Le monument aux morts

2 septembre 2016

Franck DAVID

Agrégé d’histoire-géographie et enseignant à l’université Bretagne sud de Lorient, Franck David mène des travaux sur les interactions entre territoire et mémoire. Géographe autant qu’historien, il scrute les traces et les marques du passé dans le présent des territoires et la manière dont les habitants et les acteurs s’en emparent ou pas pour façonner la mémoire des lieux. Il s’intéresse aux monuments aux morts autant comme lieux que comme artefacts de la mémoire.

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Les monuments

La Chamba dans le département de la Loire, Cauro en Corse ou Justian dans le Gers, ces trois communes ont en commun d’avoir inauguré en 2016 leur monument aux Morts. Elles poursuivent ainsi l’œuvre amorcée un siècle plus tôt – dès 1917 à Moréac dans le Morbihan – pour inscrire dans l’espace public un hommage des habitants à leurs disparus de la Grande Guerre. Les monuments aux Morts font partie des paysages désormais. Leur présence symbolique, voire tutélaire, permet à l’État d’y conduire sa politique commémorative et mémorielle. Les habitants en revanche n’y prêtent qu’une attention détachée, désertant majoritairement les cérémonies officielles.

Quel est le sens du monument aux Morts appréhendé à travers un double focal, local et national ?

L’objet imprime d’abord au sein du groupe social, l’inaltérabilité du souvenir dans un matériau aussi noble que possible. Puis il se mue en « lieu », investi d’une sacralité telle que la mémoire le nimbe. Dépositaire souvent d’usages exclusivement mémoriels, il acquiert, à près d’un siècle de distance, une légitimité renouvelée comme vestige ou monument historique, élément pacifié du patrimoine local.

Monument du souvenir

Monumentum, il conserve l’héritage de son étymologie comme perpétuation du souvenir. Ce souvenir est pensé tant à l’échelle de la commune qu’à celle de l’individu. Le monument aux Morts est de ce point de vue l’affirmation de la démocratie locale en même temps que de l’individuation.

Les municipalités sont à l’origine du processus monumental. Des délibérations municipales fustigent, dès 1919, l’inertie de l’Etat en la matière. Ainsi les mairies décident-elle d’user des pouvoirs qui sont les leurs pour faire voter par le conseil municipal, la constitution d’une commission, le choix d’un projet et son financement en attendant que l’Etat fixe des règles. Encore celles-ci restent-elles assez souples, à l’exception de la validation du projet architectural par la commission préfectorale chargée surtout de veiller à l’application de la loi sur la laïcité. Mais si des conflits ont existé çà et là, le contexte incite à l’apaisement. Il s’agit de ne pas heurter les sensibilités du deuil ni réveiller des querelles tout juste éteintes. Certaines communes n’hésitent pas d’ailleurs à passer outre les recommandations de la préfecture. L’institution municipale s’illustre en cette occasion, comme un fondement majeur de la démocratie locale. A travers la genèse de ces projets monumentaux, la IIIe République peut s’enorgueillir de disposer d’une base à la fois solide et efficiente.

Huit millions d’hommes ont été mobilisés. Tous n’ont pas eu à souffrir de la proximité immédiate avec le front. Pour ceux qui l’ont subie et rentrent meurtris dans leur chair, ébranlés par l’épreuve, il importe de rendre hommage aux camarades disparus. Cette exigence rejoint celle des communes désireuses de témoigner très vite leur compassion vis à vis des morts, et à travers eux aux proches endeuillés. L’hommage s’impose dans sa particule la plus élémentaire, l’individu, par son patronyme et son prénom (celui d’usage s’il diffère de l’état-civil) et parfois son portrait. Qu’importe la mention « Mort pour la France » accordée par le ministère des Pensions. Les communes s’arrogent toute latitude pour graver sur le monument le nom des disparus. Aucune règle ne prévaut, sauf à considérer comme « enfant du lieu » celui mort « par » la guerre, y compris à la maison après l’armistice. Qu’il soit né au « pays » ou qu’il y ait simplement résidé avant la mobilisation, les mairies recueillent les noms. Certains figurent ainsi sur deux ou trois monuments communaux, sans compter les relevés paroissiaux dans les églises. A l’inverse, des familles refusent l’inscription de leur fils, le monument ne correspondant pas à leur idée de l’hommage.

On observe donc pour la première fois, après des tentatives éparses au lendemain de 1870, que le souvenir promeut désormais l’individu, indépendamment de toute geste héroïque. A l’instar des victimes inhumées sous la colonne de Juillet à Paris et dont les noms sont gravés sur le fût, les soldats morts à la guerre ont désormais leur nom sur un monument. La démarche, une fois encore d’initiative locale, rejoint ainsi le principe de la sépulture individuelle formalisé assez vite dès les premières hécatombes de 1914, alors que prévalait la fosse commune pour les soldats du rang. Le singulier s’érige en composante essentielle du souvenir porté par chacun des monuments aux Morts.

Lieu de mémoire

Très vite se superpose à l’exigence du souvenir déjà chargé d’une dimension affective, la problématique du lieu. Le monument aux Morts s’enracine dans le territoire communal en lieu quasi sacré investi, surinvesti même, par la mémoire.

D’abord ce lieu est conçu dans un dispositif conférant au souvenir une dimension édifiante.  Délimité par une barrière, physique ou symbolique, le monument aux Morts occupe un terrain soustrait à l’espace public. Quel que soit son emplacement, il acquiert la même dimension sacrée que le Palatin ceint du pomoerium par Romulus. Le périmètre délimite un espace sacer paré du respect absolu. Des marches et un piédestal peuvent accentuer encore la mise à distance.

