L’œil de l’historien : Xavier Boniface

28 novembre 2018

Xavier Boniface est professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Picardie Jules Verne (Amiens). Ses travaux portent sur les liens entre guerres et religions : sa thèse, soutenue en 1997, portait sur L’aumônerie militaire française (1914-1962) (éditions du Cerf, 2001). Son mémoire d’Habilitation à Diriger les Recherches (HDR), présenté en 2008, a été édité sous le titre L’Armée, l’Église et la République (1879-1914) (Nouveau Monde Éditions / DMPA, 2012). Xavier Boniface est aussi l’auteur d’une Histoire religieuse de la Grande Guerre (Fayard, 2014). Il a par ailleurs coordonné, avec Bruno Béthouart, l’ouvrage Les chrétiens, la guerre et la paix. De la paix de Dieu à l’esprit d’Assise (Presses universitaires de Rennes, 2012) ; avec François Cochet, Foi, Religions et sacré dans la Grande Guerre (Artois Presses Université, 2014) ; et avec Jean Heuclin, Diocèses en guerre 1914-1918 (Presses universitaires du Septentrion, 2018). Xavier Boniface dirige également la Revue d’histoire de l’Église de France et il est membre du Conseil scientifique de la recherche en histoire de la Défense.

 

Les aumôniers militaires de 1914-1918[1]

Selon le général Gouraud, « avec un bon colonel et un bon aumônier, un régiment passe partout »[2]. Cette formule, souvent citée, suggère l’importance morale prêtée aux ministres des cultes mobilisés dans l’armée française au cours de la Grande Guerre. Si elle concerne le catholicisme, elle peut aussi s’appliquer aux rabbins et pasteurs qui ont servi comme aumôniers – mais moins à la demi-douzaine d’imams, qui n’avaient pas ce statut et sont restés cantonnés dans les camps à l’arrière.

L’aumônier militaire est une figure officielle des armées de 1914-1918, même si son statut de non-combattant, son absence de grade et sa tenue, à moitié militaire, à moitié civile, font qu’il s’y trouve un peu à part. Sa présence soulève plusieurs paradoxes, tant au regard de la laïcité que de son Église – entendue comme institution religieuse, quelle que soit la confession – et de l’armée. Elle interroge aussi sur son rôle, à la fois spirituel, moral, humanitaire et militaire.

L’aumônier militaire, paradoxe ou modèle de la laïcité ?

Une présence religieuse officielle dans une structure publique

La loi du 8 juillet 1880 fonde l’existence des aumôniers militaires de la Grande Guerre : elle prévoit l’affectation de ministres des cultes dans les armées mobilisées, tandis qu’elle les supprime pratiquement en temps de paix. Cette situation est en partie confirmée par la Loi de séparation, dont l’article 2 stipule que « pourront […] être inscrites aux budgets [de l’État, des départements et des communes] les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics […] » : l’armée n’est pas explicitement mentionnée dans l’énumération qui suit, mais celle-ci n’est qu’« indicative », comme le précise le ministre des Cultes, Bienvenu-Martin[3].

