux de mémoires ».

            Au début des années 1990, alors même que la Guerre froide s’écroule avec le mur de Berlin, un nouveau pas est franchi avec l’ouvrage de George Lachman Mosse. Fallen Soldiers qui impose durablement l’idée que la guerre a entraîné la brutalisation des sociétés européennes, au point d’établir des liens entre la violence de guerre et les totalitarismes, mais en faisant surtout de la mémoire de la guerre un objet d’études à part entière, jugé parfois plus fiable que l’histoire. À cette date, François Cochet a déjà étudié le retour difficile des prisonniers, Annette Becker posé les liens matériels entre mémoire et histoire à travers l’étude des monuments aux Morts. Pour l’Afrique, Joe Lunn, disciple de George Mosse et Jan Vansina, s’inscrit dans la même démarche en soutenant que le témoignage ou la mémoire sont plus fiables que les écrits des vainqueurs (Memoirs of the Maelstrom: A Senegalese Oral History of the First World War, Heinemann, 1999). L’irruption des mémoires douloureuses des soldats place Clio au banc des accusés, désormais suspecte de ne rapporter que la parole des puissants, celle des décideurs, diplomates ou militaires contre celle des soldats. Ce n’est plus le contexte expliquant l’irruption de la guerre qui intéresse mais ses conséquences, par-delà le temps, par-delà les mers. Ce ne sont plus les thèmes de la défense des valeurs de la République, l’ordre, l’obéissance, la combativité, l’honneur ou la victoire qui sont valorisés mais bien ceux de la violence de guerre, des traumatismes psychiques de guerre, des névroses de guerre se répétant d’une guerre à une autre, le retour difficile des « héros » de la guerre.

            À partir de 1998, dans le sillage des commémorations célébrant le 80e anniversaire de la fin de la guerre, une nouvelle approche de la guerre, plus anthropologique et davantage centrée sur les représentations, les témoignages réunis dans la littérature, les journaux intimes ou sur le deuil impossible prend forme et révolutionne de façon importante l’étude des conflits, particulièrement en France. Selon « l’école de Péronne » représentée surtout par Stéphane Audouin-Rouzeau, la Grande Guerre a été forgée par une « culture de guerre » matricielle, expliquant en grande partie tous les conflits du siècle. Ce tournant historiographique transforme profondément les études polémologiques : la guerre des généraux est remplacée par celle des soldats ; elle ne se résume plus aux combats de 1914-1918 mais se comprend a posteriori dans les sorties de guerre[1], dans les démobilisations culturelles, celle des vivants comme celles des morts, la mémoire, parfois intentionnellement masquée, étant désormais investie d’une mission cathartique et réparatrice.

            Toutes ces réflexions sur les sorties de guerre, sur la place des femmes et des enfants dans les conflits et le discours victimaire qui lui est consubstantiel, sur les guerres civiles prolongements inévitables des guerres mondiales, ne sont pas sans lien avec l’étude comparatiste des violences de guerre, avec également le glissement d’une politique internationale récusant le hard power pour privilégier le soft power et, dans le même temps, le retour d’une nouvelle forme de guerre – contre-insurrection, contre-subversion, terrorisme – dont les contours sont plus difficiles à déterminer, mais qui interroge très directement la sortie de la Première Guerre mondiale, avec des risques de confusions entre l’idée d’une brutalisation collective et un ensauvagement individuel, très bien soulignés par Antoine Prost. En ouvrant de façon stupéfiante le XXIe siècle, le 11 septembre 2001 oblige en effet à relire le XXe siècle à rebours, à reconsidérer tout particulièrement les traités de paix de 1918 et à interroger les phénomènes, non seulement sur l’ensemble du siècle mais de façon globale, mondiale. Le diktat de Versailles ne s’est pas exercé sur la seule Allemagne ; les pays nés de la Grande Guerre – la Yougoslavie, mais aussi certains pays d’Afrique et du Moyen-Orient – contestent eux aussi à l’aube du XXIe siècle une sortie de la guerre dans laquelle les empires ont joué le rôle d’agents de conservation de la domination de l’Europe sur le monde. Victoire à la Pyrrhus sur le plan militaire, sur un plan humain mais également urbain et sanitaire, la sortie de guerre doit donc être questionnée selon une temporalité nouvelle. Il ne s’agit plus seulement de se demander quand se termine la guerre, mais en combien de temps le processus s’opère, et comment il se fait, les seules commémorations de guerre étant insuffisantes à en déterminer l’issue. En questionnant la polyphonie des mémoires de la Grande Guerre, l’ombre portée de la Grande Guerre sur l’Europe mais plus encore sur les sociétés impériales en Europe, en Asie et en Afrique, il est important de savoir faire la part belle à une analyse sociale et comparative ; il n’en est pas moins aussi nécessaire de réfléchir à la part envahissante de la mémoire, effectuée parfois un peu rapidement aux dépens de l’histoire, ce que fait brillamment Paul Ricœur  (La mémoire, l’histoire, l’oubli, Le Seuil, 2003) en fin observateur des changements de la société.

[1] Bruno Cabanes, La Victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Seuil, 2004 ; Stéphane Audouin-Rouzeau et Christophe Prochasson, Sortir de la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2008 ; Stéphane Tison, Comment sortir de la guerre ? Deuil, mémoire et traumatisme, Presses universitaires de Rennes, 2011 ; Jacques Frémeaux et Michèle Battesti, Sortir de la Guerre, Paris, Publications de Paris-Sorbonne, 2014 ; François Cochet, La Grande Guerre, fin d’un monde, début d’un siècle, Paris, Perrin, 2014.

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