S’ajoute un recours massif aux symboles. Le monument dispose le nom des morts dans un apparat propre à susciter, au-delà du souvenir explicite, un discours implicite qui forge la mémoire de la Grande Guerre. Les inscriptions mentionnent des dates qui parfois débordent au-delà de l’Armistice comme pour intégrer les souffrances qui dépassent largement les années de guerre. Les lieux Marne, Somme, Yser, Verdun, Champagne installent l’idée de victoires remportées sur l’adversaire, jamais nommé. Palme des martyrs promis à la vie éternelle, lauriers de la victoire, chêne exaltant la force introduisent la vie végétale qui toujours renaît. Casque, obus, épée, croix de guerre ajoutent la dimension militaire propre à l’idée d’une armée protégeant la nation. Il serait utile de détailler davantage le recours aux symboles mais il suffit de rappeler qu’ils participent à une sublimation de la mort. Chacun des morts est alors dépositaire d’une mémoire glorieuse de la Nation tout entière représentée en chacune de ses communes par la somme des vies brisées.

Longtemps, ces noms étaient énoncés en litanie dans l’atmosphère endeuillée de novembre. Après les discours, l’hymne et la sonnerie aux Morts, le silence recueilli, en présence des survivants, des familles éplorées et des enfants, le cérémonial imposait le respect et plus encore une forme de dévotion publique et laïque. L’émotion démultipliait l’écho du souvenir et a construit autour du monument, dans ces temps ritualisés, la mémoire de 14-18.

Document pour l’histoire

Comment considérer aujourd’hui le monument aux Morts devenu à l’excès lieu de mémoire et presque confisqué par la République pour en faire le dépositaire de sa liturgie officielle ?

L’observer dans son écrin communal renseigne sur le regard porté par les habitants à leur propre territoire. Certes le choix de l’emplacement obéit à la polarité de la mairie, de l’église ou du cimetière pour l’irradier d’une dimension civique, religieuse ou funéraire. Mais il ne faut pas négliger la dimension géographique, en particulier face à un paysage à forte connotation identitaire. En montagne la perspective offerte par rapport au sommet emblématique; sur le littoral le positionnement vis à vis de la mer, du port, d’une plage ou d’une falaise ; dans le village l’arrière-plan constitué par un terroir façonné par des générations de paysans en dit long sur la manière dont les habitants ont placé le souvenir des Morts. La référence plus ou moins subtile à un monument local, à un point de vue, selon que le monument fait face, s’adosse ou laisse de côté charge de sens le souvenir. Un square, un jardin, une place, un carrefour, un boulevard placent le monument dans un territoire qui vit du rythme de son quotidien. L’emplacement fait sens.

Il faut l’aborder comme un matériau historique, grâce aux archives numérisées. Le nombre de noms par rapport à la population du recensement de 1911 (site Cassini-EHESS) donne un aperçu du drame vécu ; les fiches individuelles et la lecture des Journaux de marches et opérations (site Mémoire des hommes) donnent un peu de chair à un destin brisé. Un rapide traitement statistique dessine une approche collective du deuil à l’échelle de la commune. Le monument remplit alors son rôle de document d’histoire et se raconte comme n’importe quel élément du patrimoine.

En dernier lieu l’historien cherche à appréhender son objet d’étude au prisme du regard et des usages que la société lui accorde. Le monument aux Morts s’érige en artefact d’un basculement du religieux vers le mémoriel. Jay Winter a relevé à quel point le déclin du sentiment religieux coïncidait avec l’inflation du mémoriel. Pèlerinages sur les champs de bataille, stations et recueillement devant les mémoriaux, commerce des reliques même, ou plus prosaïquement des souvenirs consacrés par le lieu de l’achat constituent autant de parallèles. Comme Antoine Prost l’avait déjà souligné, le monument aux Morts a été incorporé dans une religion civique et républicaine avec un calendrier liturgique, un cérémonial et son décorum, des acteurs soigneusement disposés… La loi de 1905 sur la laïcité a marqué une rupture dans la tradition de « fille aînée de l’Eglise ». L’Etat s’est emparé du monument pour le charger de sens civique. Ce dernier, nouveau-venu dans l’espace public, semble contribuer à l’inflation mémorielle du siècle qu’il inaugure.

L’édifice qui trouve sa place dans l’entre-deux-guerres au cœur des villes et des villages émane directement de la mobilisation générale d’une armée de la conscription. Aucune commune n’est épargnée et la Guerre de 14 reste celle des terroirs, des petites patries. L’Etat vient à leur rencontre pour investir ce monument d’une charge mémorielle spectaculaire au service de la République et à la mesure de la laïcisation de l’espace public. Mais en dehors des temps forts de cette hyper-mémorialisation, le monument aux Morts serait plutôt à ranger parmi les « non-lieux » de Marc Augé. Vestige, trace du passé présente presque partout, il peut légitimement prétendre devenir pour le curieux, le public, les habitants, un monument historique à part entière. A chacun de se le réapproprier.

Prochaine publication automne 2016 :

« Les trophées dans les monuments aux morts communaux, l’objet de guerre entre fétichisme et esthétisme », in Guerres et artefacts : de l’objet de guerre au fétiche (1795-1995), Presses universitaire de Rennes.

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