L’aumônerie peut se définir comme la présence de ministres des cultes au sein de l’armée, institution publique et régalienne par essence : elle peut donc apparaître comme une contradiction au régime de laïcité, fondé sur la neutralité de l’État – et donc de la République – à l’égard des « cultes ». Mais la laïcité implique aussi la liberté, puisque, selon la loi de séparation, « la République garantit le libre exercice des cultes » (article 1) : elle doit faciliter l’accomplissement de leurs obligations religieuses aux citoyens vivant dans des structures publiques fermées et ne pouvant pas en sortir librement, ce qui est le cas des soldats mobilisés. Cette liberté est associée à l’égalité entre les cultes : aucune religion n’a de monopole, de préséance ou de privilège sur une autre. C’est ainsi que les anciens cultes concordataires sont représentés dans l’aumônerie. Leur répartition statutaire est inégale, avec environ deux tiers de prêtres, les rabbins et les pasteurs se partageant à peu près à égalité le reste des postes. Mais dans l’aumônerie, les cultes minoritaires sont également surreprésentés, de manière relative, par rapport à leur poids réel dans la société. Ce ratio s’explique par l’attribution à l’échelle du corps d’armée de l’essentiel des moyens et des personnels à la mobilisation. En outre, si les protestants et les juifs sont peu nombreux, ils sont très dispersés dans l’ensemble de l’armée : la répartition de leurs aumôniers dans tous les corps d’armée doit aussi permettre de répondre aux demandes d’assistance spirituelle. On peut enfin y voir une représentation symbolique de l’union sacrée, à travers la coopération entre les religions au sein de l’armée et de la nation. L’écho médiatique de la mort du grand rabbin Bloch au col d’Anozel (Vosges) le 29 août 1914 l’atteste : selon des récits en partie apocryphes, l’aumônier serait tombé en apportant un crucifix à un soldat catholique blessé[4]. Toutefois, les effectifs réalisés diffèrent sensiblement de la répartition théorique des postes, notamment à cause des difficultés de recrutement : au total, 46 rabbins, 90 pasteurs et plus de 900 prêtres ont servi officiellement comme aumôniers – pas tous en même temps –, parmi lesquels six ministres juifs, 16 protestants et 130 catholiques ont été tués. Certaines unités sont délaissées, notamment par des pasteurs et des rabbins, qui se consacrent aux formations dans lesquelles leurs coreligionnaires sont les plus nombreux. Les 37e et 45e divisions, levées à Constantine et Oran et comptant de nombreux juifs pieds noirs, ont chacune un aumônier israélite (alors qu’il n’en est prévu qu’à l’échelon du corps d’armée). En 1915, un pasteur est affecté auprès du régiment de marche de la Légion étrangère, qui compte un important contingent de protestants.

L’aumônerie militaire de la Première Guerre mondiale se développe dans cette combinaison entre la liberté religieuse garantie par la République, la neutralité confessionnelle de l’État et l’égalité des cultes, composantes de la laïcité. Mais les circonstances du conflit entraînent aussi des adaptations.

 Le renfort des aumôniers « volontaires » et « bénévoles »

La guerre révèle rapidement deux difficultés pour l’aumônerie : d’une part, le nombre insuffisant de ministres des cultes pour répondre aux besoins ; d’autre part, l’absence de hiérarchie, d’organisation et de coordination.

Un décret du 5 mai 1913 affecte les aumôniers titulaires dans les groupes de brancardiers de division (GBD) et de corps d’armée (GBC) : cela fait quatre prêtres, un rabbin et un pasteur pour les quelque 40 000 hommes d’un corps d’armée. Des aumôniers servent aussi auprès des divisions de cavalerie et des places fortes de la frontière, tandis que le service religieux de la marine, partiellement supprimé en 1907, est rétabli dès août 1914. Mais les listes de mobilisation ne sont pas à jour, et les titulaires sont débordés devant le regain de ferveur et les attentes spirituelles ou morales des soldats préoccupés par les séparations familiales, les dangers à venir et le bouleversement de leur vie quotidienne. Toutefois, dès août 1914, les catholiques, par l’entremise du député Albert de Mun, sont autorisés à recourir à des « aumôniers volontaires », agréés auprès des unités mobilisées, et dont la situation, notamment en matière de solde, est régularisée un peu plus tard. Au même moment, sans attendre cette officialisation, des prêtres rejoignent de leur propre chef, mais avec l’accord officieux du commandement, les régiments en partance pour le front. C’est le cas de l’abbé Thibaut, de Cambrai, auprès du 1er régiment d’infanterie[5]. Les protestants bénéficient d’une organisation analogue à partir de 1915 ; en revanche, les juifs n’ont théoriquement pas besoin de l’apport des volontaires – à quelques exceptions près – parce qu’ils ne peuvent déjà pas pourvoir tous les postes de rabbins titulaires, faute d’un nombre suffisant de rabbins.

L’aumônerie peut s’appuyer aussi sur un autre vivier de recrutement. Une loi de 1889 – dite des « curés sac au dos » – soumet les ministres des cultes à la conscription et à la mobilisation : la France, avec l’Italie, fait exception en Europe de ce point de vue. Au cours du conflit, quelque 32 000 prêtres, religieux et séminaristes, 500 pasteurs et d’élèves en théologie et une cinquantaine de rabbins sont appelés sous l’uniforme, dans le service de santé ou, pour les plus jeunes, dans les troupes combattantes ; cette distinction disparaît toutefois en 1917, à la suite de l’adoption de l’amendement Sixte-Quenin, d’inspiration anticléricale, qui place tous les membres des clergés dans le régime commun. Certains de ces mobilisés célèbrent des offices et exercent leur ministère auprès des soldats de leur propre unité. Quelques-uns sont même détachés à plein temps de leur emploi militaire par leur chef de corps pour servir comme aumôniers « bénévoles ». Mobilisé comme sergent infirmier au 16e régiment d’infanterie territoriale, l’abbé Laloy est ainsi désigné par son colonel comme aumônier. Toutefois, cette pratique n’est pas reconnue officiellement par le ministère de la Guerre. Quant à la hiérarchie catholique, qui ne peut contrôler les nominations, elle se méfie également de ces aumôniers de fortune.

Ces réticences à propos de telles nominations résultent de l’absence de direction centrale de l’aumônerie. La loi de 1880 évoque « les ministres des cultes », mais n’emploie pas, de manière significative, le terme d’aumônerie. Le clergé aux armées ne dépend donc pas d’un service autonome avec une direction spécifique, comparable à l’intendance ou au service de santé. Il y a de fait des aumôniers, mais pas d’aumônerie au sens institutionnel du terme. La loi de 1880 exclut toute hiérarchie entre les ministres des cultes. Dans le contexte anticlérical des débuts de la IIIe République, c’est une manière d’écarter de l’armée une éventuelle influence des autorités religieuses, en particulier catholiques. Beaucoup d’aumôniers déplorent cette absence de structure qui complique leur coordination et leur ministère. Sous le pseudonyme de Verax, l’abbé Périer, un prêtre du diocèse d’Alger, publie ainsi une brochure critique en 1917, Vérités sur l’aumônerie militaire[6]. Toutefois, rien ne change : aucun service public d’aumônerie n’est institué pendant la guerre. C’est peut-être la conséquence d’une conception prudente de la laïcité, héritée des tensions entre anticléricaux et cléricaux du début du siècle. Les principes dont se réclament les républicains ne sont pas remis en cause par l’union sacrée, malgré l’atténuation des conflits intérieurs. Ce n’est pas pour autant une porte ouverte à toutes les demandes des Églises, qui tentent en même temps de conserver un contrôle religieux sur leurs ministres.

L’aumônier militaire, en marge ou au cœur de son Église ?

Une autonomie religieuse relative

Les aumôniers restent membres de leur Église durant leur passage au sein l’armée, mais ils prennent parfois de la distance avec leur communauté ou leur hiérarchie confessionnelle. Or, de même que l’aumônerie est peu organisée sur le plan militaire, elle est également peu structurée du point de vue religieux est souvent restreinte. En outre, du fait de la séparation, elle entretient peu de relations avec les pouvoirs publics. C’est dans le protestantisme et dans le judaïsme qu’elle est la mieux structurée, ce qui peut sembler paradoxal car il s’agit de religions peu hiérarchisées et peu centralisées, au contraire du catholicisme. Fondé en 1854 et rattaché à la Fédération protestante de France (créée en 1909), le Comité des aumôniers militaires et de l’évangélisation des militaires protestants doit susciter des candidatures, rapprocher les pasteurs aux armées et les soldats protestants disséminés dans les unités et enfin soutenir matériellement les aumôniers. Une commission analogue remplit les mêmes fonctions au sein du consistoire central israélite de France. En revanche, l’Église catholique ne parvient pas à s’organiser. Deux structures ont des attributions limitées : un bureau des aumôniers, à l’archevêché de Paris, traite de questions canoniques ; le bureau des aumôniers volontaires[7], dans les locaux de la Croix Rouge, s’occupe de cette catégorie spécifique. En fait, les évêques débattent de la direction à adopter : si tous conviennent de la nécessité de nommer un responsable de l’aumônerie ayant un rang épiscopal, certains voudraient confier cette charge à un évêque diocésain déjà en place, tandis que d’autres souhaiteraient un prélat spécialement pour l’armée. La solution proposée par le Saint-Siège en novembre 1917 procède un peu des deux : il désigne deux évêques diocésains mobilisés, Mgr Ruch et Mgr de Llobet, comme « inspecteurs ecclésiastiques aux armées ». Mais non reconnus par le gouvernement, du fait de la séparation, et sans aucun moyen, ils ne peuvent remplir leur mission[8]. Les aumôniers catholiques restent donc livrés un peu à eux-mêmes, en dépit des tentatives d’organisation du service religieux par les titulaires à l’intérieur de chaque corps d’armée.

Ils continuent à dépendre, du point de vue ecclésiastique, de l’autorité de leurs évêques diocésains ou de leurs supérieurs religieux. Par le bref Quae catholico nomini, le Saint-Siège a également prévu dès 1875 l’attribution des pouvoirs canoniques aux aumôniers en matière de sacrements, dont les conditions d’administration sont assouplies. Un indult de 1912 l’étend à tous les prêtres mobilisés, dans la mesure où ils se trouvent parmi des combattants en péril de mort (in articulo mortis). Les obligations du clergé aux armées sont par ailleurs allégées, notamment en matière de récitation du bréviaire[9]. Ainsi, l’encadrement ecclésiastique habituel du clergé catholique se relâche partiellement. Certains évêques ou supérieurs de séminaires entretiennent une correspondance régulière avec les prêtres mobilisés pour conserver un lien avec eux, malgré l’éloignement dû à la guerre.

Sur le plan religieux, disciplinaire, institutionnel, la guerre entraîne une autonomie relative des ministres des cultes à l’égard des hiérarchies de leurs Églises. Le P. Teilhard de Chardin, un jésuite mobilisé comme brancardier dans un régiment de zouaves, témoigne ainsi de son « expérience inoubliable du front », qui est « celle d’une immense liberté » et dont il a « la nostalgie » quand il s’en éloigne[10].

Le droit à la guerre et le droit dans la guerre

La présence d’aumôniers dans les armées des pays belligérants peut déjà passer pour une légitimation religieuse de la guerre – reconnaissant ainsi, pour leur patrie, le droit de faire la guerre, dans le sens de la formule médiévale du jus ad bellum. Elle caractérise aussi l’ambiguïté de ces ministres qui appartiennent à des religions se prévalant d’un message pacifique, mais qui participent au conflit. Du commandement biblique « Tu ne tueras point » à la parole évangélique, « et moi je vous dis : “aimez vos ennemis” », plusieurs références dans les Écritures condamnent l’usage de la violence et de la guerre. Les aumôniers seraient-ils en contradiction avec leurs Églises ? Pour le P. Baeteman, cela relève d’un combat spirituel : « Mes ennemis ? Quoi ?… Prier pour ces boches maudits ?… Oui, parce qu’ennemis, ils [ont] droit à ma prière. Mais quelle foi il faut avoir pour le bien comprendre ! »[11]

Ces derniers vivent souvent comme une épreuve morale et spirituelle, mais aussi physique, une guerre qui, par sa violence, ses malheurs et son étendue, heurte leur foi. À l’avant, ils tiennent donc peu de discours légitimant ouvertement le conflit, qui passeraient en outre difficilement chez des soldats éprouvés par les combats. La justification religieuse du conflit est surtout portée par des membres des clergés et des fidèles à l’arrière. Il y a certes des exceptions comme le chanoine Lagardère, aumônier d’une division de cavalerie, qui, en 1915, présente la guerre comme un châtiment divin pour la rédemption de la France, rejoignant ainsi certains discours catholiques de l’époque. Mais ses propos, au motif qu’ils ont été diffusés dans la presse sans l’autorisation de l’autorité militaire, lui valent une sanction disciplinaire[12]. À l’inverse, un aumônier reconnaît en 1917 qu’avec « 36 mois de campagne sur les épaules », il se garde bien, « dans [ses] allocutions, d’entonner des variations sur le Chant du départ ou sur la Marseillaise »[13].

Plus souvent, les aumôniers incitent les combattants à accomplir leur devoir de soldats, de Français et de croyants, en associant ainsi cette triple identité. Une convergence s’opère en effet entre la foi en Dieu et la foi en la patrie. Dans la Tefila du soldat, livre de prières pour les juifs mobilisés composé par le rabbin Liber, aumônier d’une division d’infanterie, est insérée une « prière pour la République » : elle demande au « Seigneur » de bénir « nos armées qui combattent pour l’honneur et le salut de la patrie », et de leur accorder « la victoire due à la plus sainte des causes »[14]. Chez les chrétiens, des aumôniers, voire de simples fidèles, élaborent une véritable mystique du sacrifice : le soldat qui meurt pour son pays contribue à sauver celui-ci, de la même façon que le Christ se sacrifice pour l’humanité. C’est dire si le conflit revêt alors une dimension sacrée, un caractère de croisade, une perspective de guerre sainte[15]. Mais les aumôniers aux armées n’ont pas l’apanage de ce type de discours, que certains d’entre eux récusent d’ailleurs, alors que des croyants à l’arrière peuvent s’en faire davantage les promoteurs.

Les aumôniers sont en revanche plus attentifs au respect du droit dans la guerre, le jus in bello, dont les conventions internationales de Genève et de La Haye sont des déclinaisons temporelles récentes : tout n’est pas permis à la guerre à l’égard de l’adversaire et des civils. Le regard sur l’ennemi se veut parfois compatissant. Pour l’abbé René Gaëll, qui sert comme infirmier, « dorloté à l’égal de nos frères », un Allemand blessé et prisonnier représente « la chose sacrée, le vaincu, la victime, l’impuissant, la faiblesse secourue, le malheur respecté »[16]. Ce faisant, quelle place l’aumônier peut-il tenir dans l’armée ?

L’aumônier militaire, un marginal dans l’armée ?

 Aumôniers de militaires plutôt qu’aumôniers militaires

L’une des spécificités des aumôniers tient à leur statut, qui n’est pas seulement religieux, mais qui n’est pas entièrement militaire non plus. Leur situation dans l’armée ne ressemble à aucune autre. Selon une instruction ministérielle de 1913, leur recrutement privilégie les ecclésiastiques qui n’ont plus l’âge d’être mobilisés, à condition d’avoir moins de 60 ans, mais tout de même aptes à faire campagne. Le chanoine Payen, de Besançon, est déjà sexagénaire quand il devient aumônier au 7e corps à la déclaration de guerre. Les candidats à l’aumônerie doivent en principe être dégagés des obligations militaires. À défaut, ils peuvent appartenir au service auxiliaire ou à l’armée territoriale, voire exceptionnellement à la réserve. Le ministère de la Guerre affecte tous les hommes en âge de porter les armes à des emplois de combattants.

Les aumôniers n’ont par ailleurs « ni rang ni grade » dans l’armée : cette disposition de la loi de 1880 les met à part dans l’armée, où les rapports hiérarchiques sont prédominants. Toutefois, ils restent soumis à la discipline militaire dans la mesure où ils sont placés sous les ordres des médecins-chefs commandant les GBD et GBC, qui sont leurs unités d’emploi. Mais ils savent s’en affranchir, quitte à négocier avec ces autorités, pour exercer leur ministère comme ils l’entendent, s’éloigner de l’ambulance et aller dans les tranchées, tel le P. Brottier dans la Somme en 1916. Tout dépend aussi du bon vouloir du chef de corps. L’absence de grade, traditionnelle chez les aumôniers français, est complémentaire de leur assimilation partielle à des officiers : les titulaires perçoivent la solde d’un capitaine, les volontaires, celle de lieutenant. En revanche, les prêtres et pasteurs soldats, aumôniers bénévoles officieux, conservent leur grade et leur uniforme, et ils restent tenus aux obligations inhérentes à leur statut militaire.

Les aumôniers diffèrent encore des autres combattants par leur tenue. Les textes réglementaires, souples de ce point de vue, ne les obligent pas au port de l’uniforme. Quand ils le font, c’est généralement celui d’officier ou de médecin, bien sûr sans insignes de grade. Une partie des pasteurs, tels Henri Nick ou Henri Monnier optent pour cette solution, tandis que de nombreux rabbins et tous les prêtres gardent une tenue civile. Les aumôniers catholiques conservent la soutane, parfois raccourcie pour aller dans les tranchées, qu’ils panachent avec des effets militaires, calot ou casque, bandes molletières, capote, ceinturon… Certains s’arrogent même des insignes de capitaine, par assimilation. Les seuls attributs distinctifs des aumôniers sont un brassard à la croix rouge prévu par la convention de Genève de 1864, puisqu’ils sont assimilés au personnel sanitaire, et une croix pectorale en argent – ou les tables de la loi pour les rabbins.

Affectés dans des formations sanitaires, portant des tenues peu réglementaires, recrutés parmi les non-combattants, ces ministres des cultes titulaires et volontaires sont donc davantage des aumôniers de militaires que des aumôniers militaires, du fait de leur insertion limitée dans l’armée. Paradoxalement, cela facilite peut-être l’exercice de leur ministère.

Des hommes de Dieu et de paix parmi les hommes de guerre

À certains égards, les aumôniers ont un rôle comparable à celui du personnel sanitaire, auxquels ils sont assimilés : ils ne combattent pas directement, mais contribuent à soutenir les soldats, moralement et spirituellement en l’occurrence. Mais leur rôle recouvre de multiples domaines, cultuel, humanitaire, funèbre, moral, et même militaire.

Le rôle cultuel des aumôniers justifie leur existence même : ils doivent célébrer les offices de leur confession pour leurs coreligionnaires. Les conditions sont parfois rustiques, comme ces messes sous les bois ou dans une cagna, représentées sur des cartes postales et des photographies de presse qui veulent suggérer la piété des troupes. La cène est parfois célébrée par le pasteur pour des assistances très réduites. Le culte israélite est plus difficile à organiser, parce que le rabbin doit trouver dix fidèles. Les catholiques y ajoutent l’administration des sacrements : la confessions peuvent être nombreuses la veille d’une attaque, quand les soldats veulent se mettre en règle avec leur conscience au moment où ils vont risquer leur vie. Le 24 août 1916, lors de la bataille de la Somme, près d’Hardecourt, quelques heures avant un assaut, l’abbé Liénart passe « la matinée dans [un] chemin creux à confesser tous ceux qui le veulent et à donner des communions ». Puis les soldats lui « donnent leurs lettres, pour beaucoup peut-être la dernière » – il en rapporte « bien 300 »[17]. Au cours du combat ou après celui-ci, le prêtre peut donner les derniers sacrements aux blessés qui les demandent.

L’aumônier remplit par ailleurs une fonction humanitaire en aidant au ramassage et aux soins, tant médicaux que moraux, des blessés et des mourants. De nombreux témoignages, parfois apologétiques d’ailleurs, exaltent ce rôle auprès de ceux qui souffrent. À Verdun en 1917, le P. Brottier parcourt le no man’s land, avec un drapeau de la Croix-Rouge, à la recherche d’un officier blessé[18].

Ce ministère se prolonge par la célébration des funérailles des soldats tués – plus souvent à l’arrière qu’à l’avant, où les conditions de la bataille ne permettent que des inhumations à la hâte. Ces obsèques donnent parfois lieu à des cérémonies inter-confessionnelles. En novembre 1914 en Argonne, devant faire enterrer de nombreux morts dont ils ne connaissent pas la religion, le commandement et le sous-préfet de Verdun sollicitent deux prêtres, un pasteur et un rabbin pour une allocution et une prière commune – prononcées par l’aumônier israélite, « peut-être comme étant le plus âgé » –, avant les oraisons propres à chaque rite[19]. Rapporté par la presse, l’épisode illustre à sa manière l’esprit d’union sacrée devant la mort. Les aumôniers se chargent également de relever l’emplacement des sépultures et des cimetières provisoires.

Il s’agit là d’une conception traditionnelle du rôle des aumôniers. Certains souhaitent en revanche exercer un ministère plus dynamique, à nouer des contacts avec la troupe, au lieu de se contenter d’être des ministres de la mort. Plusieurs approches sous-tendent une telle attitude. Dans une perspective religieuse, des aumôniers cherchent à exercer un véritable apostolat : le christianisme social et le catholicisme social invitaient par exemple les pasteurs et les prêtres à « aller au peuple ». Des ministres des cultes veulent aussi partager la vie des soldats, au lieu de rester dans les cantonnements à l’arrière, en dehors de la ligne des combats, et passer pour des « embusqués ». Pour le P. Lenoir, jésuite, aumônier au 4e colonial, sa présence « dans le danger est la plus efficace des prédications »[20]. La conception patriotique et militaire de leur rôle amène également les aumôniers à se préoccuper du moral des troupes, qu’ils contribuent à entretenir par leurs visites. Enfin, pour les pasteurs, à l’instar d’Henri Monnier à la 66e division dans les Vosges, et pour les rabbins, il s’agit de repérer et d’entrer en contact avec des fidèles peu nombreux et très dispersés, ce qui implique de nombreux déplacements.

Par leur soutien moral apporté aux troupes – ils sont un peu « l’ami et le confident » des soldats – les aumôniers exercent un rôle militaire indirect. Le commandement le sait bien. Á Verdun, un général, interrogeant l’abbé Thellier de Poncheville sur « l’état physique et moral de nos soldats, leurs privations, leurs fatigues », s’entend répondre par l’aumônier qu’« il est excessif de leur imposer un plus long temps d’épreuves »[21]. Un soldat juif constate que, « pour un rabbin, de valeur militaire, unique, on augmentera la valeur militaire de régiments entiers, par la sécurité morale et aussi la satisfaction d’être traités au point de vue de la foi à l’égal des autres »[22]. Bien sûr, le phénomène n’est pas généralisé. Certains aumôniers restent à l’arrière, auprès des états-majors ou des ambulances, sans chercher le contact avec la troupe. D’autre part, s’ils sont plutôt bien accueillis par les soldats, ils peuvent se heurter à des réticences, à de la froideur, voire à de l’hostilité.

En fonction notamment des origines géographiques des soldats : les Bretons ou les Basques sont davantage catholiques pratiquants que les Parisiens par exemple.

En revanche, les aumôniers n’assument généralement pas de rôle militaire direct, même s’ils font parfois fonction d’agents de liaison lors de leurs nombreux déplacements. Ils ne portent généralement pas d’arme, car ce serait contraire à leur fonction et à leur statut de personnel sanitaire, même s’il y a parfois des exceptions. Des aumôniers peuvent prendre en plein combat le commandement d’une unité qui a perdu tous ses gradés, comme le P. Brottier lors de la bataille de la Somme, mais le commandement réprouve de telles initiatives, révélatrices d’une confusion des pratiques et des missions.

Conclusion

Si leur existence, leur rôle et leurs missions semblent paradoxaux au regard de la laïcité républicaine, de l’armée et des Églises, les aumôniers savent cependant s’adapter. Plutôt que de légitimer la guerre, ils soutiennent moralement les combattants dont ils partagent les conditions de vie ; plutôt que d’entretenir l’opposition entre cléricaux et anticléricaux, ils soutiennent l’union sacrée ; plutôt que de trahir leur foi en un Dieu de paix, ils rappellent la valeur rédemptrice du sacrifice. Cela n’exclut pas les tensions, mais si la société française connaît un apaisement durable autour de la question religieuse à partir de la guerre, elle le doit en partie aux aumôniers de la Grande Guerre. Ces ministres des cultes ont contribué à une forme de réconciliation nationale.

Xavier Boniface

Professeur d’histoire contemporaine, Université de Picardie-Jules Verne

[1] Cet article reprend en grande partie X. Boniface, « Les aumôniers aux armées en 1914-1918 », Revue historique des Armées, n° 289, 4e trimestre 2017, p. 15-26.

[2] Cité par Geoffroy de Grandmaison et François Veuillot, L’aumônerie militaire pendant la guerre 1914-1918, Paris, Bloud et Gay, 1923, p. 180.

[3] Voir Xavier Boniface, L’Armée, l’Église et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde Éditions / DMPA, 2012, p. 43-44 et p. 438-443.

[4] Voir Philippe Landau, Les Juifs de France et la Grande Guerre. Un patriotisme républicain, Paris, CNRS Éditions, 1999, 293 p. Paul Netter. Un grand rabbin dans la Grande Guerre : Abraham Bloch, mort pour la France, symbole de l’Union sacrée, Triel-sur-Seine, éd. Italiques, 2013, 144 p.

[5] A. Liénart, L’âme d’un régiment : l’abbé Thibaut aumônier du 1er RI, Cambrai, O. Masson, 1922, 109 p.

[6] D. Verax, Vérités sur l’aumônerie militaire. Ce qu’elle est. Les réformes qui s’imposent, Paris, Beauchesne, 1917, 45 p.

[7] G. de Grandmaison, F. Veuillot, L’aumônerie militaire pendant la guerre 1914-1918, op. cit.

[8] Xavier Boniface, « L’aumônerie militaire catholique : les inspecteurs ecclésiastiques (1917-1918) », Revue historique des armées, n° 3/1998, p. 19-26.

[9] N. Rousseau, Pouvoirs et privilèges des prêtres mobilisés. Législation canonique de la guerre 1914-1915, Le Mans, impr. Monnoyer, 1916.

[10] P. Teilhard de Chardin, Écrits du temps de la guerre (1916-1919), Paris, Grasset, 1965, p. 207 (novembre 1917).

[11] Joseph Baeteman, Souvenirs de guerre par un missionnaire soldat, Evreux, impr. de l’Eure, 1919, p. 81.

[12] P. Beaufort, L’âme héroïque d’un prêtre. Vie de l’abbé Jean Lagardère, Paris, Lethielleux, 1926, p. 226-227.

[13] Le Prêtre aux armées, 1er août 1917.

[14] La Tefila du soldat. Livre de prières à l’usage des militaires israélites en campagne, Paris, Impr. Danzig, 1915, p. 18.

[15] Voir Annette Becker, La guerre et la foi. De la mort à la mémoire, 1914 – années 1930, Paris, Armand Colin, 2015 (1re éd. 1994), 207 p.

[16] René Gaëll, Les soutanes sous la mitraille. Scènes de la guerre, Paris, Henri Gautier, 1915, p 77.

[17] Abbé Achille Liénart, Journal de guerre 1914-1918, récit présenté et annoté par Catherine Masson, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p. 50.

[18] Yves Pichon, Le Père Brottier (1876-1936), Paris, de Gigord, 1938, p. 86.

[19] « Prières communes », Le Temps, 7 décembre 1914.

[20] G. Guitton, Un « preneur » d’âmes. Louis Lenoir, aumônier des marsouins 1914-1917, Paris, de Gigord, 1922, p. 408.

[21] Abbé Thellier de Poncheville, Dix mois à Verdun, Paris, de Gigord, 1919, p. 132.

[22] Archives du consistoire central israélite de France, 1 K, lettre d’Édouard Lévy (55e division), sans date.

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